Plus de 4 000 morts et 8 800 blessés. 64 policiers tués, dont 39 à Paris. C'est le bilan de la période la plus violente qu'ait connue la métropole depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes en 1958, au mitan de la guerre d'Algérie. À la guerre qui fait rage entre les différentes factions nationalistes, le FLN (Front de libération nationale) ajoute l'exportation de ses méthodes terroristes dans les grandes agglomérations de l'Hexagone. Ces années noires qui courent jusqu'aux accords d'Évian, mettant fin en 1962 aux « événements » d'Algérie, sont l'objet du petit livre saisissant que consacre l'historien Gregor Mathias à cette période (La France ciblée, terrorisme et contre-terrorisme pendant la guerre d'Algérie, Vendémiaire, 19,50 euros, 2017).
L'essentiel de ce lourd bilan, ce sont d'abord les meurtres et règlements de comptes entre Algériens en métropole. Ils ont débuté avec la guerre d'indépendance, quatre ans plus tôt. La fédération de France du FLN, avec ses 20 000 adhérents, est le premier bailleur de fonds de la révolution, forte des cotisations qu'elle prélève, de gré ou de force, sur les ouvriers, employés et commerçants algériens. 150 000 vivent dans le seul département de la Seine, dont les flots se gonflent des corps des récalcitrants qu'on retrouve également démembrés dans les poubelles de la capitale et de sa banlieue, épicentre de cette guerre cruelle. Une autre bataille, féroce, est livrée par les troupes de choc du FLN aux militants du MNA de Messali Hadj, le parti nationaliste historique et concurrent qui sera, au fil des ans, éliminé par la violence au prix de nombreux massacres, en Algérie comme en métropole.
Le FLN veut desserrer l'étreinte du plan Challe
À Paris, d'une rue ou d'un pâté de maisons à un autre, on risque sa vie, selon que l'on est partisan du FLN ou du MNA. Autant de frontières invisibles pour les Parisiens qui continuent de vaquer à leurs occupations. Seules les façades de magasins éventrées par les explosions ou les rafles rappellent qu'une autre guerre d'Algérie se déroule au quotidien dans une capitale qui vit aussi au rythme du jazz, de la Nouvelle Vague et des premiers beatniks. En témoigne un groupe de personnages inattendus dans ce paysage de guerre civile, la bande de la Beat Generation – dont William Burroughs, Allen Ginsberg et Gregory Corso – qui vit alors l'une de ses périodes les plus créatives dans l'hôtel miteux dirigé d'une main de fer par madame Rachou, par ailleurs amoureuse des arts, au 9 rue Gît-le-Cœur, près de la Seine. Ils sont allés chercher du shit chez Madame Ali, bistro d'Algériens enfumé de la Bastille : « Et puis, tout d'un coup, un jour, paf ! la police s'est pointée avec des mitraillettes, comme dans les vieux films en noir et blanc. Dehors, il y avait des flics français en imper et une vieille Citroën. Contre le mur ! On ne comprenait pas ce qu'était ce merdier, raconte Jean-Jacques Lebel, leur ami français, dans le livre de Barry Miles consacré au « Beat Hôtel » (Barry Miles, Beat Hôtel, Le mot et le reste, 2011, 23 euros). « Ils savaient qu'on n'était pas algériens, alors ils nous ont laissés tranquilles, mais les autres, les pauvres, mec, ils se sont fait cogner dessus, ils avaient la tête en sang. C'est comme ça que j'ai compris où on était. » Dans un repaire du FLN.
Depuis mars 1958, la police parisienne est dirigée par Maurice Papon, ancien préfet de Constantine qui déclarait, en 1957 : « Je demande à tous les civils de se considérer comme des militaires. Il n'y a plus de militaires et de civils. Il ne peut y avoir que des soldats. » La police parisienne n'est pas restée inactive, mais, le 25 août 1958, 15 attentats coordonnés frappent la métropole. Le FLN veut desserrer l'étreinte du plan Challe qui a commencé à laminer l'ALN (Armée de libération nationale) en Algérie. Pour décapiter l'organisation, il faut recourir aux méthodes militaires et aux techniques de contre-insurrection testées en Algérie. Les meilleurs experts dans ce domaine sont appelés, comme le commandant David Galula, auréolé de sa pacification réussie dans son sous-secteur de Kabylie, à Djebel-Aïssa-Mimoun. Dès le 12 août, mobilisé par le ministère de l'Intérieur comme cinq autres officiers spécialistes de la contre-insurrection, il rédige une fiche qui fixe la marche à suivre : « Lever le climat de terreur par l'élimination de la minorité hostile », « rallier à notre cause l'immense majorité des Français de souche nord-africaine » en les encadrant par des Algériens « énergiques et favorables », tout en améliorant leurs conditions de vie.
La guerre va être implacable
Ce sera la mission des SAT (services d'assistance technique), exacte copie des SAS (sections administratives spécialisées) d'Algérie dont on fera venir certains chefs émérites. L'idée germait depuis plus d'un an. Au contact de la population algérienne, ces structures animées par des militaires lui rendent service dans sa vie quotidienne pour obtenir papiers, logement, travail, tout en lui délivrant la parole de la France. Le but, obtenir le renseignement « par l'action psychologique et sociale ». À l'organisation en cellules du FLN réplique un quadrillage de la population algérienne visant à repérer, isoler et détruire la minorité hostile, cible principale.
Ce sera l'affaire de brigades spécialisées et des « bleus de chauffe », ces Algériens ralliés dont certains montent de la ville blanche jusqu'à Paris. L'idée de mobiliser les musulmans et de leur faire infiltrer le FLN revient au capitaine Paul-Alain Léger, inventeur de la terrible « bleuïte » qui a ravagé les rangs de l'ALN en Algérie. Celle de constituer une force de police auxiliaire (FPA) pour la capitale composée de harkis au capitaine Raymond Montaner, chef du 1er secteur SAT à Nanterre. Ils seront 700 à combattre le FLN. Eux seuls peuvent comprendre la langue, les habitudes, le mode de vie de leurs compatriotes. Entre ceux-ci, la guerre va être implacable. Assassinats ciblés, plasticage des hôtels où logent les harkis, grenades et rafales lâchées sur leurs commissariats. « On était attaqués tous les jours. Ils nous téléphonaient et nous disaient : On vient. Ils venaient, c'était un accrochage difficile, c'était la guerre », témoigne un ancien harki de la FPA. Un autre front s'ouvre à partir de 1961 avec l'entrée en scène des desperados de l'OAS qui enchaînent les nuits bleues, série d'attentats qui ébranlent la capitale. Les combats prennent fin en 1962 avec l'indépendance de l'Algérie. Une page se tourne. Le « Beat Hôtel » de madame Rachou ferme définitivement ses portes quelques mois plus tard, au printemps 1963.
Par François Malye
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