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Pierre Vidal-Naquet - DR
La Guerre d'Algérie, la dénonciation de la torture, et la censure qui revient dans la lumière. Premier épisode de la série autour de l'historien Pierre Vidal-Naquet et de ses combats.
Le grand historien y apparaît comme un combattant insatiable et vigilant de la justice et de la liberté, en particulier d’expression, de la Guerre d’Algérie… à l’adoption de la loi Gayssot.
La Guerre d’Algérie sera en effet son premier combat, ponctué de nombreux et courageuses prises de parole.
Rouge Toussaint
Ce seront, entre autres son ouvrage sur L’Affaire Audin qui sort en 1958, la co-fondation, en 1960, du journal clandestin Vérité-liberté, la signature du Manifeste de 121 sur le droit d’insoumission pour les appelés, ainsi que la publication de La Raison d’État, charge consacrée, en 1962, à la torture. Les liens avec Jérôme Lindon, mais aussi François Maspéro, seront essentiels.
Rappelons que, le 1er novembre 1954, en Algérie, la Toussaint est teintée de rouge. Des émeutes éclatent dans le pays, particulièrement en Kabylie et dans les Aurès, à l’instigation d’un « Front de Libération Nationale », organisation jusqu’alors inconnue, qui met en cause la présence française en Algérie et entend donner l’indépendance au pays. 70 attentats ont fait huit morts, quatre blessés, et d’importants dégâts matériels. Le MTLD, Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, principale organisation nationaliste, est dissous, et ses militants sont pourchassés par la police et la gendarmerie. Un appel à la population est lancé par le gouvernement, qui parle d’« agitateurs » prétendant « déclencher la guerre civile ». La menace est sans ambiguïté : « Bientôt un malheur terrifiant s’abattra sur la tête des rebelles ». Il s’agit de faire régner « la paix française ». Dès lors, tous les sympathisants de la cause nationaliste algérienne vont être suspects, inquiétés et arrêtés.
Les membres des partis indépendantistes sont traités avec haine et violence : « Beaucoup de ces hommes, écrit Pierre Vidal-Naquet, furent torturés de la façon la plus abjecte. Contrairement à ce qui se passait d’habitude, et grâce notamment à l’action courageuse d’un avocat, Maître Pierre Stibbe, ces faits furent rapidement connus en France. »
Mitterrand
Des articles paraissent dans la presse, au début de l’année 1955. Claude Bourdet, dans France-Observateur dénonce ce qu’il appelle « Votre Gestapo d’Algérie ». François Mauriac, dans L’Express, publie « La Question » où il dénonce les méthodes employées par la police en Algérie. Le journal trotskiste La Vérité est attaqué en justice, en novembre, pour des propos sur la torture par des représentants de l’ordre français. Ces textes ont créé une vive émotion « sur le continent », et François Mitterrand, alors ministre de l’Intérieur, obligé de faire face, selon ses propres termes, aux « mauvaises, fâcheuses, détestables habitudes » de quelques fonctionnaires « gangrenés » ordonne une enquête sur le fonctionnement des services de police en Algérie. Après la chute du gouvernement Mendès-France, le 5 février 1955, Edgar Faure devient président du Conseil, le 23 février.
Le premier rapport officiel commandé par François Mitterrand est remis à Jacques Soustelle, gouverneur général de l’Algérie. Roger Wuillaume, inspecteur général de l’administration, en est l’auteur, et il s’est intéressé aux services de police pour leur activité au moment des événements de novembre 1954. L’enquête est édifiante : le passage à tabac, les violences sont pratiques courantes. Wuillaume est cependant prêt de demander à ses chefs de « couvrir » certaines attitudes « sous conditions ». On trouve sous sa plume quelques formules effarantes : « Par contre, les procédés du tuyau d’eau et de l’électricité, lorsqu’ils sont utilisés avec précaution, produiraient un choc, au demeurant plus psychologique que physique, et par conséquent exclusif de toute cruauté excessive. » Wuillaume va même jusqu’à parler de « l’utilité dans certaines conditions des sévices ». Un programme qui ne demande qu’à dépasser les conditions…
Escalade
En décembre 1955, le rapport de Jean Mairey, alors directeur de la Sûreté, sur le fonctionnement des forces de police en Algérie, sonne l’alarme. Ce haut fonctionnaire n’hésite pas à parler des bavures policières qui entachent les services algériens. On est très loin de la « paix française », l’armée se fait de plus en plus répressive. Tout en parlant des atrocités commises par des « fanatiques » nationalistes, Jean Mairey ne craint pas d’évoquer l’inconduite des forces françaises chargées du « maintien de l’ordre » et de la « pacification ». « Dans les excès, écrit Mairey, la police a sa part, l’armée la sienne. Chef responsable de la Sûreté nationale, il m’est intolérable de penser que des policiers français puissent évoquer par leur comportement les méthodes de la Gestapo. De même, officier de réserve, je ne puis supporter de voir comparer les soldats français aux sinistres SS de la Wehrmacht ».
La censure s’installe en même temps que la guerre et la torture. Le 3 avril 1955, est instaurée une loi qui déclare l’état d’urgence, et donne pouvoir à toutes les autorités administratives de « prendre les mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales ». Le premier livre visé par la censure est l’ouvrage de Colette et Henri Jeanson, publié aux Editions du Seuil en décembre 1955, et faisant l’objet d’une ordonnance de saisie le 14 janvier 1956 « sur arrêté du préfet d’Alger pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État ». Le livre tient des propos qui ne peuvent qu’effrayer les partisans de l’Algérie française : « Ce n’est pas être défaitiste, ni anti-français, que de vouloir regarder en face une situation où se trouve inscrite pour la France, et depuis un certain temps déjà, sa totale défaite ». Le livre de Jeanson concourt à l’engagement de français aux côtés des indépendantistes algériens.
En 1956, la guerre franchit un nouveau stade. Le 12 mars, l’Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux, et c’est l’envoi du contingent en Algérie, l’intensification de la guerre, de son cortège de souffrances. Des membres du FLN sont condamnés à mort, exécutés. Les attentats et embuscades se suivent : l’escalade de la violence est terrifiante. Aux massacres d’européens répondent fusillades, pillages et viols. En juin, le FLN lance une offensive à Alger. C’est le début de la bataille d’Alger, où bombes et attentats vont se succéder à un rythme infernal. Pour le pouvoir français en Algérie, il s’agit d’arrêter des terroristes. Quelques Français se souviennent alors que, entre 1940 et 1944, les résistants à l’oppression nazie étaient, eux aussi, appelés terroristes.
Chronique Juridique
Emmanuel Pierrat
Emmanuel Pierrat est avocat au Barreau de Paris et écrivain. Il codirige avec Sophie Viaris de Lesegno et Sirma Guner le cabinet Pierrat & Associés, qui compte une douzaine d’avocats. Emmanuel Pierrat est spécialiste en droit de la propriété intellectuelle. Il a été membre du Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris et du Conseil National des Barreaux. Il est Conservateur du Musée du Barreau de Paris. Il écrit dans Livres Hebdo depuis 1995. Emmanuel Pierrat a publié de nombreux ouvrages juridiques sur le droit de l’édition et le droit du livre, ainsi que d’essais et livres illustrés sur la culture, la justice, la censure et la sexualité. Il est l’auteur de romans et récits parus notamment au Dilettante et chez Fayard. Il a traduit, de l’anglais, Jerome K. Jerome et John Cleland, ainsi que, du bengali, Rabindranath Tagore. Emmanuel Pierrat collectionne les livres censurés et notamment les curiosa. Il est Président du Prix Sade et du Pen Club français, organisation d’écrivains internationale fondée en 1921. Il préside également le Comité des Écrivains pour la Paix du Pen International.
https://www.livreshebdo.fr/article/pierre-vidal-naquet-et-la-censure-14
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En janvier 1957, le général Massu et ses parachutistes (10e D.P.) reçoivent du super-préfet d’Alger les pouvoirs de police. Tout est permis aux hommes de Massu. Les arrestations sont de plus en plus nombreuses, la torture de plus en plus fréquente. Le 19 mars, une note de service de Massu invite « toutes les âmes inquiètes et désorientées » à user de « méthodes d’action clandestines et contre-révolutionnaires » dans la lutte contre le « Communisme International et ses intermédiaires ». Sous couvert du sermon d’un aumônier, le sabre et le goupillon justifient l’emploi de mesures extrêmes, de sévices corporels et de tortures : « un interrogatoire efficace sans sadisme ». Le général Massu vient d’ailleurs de déclarer : « (…) je demande qu’on me dise où commence la torture ».
Ces éléments d’atrocité sont confirmés dans un texte anonyme déposé en avril 1957 dans les casiers des officiers de l’état-major de la 10e D.P., que Pierre Vidal-Naquet attribue au Colonel Trinquier et au R.P. Delarue, aumônier-parachutiste. « Entre deux maux, choisir le moindre », est-il proclamé. La sécurité et l’ordre doivent, est-il expliqué, passer par des moyens d’urgence : « Faire souffrir n’est pas « torturer », - quelle que soit l’acuité, la dureté de la douleur - pour autant qu’on n’a pas le choix, pour autant que cette douleur est proportionnelle au but que l’on doit atteindre ». Le moindre des maux, l’homme contre l’homme, la torture est banalisée.
Sévices
L’année 1957 est l’année des grandes révélations sur la torture : témoignages d’appelés, articles dans la presse, parution aux éditions du Seuil de Contre la torture de Pierre-Henri Simon. Un rapport de Maurice Garçon, en juin 1957, sur la situation à Alger conclut à l’utilisation de la torture dans ses aspects les plus tristement célèbres, électricité et eau : « Il est incontestable que des sévices ont été exercés, de sang-froid, au cours des enquêtes préalables aux instructions judiciaires, tant par les services de police que par les organisations militaires. Ces sévices sont particulièrement caractérisés par l’emploi de décharges électriques et des projections d’eau jusqu’à la suffocation ». Maurice Garçon conclut son analyse en apportant une touche d’espoir : « (…) [les témoins entendus] nous ont ajouté que, depuis un mois environ, une grande amélioration s’était produite ». Le rapport que signe Maître Garçon est daté du 12 juin 1957. Le même jour, Henri Alleg est arrêté.
Gestapo
Henri Alleg a été directeur d’Alger républicain, « seul quotidien ouvrant ses colonnes à toutes les tendances de l’opinion démocratique et nationale algérienne », interdit de parution en septembre 1955. Alleg, membre du Parti Communiste algérien, multiplie tentatives et démarches pour essayer de faire reparaître son journal, mais en vain. La tension devenant de plus en plus vive, les menaces d’internement de plus en plus pressantes, Alleg décide de passer à la clandestinité en novembre 1956. Activement recherché, comme la plupart des membres du PC algérien, Alleg est arrêté, le 12 juin 1957, par les parachutistes de la 10e D.P., qui l’enferment à El-Biar, dans la banlieue d’Alger. Il y séjourne un mois entier, soumis à des conditions de détention atroces. Il est torturé, à l’eau, au feu et à l’électricité. Il tient le choc, préparé à l’idée de la torture lorsqu’il vivait dans la clandestinité, mais aussi, écrit-il dans La Question, « Chaque coup m’abrutissait davantage mais en même temps me raffermissait dans ma décision : ne pas céder devant ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la Gestapo ».
Fin août 1957, Alleg est transféré à « Barberousse », une prison d’Alger. Il décide d’écrire le récit des sévices qu’il a endurés. Le manuscrit arrive en France grâce à la complicité de ses avocats. D’abord proposé aux éditions Julliard, le récit d’Alleg se retrouve entre les mains de Jérôme Lindon, qui a expliqué les conditions de publication de l’ouvrage à Benjamin Stora : « Je reçois Madame Alleg qui m’apporte le manuscrit « Interrogations sous la torture ». Je m’interroge sur la publication, sur les moyens de savoir si cela va marcher. De toute manière, à cause des noms cités, des officiers impliqués, je vais être mis en difficulté, attaqué en justice. Un procès aura lieu à Alger, je serai condamné, avec le risque de la faillite financière, la mise au chômage des personnes qui travaillent avec moi et les jeunes auteurs privés d’un éditeur. Mais en même temps je me dis : ce livre est vrai, c’est du domaine de l’écriture, c’est une écriture qui ne ment pas. Je prends, seul, la décision de le publier ».
Sartre et Mauriac
Le 12 février 1958, La Question (c’est Lindon qui a rebaptisé l’ouvrage) est diffusé pour la première fois au cours d’une conférence de presse du Comité Maurice Audin. 60 000 exemplaires sont vendus en quelques semaines. « Alleg, écrit Jean-Paul Sartre, a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme ». Mauriac ne manque pas de signaler dans son « Bloc-notes », le 27 février les qualités de l’ouvrage « témoignage sobre ». Le livre a déjà un impact considérable, lorsqu’il est l’objet d’une saisie, le 27 mars. Celle-ci se fait au nom de l’article 30 du code de procédure pénale, qui permet au préfet de bloquer, à titre provisoire, les ouvrages délictueux constituant une atteinte à la sûreté de l’Etat.
Cet article, associé à l’article 25 de la loi du 29 juillet 1881 réprimant la provocation des militaires à la désobéissance a été fréquemment utilisé au cours de la guerre d’Algérie. La Question a cependant continué d’être diffusé, notamment dans Témoignages et documents, son interdiction ayant également fait l’objet d’une « adresse solennelle à Monsieur le Président de la République » signée par Malraux, Martin du Gard, Mauriac, Sartre. Ils demandent que « la lumière soit faite dans des conditions d’impartialité et de publicité absolues, sur les faits rapportés par Henri Alleg » et sommant « les pouvoirs publics, au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture. »
Livre-choc, La Question est le symbole du récit d’une guerre d’Algérie que les différents pouvoirs, de gauche comme de droite, ont toujours essayé de masquer. Après la parution de ce livre, la censure va de plus en plus resserrer son étau, même si, comme le fait remarquer Benjamin Stora, les éditeurs se trouvent confrontés à « l’incohérence de l’attitude des censeurs, confrontés à un état de guerre que l’on se refuse à qualifier clairement ».
Lindon et Maspéro
Les deux éditeurs ayant subi les interdictions les plus nombreuses ont sans aucun doute été Jérôme Lindon, pour les éditions de Minuit, et François Maspéro, pour sa maison d’édition éponyme. Entre 1958 et 1962, vingt-cinq livres sont saisis, dont treize édités par Maspéro. Le critère essentiel de saisie est la critique de l’armée dans sa méthode d’intervention en Algérie, toujours qualifiée de « pacification ». Il ne convient donc pas de traiter dans un ouvrage de la torture, des crimes de l’armée française, de la colonisation, des harkis, des militants du FLN condamnés à mort, des procès falsifiés par une justice aux ordres d’un Etat tyrannique, de la désertion considérée comme un salut public… Cependant, si les ouvrages sont saisis, les procès n’ont pas nécessairement lieu, et leur instruction peut s’étendre à des délais infinis. « En fait, déclare Jérôme Lindon, si je me retrouvais inculpé pour chacun des livres saisis, l’instruction n’allait jamais jusqu’au bout. Un seul procès a eu lieu, pour le Déserteur ».
Publié en 1960 sous le pseudonyme de Maurienne, le récit est l’œuvre de Jean-Louis Hurst, qui se retrouve inculpé, en compagnie de Jérôme Lindon, d’infraction à l’article 25 de la loi du 29 juillet 1881, pour provocation de militaires à la désobéissance. Le procès a lieu en décembre 1961, et pour démontrer la démarche coupable de l’éditeur, s’en réfère à une « ligne générale » des éditions de Minuit. Le Syndicat national de l’Edition se déclare solidaire de Jérôme Lindon. René Julliard, Claude Gallimard, Roland Laudenbach témoignent en faveur de Lindon. Le procès intenté à l’éditeur, procès de tendance destiné à « punir » un esprit réfractaire, encourt de ce fait la cassation, après une condamnation à une amende. François Maspero peut légitimement s’interroger sur la finalité des saisies et inculpations : ne s’agissait-il pas d’un moyen pour étouffer, financièrement, une maison d’édition ? Mais le livre est-il le moyen le plus efficace pour lutter contre la barbarie ? Jérôme Lindon se demande, lorsqu’il témoigne au procès du réseau Jeanson, le 20 septembre 1960 : « Quand je vois l’inefficacité de la lutte que j’ai menée, que d’autres ont menée avant moi pour une cause qui est évidemment légitime, celle de la lutte contre la torture, je suis obligé de me dire que c’est peut-être parce qu’elle est restée dans le strict domaine de la légalité ». Les poursuites ne sont levées qu’après la loi d’amnistie du 22 mars 1962. Mais la guerre d’Algérie n’était pas encore finie.
Chronique Juridique
Emmanuel Pierrat
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La Guerre d'Algérie, la dénonciation de la torture, et la censure qui revient dans la lumière. Troisième épisode de la série autour de l'historien Pierre Vidal-Naquet et de ses combats, notamment le négationnisme et la Shoah.
L’impressionnante biographie que François Dosse a consacrée à Pierre Vidal-Naquet - Pierre Vidal-Naquet, Une vie (La Découverte) – permet aussi de rappeler qu’il a été à la manœuvre quand il s’est agi de lutter contre les négationnistes.
Il ne faut jamais oublier que son père, Lucien, a été exclu du barreau de Paris, en 1942, parce qu’il était juif et est mort à Auschwitz après avoir été arrêté avec son épouse Marguerite, en 1944. Et je conserve au Musée du Barreau de Paris la correspondance, non censurée par les nazis car confidentielle par nature, adressée au Bâtonnier lors de ces deux années.
Les positions de l’historien qu’était Pierre Vidal-Naquet ont été relatées, en creux, par Valérie Igounet, auteure, en 2000, d’une Histoire du négationnisme (Le Seuil) et d’un essai, en 2012, intitulé Robert Faurisson, portrait d’un négationniste (Denoël). François Dosse les remet en lumière.
Négationnisme
Différentes voies sont utilisées pour limiter la liberté d’expression en vue d’empêcher les propos négationnistes. Avant de les énumérer rappelons que tous les systèmes juridiques permettent de limiter la liberté d’expression en cas d’atteinte à l’honneur et sanctionnent la fausse affirmation consciente d’un fait si elle porte atteinte à l’honneur. La première voie consiste à incriminer sous couvert de la répression de la « classique » incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence raciales. Des négationnistes ont ainsi été condamnés sur ce fondement, avant l’introduction d’une loi spécifique en France.
Une deuxième méthode, plus radicale, a été adoptée par l’Allemagne et par l’Autriche. Ces pays ont fait le choix d’un « antinazisme constitutionnel ». La troisième technique consiste à pénaliser spécifiquement cette forme de discours. En France, la loi Gayssot du 13 juillet 1990 interdit la négation des « crimes reconnus par le Tribunal militaire international de Nuremberg ». Cette législation est venue parachever le dispositif mis en place pour combattre le racisme et la xénophobie en créant spécifiquement le délit de « contestation de crime contre l'humanité ».
Shoah
De nombreux auteurs ont d’emblée considéré cette incrimination inutile et susceptible d’avoir des effets pervers. Ils estiment que la législation interdisant l’incitation à la haine permettait d’atteindre un objectif identique tout en maintenant la liberté de tenir des débats utiles sur la question de l’histoire contemporaine.
Pierre Vidal-Naquet a dénoncé les dangers de toute sacralisation de la Shoah : « La Shoah n'est pas une affaire de culte. Elle n'a pas à s'adapter aux variations de la politique israélienne. Il faut que les historiens travaillent et continuent à travailler ». Il rappelle qu’il n’y a rien de plus naturel et banal que la « révision » de l'histoire. « Le temps lui-même modifie le regard non seulement de l'historien mais du simple laïc ». Il renvoie au film La Bataille du rail qui se présentait en 1946 comme un discours vrai sur la résistance des cheminots : « Qui le revoit en 1987 y voit la description d'un monde idéal où tous, de l'ingénieur au lampiste, sont unis pour duper l'ennemi. L'histoire de la déportation a comporté elle aussi ses scories ». Les détracteurs de cette législation craignent qu’elle contraigne à des « vérités officielles » et renvoie à une vérité historique définie par un tribunal militaire.
(à suivre)
https://www.livreshebdo.fr/article/pierre-vidal-naquet-et-la-censure-34
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La Guerre d'Algérie, la dénonciation de la torture, et la censure qui revient dans la lumière. Dernier épisode de la série autour de l'historien Pierre Vidal-Naquet et de ses combats.
Pour les défenseurs de la loi Gayssot, ériger une « loi mémorielle », permet d’éviter de transférer aux autorités judiciaires un pouvoir d’établissement de la « réalité » de l’histoire. Ils estiment que comme le texte légal se réfère expressément aux condamnations du tribunal de Nuremberg, la juridiction n’a plus à examiner les faits historiques.
Mais, cette restriction pose question par le seul fait qu’elle s’identifie nécessairement à une forme de censure car sous une unanimité de façade – condensée dans l’impératif du « plus jamais ça » – le législateur français (comme la plupart des législateurs européens) a posé un choix aux conséquences importantes. D’une part, la référence explicite aux seuls crimes reconnus par le tribunal militaire de Nuremberg limite le champ d’application de la loi : seules les négations de la Shoah et de ces crimes peuvent être poursuivies en application de la loi Gayssot. D’autre part, cette référence prend parti dans le débat polémique sur le thème de l'unicité absolue de la Shoah. Le risque est évidemment d’induire une réelle impunité en « faveur » des négationnistes d’autres génocides.
Pierre Vidal-Naquet est mort en 2006. Il a suivi la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, rendue en 2003 dans l’affaire Garaudy.
Pour mémoire - et ici, le mot n’est pas vain, le philosophe Roger Garaudy avait, fin 1995, publié d’abord à La Vieille Taupe, célèbre officine négationniste aujourd’hui disparue, puis, peu après, un livre au titre évocateur : Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Plusieurs associations, notamment de déportés comme de résistants, suivies du parquet, se sont saisies judiciairement de ce brûlot, à ranger au même rang que les élucubrations du Protocole des sages de Sion. Cinq informations judiciaires ont été ouvertes. Et Roger Garaudy a dû répondre des délits de contestation de crimes contre l’humanité, de provocation à la haine ou à la violence raciale, ainsi que de diffamation publique raciale.
La chambre de la presse a condamné l’auteur du brûlot pour la majeure partie des chefs de poursuite. La cour d’appel de Paris amplifia la sanction, le 16 décembre 1998, en retenant à son encontre, par cinq décisions concomitantes, la totalité des délits visés. Les magistrats en ont donc conclu à de la prison avec sursis, à des amendes, à des publications judiciaires et au versement de dommages-intérêts. Le 12 septembre 2000, la Cour de cassation rejetait tous les pourvois formés par l’intéressé. Celui-ci se tourna alors vers la Cour européenne des droits de l’homme.
Boomerang
La Cour de Strasbourg a mis fin à l’affaire Garaudy, le 24 juin 2003, dans une certaine indifférence. La décision ne manque pourtant pas d’intérêt, autant juridique que politique. Roger Garaudy invoquait l’article 10 de la Convention européenne, relatif à la liberté d’expression. La Cour européenne considère que, « concernant la liberté d’expression », « si sa jurisprudence a consacré le caractère éminent et essentiel de celle-ci dans une société démocratique (…) elle en a également défini les limites ». Selon elle, « il ne fait aucun doute qu’à l’égal de tout autre propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention, la justification d’une politique pronazie ne saurait bénéficier de la protection de l’article 10 » ; la juridiction en profite pour fustiger vertement la « négation ou la révision » de « faits historiques clairement établis – tels que l’Holocauste ». Les juges ajoutent que le livre de Garaudy s’inscrit bien dans cette ligne et non dans une simple dénonciation de la politique israélienne, comme tentait de le soutenir « l’auteur ».
Des juristes et des historiens insoupçonnables, dont Pierre Vidal-Naquet, se sont émus de la légitimité que cherchent à tirer d’une telle interdiction ceux qu’elle entend combattre et qui crient d’autant plus facilement à la censure que leurs fantasmes nauséabonds, désormais prohibés, ne peuvent être démontés pour l’édification des plus jeunes.
Voilà donc une vie, celle de Pierre Vidal-Naquet, porteuse d’engagements pour la plupart déterminants.
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