c’était eux-mêmes que les partisans de la colonisation ont voulu exalter
Le 22 mai 2020, en Martinique, deux statues de Victor Schoelcher ont été mises à bas le jour où l’île commémorait l’abolition de l’esclavage. Un acte fondé sur un contre-sens puisque Schoelcher avait lutté pour obtenir cette abolition, choquante du fait de l’indemnisation des maîtres, mais cette mesure lui avait été imposée et il avait milité sans y parvenir pour que des moyens soient donnés aux anciens esclaves. Indépendamment de cette méconnaissance concernant Schoelcher, de nombreuses statues à la gloire des colonisateurs édifiées aussi bien en métropole que dans l’ancien espace colonial ont été la cible de la colère des colonisés à l’heure des indépendances, et aujourd’hui pour les peuples d’outre-mer, elles symbolisent une domination qu’ils ne veulent plus subir.
Statues au temps des colonies : l’autosatisfaction monumentale
par Alain Ruscio, pour histoirecoloniale.net
L’initiative de déboulonneurs de la statue de Victor Schœlcher a été très abondamment et très diversement commentée — Voir « Pourquoi s’en prendre aux statues de Victor Schoelcher ? » —. Dans ce rappel historique, il n’est nullement question de mettre un signe d’équivalence entre l’homme politique de la Deuxième République et les « héros coloniaux » statufiés, naguère eux-mêmes mis à bas lors des indépendances, mais plutôt d’aider à comprendre le ressenti et l’exaspération toujours vifs des descendants d’esclaves ou de colonisés, en ce début de XXIème siècle.
La Troisième République, qui vit l’apogée de l’Empire, a voulu honorer ses héros. Quelle est la ville, parfois le village, de France, qui n’a pas sa statue d’une personnalité locale ? Sans parler des grandes villes. Tout Marseillais passe devant les statues géantes de l’Afrique et de l’Asie dans l’escalier de la gare Saint-Charles ; Bugeaud, qui n’a pas laissé de tendres souvenirs en Algérie, a sa statue dans sa ville natale d’Excideuil ; son comparse Lamoricière à St Philibert de Grandlieu (Loire-atlantique) ; Mgr Lavigerie, que l’on retrouvera infra, trône toujours à Bayonne ; et la capitale honore Gallieni, Lyautey, Mangin, Juin, le général Gobert, De Lattre, Marchand, Francis Garnier, le sergent Bobillot, acteurs, souvent violents, des conquêtes, des pacifications et des guerres de décolonisation.
Durant un siècle et demi, outre-mer, la même pratique s’imposa. On pourrait même dire : s’amplifia. Car chaque colonie comptait non pas une, mais plusieurs gloires, selon les critères des Français de l’époque : militaires, hommes politiques de la métropole, gouverneurs, savants, prélats… La seule ville de Saigon comptait dix statues [1], Bamako, bien plus petite, honorant pour sa part quatre héros français [2], etc.
Au Maghreb, la personnalité la plus honorée fut Mgr Lavigerie, habité sa vie durant d’un esprit de croisade contre l’islam, statufié à Biskra, à Alger, à Tunis. Dans cette dernière ville, la statue fut installée sur la place Bab el Bhar (porte de la Mer), rebaptisée Porte de France, exactement face à la Médina, qui avait en son cœur la mosquée Zitouna. Les autorités ne pouvaient faire preuve de plus de morgue : le défi était éclatant [3]. Article écrit par l’un des premiers communistes tunisiens, M’Hamed Ali, au lendemain de l’érection : « L’artiste a saisi dans quel esprit devait être symbolisé le fameux prélat. Le pionnier du capitalisme y est exactement personnifié. C’est bien à une attitude de général – d’un général en soutane – partant en bataille contre les Musulmans pour conquérir leur esprit et les asservir, comme l’autre en uniforme, à son capitalisme. Son sabre, c’est cette croix immense qu’il brandit à sa main droite » (M’Hamed Ali [4], L’Humanité, 11 avril 1926) [5].
Le colonisé, à tous les moments de sa vie, croisait donc dans les rues les écrasantes représentations des généraux qui avaient vaincu ses ancêtres ou des techniciens de la colonisation qui avaient édifié et consolidé l’ordre français, qui avaient mis en valeur l’Empire, au prix de la sueur, du sang (et des impôts) des colonisés. Pour Frantz Fanon, ces statues avaient une fonction politique affirmée : « Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les épines écorchées par le fouet. Voila le monde colonial (…). Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses. Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces conquistadors juchés sur le sol colonial n’arrêtent pas de signifier une seule et même chose : “Nous sommes ici par la force des baïonnettes…“. On complète aisément » (Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961) [6].
On peut évidemment s’interroger sur cette insistance : qui les vainqueurs voulaient-ils convaincre ? Les indigènes du peuple, dont la plupart étaient illettrés ou rebelles à l’art monumental occidental ? Les intellectuels colonisés, souvent hostiles quoi qu’il en fût ?
En réalité, c’était eux-mêmes que les colonisateurs exaltaient.
Lors des indépendances : de nombreuses destructions
Lors du processus de décolonisation, ce n’est pas par hasard que l’une des premières actions des colonisés ait été de mettre à bas ces hommes de bronze. Les partisans du colonialisme évoquèrent évidemment une folle ingratitude. Les déboulonneurs de l’époque y virent au contraire un symbole immédiat : du statut d’indigènes, ils passaient à celui d’hommes, selon la forte expression de Jean-Paul Sartre [7].
Au Viet Nam, cette volonté de destruction commença dès mars 1945, après que les Japonais aient décapité l’administration française. À Saigon, le maire Kha Van Can, joignant son intérêt personnel au nationalisme, commença à faire déboulonner les statues françaises et à les faire acheminer vers une fonderie… dont il était propriétaire [8]. À Hanoi, le 1 er août 1945, le maire Tran Van Lai présida à une véritable cérémonie d’exorcisme : « Paul Bert et la bonne femme débraillée [9]… on les fout par terre, on leur marche dessus ! » (Presse vietnamienne, août 1945) [10].
Lorsque les journalistes français arrivèrent au Viet Nam, après cette période de fièvre, ils remarquèrent : « Saigon ne reverra pas ses statues. Mgr Pigneau de Béhaine ne se tiendra plus sur le parvis de la Cathédrale. Francis Garnier ne dressera plus sa mâle silhouette en face du Théâtre et l’amiral Rigault de Genouilly ne reprendra pas sa contemplation solitaire de la rivière à l’endroit où il débarquait victorieusement le 15 février 1859. Tous les trois, je viens de les voir, décapités, leurs épées brisées, dans l’entrepôt où les insurgés du Viet Minh les tenaient cachés depuis la fin août et où les malheureuses statues furent retrouvées hier. Le bras droit de l’évêque d’Adran avait été scié à hauteur de l’épaule. Des confrères étrangers se sont inquiétés de savoir quel chef d’accusation serait retenu contre les Annamites traduits en Cour martiale. Eh bien, dans le cas des complices de ces misérables mutilations, on invoquera la charge de détérioration de monuments. » (André Blanchet, Télégramme, Saigon, 16 octobre 1945) [11].
De la même façon, les premières traces de la présence française détruites dans le Mali indépendant furent les statues des généraux Borgnis-Desbordes à Bamako et Archinard à Ségou [12].
Ou en Algérie. La statue du duc d’Orléans a été déboulonnée le 4 juillet 1962 – symbole : la veille de l’indépendance – et ramenée en France par les soins de l’armée ; elle trône aujourd’hui sur la place qui porte son nom, au cœur de Neuilly-sur-Seine. La statue à la gloire des héros de Sidi-Brahim (œuvre de Dalou) eut un destin singulier. Après l’indépendance de l’Algérie, les nouveaux maîtres d’Oran gardèrent la Gloire au sommet de l’obélisque, mais… la victoire avait changé de camp : la base du monument était ornée de 4 médaillons représentant Abd el Kader. Quant à l’effigie de la France, elle repartit en métropole. Elle figure à présent à Périssac, en Gironde, terre natale du capitaine Oscar de Géreaux, qui commanda le dernier carré de Sidi Brahim.
À Tunis, la statue du cardinal Lavigerie fut enlevée dès l’indépendance et remplacée par celle d’Ibn Khaldoun – qui y figure toujours – : symbole contre symbole.
À Casablanca, la statue équestre de Lyautey, déjà évoquée, fut retirée de la plus grande place de la ville, mais fut seulement déplacée de quelques centaines de mètres et entra dans le jardin de l’Hôtel du commandement militaire devenu ensuite le consulat général de France.
Lors de l’expédition de Suez de 1956, les Égyptiens mirent à bas l’immense statue de Lesseps : ils ne se trompaient pas sur sa signification.
Parfois, il fallut attendre des décennies avant la disparition des symboles. À Dakar, les statues des gouverneurs Faidherbe et Van Vollenhoven (ce dernier, d’ailleurs, considéré comme un des rares gouverneurs humains), plus une autre représentant la fraternité d’armes entre un tirailleurs sénégalais et un soldat français (surnommés par dérision Demba et Dupont), ne furent déboulonnées qu’en 1983… avant de réapparaître, pour la dernière, en 2004 [13].
Même type de réaction aux Antilles de la part des indépendantistes, contre ce grand symbole béké que fut Joséphine : « Depuis une vingtaine d’années, sur la place de la Savane de Fort-de-France, la statue en marbre de Joséphine de Beauharnais n’a plus sa tête. Une nuit, des inconnus dont venus décapiter cette “fille de békés“ (colons) que la légende accuse d’avoir incité l’Empereur à rétablir l’esclavage. En Martinique (…), la fameuse Joséphine acéphale, en plein centre de la préfecture, est une trace familière et trop rare de la souffrance enfouie » (Marion Van Rentergheim, Le Monde, 16 décembre 2005) [14].
En 2018, sur la place de la Savane, à Fort-de-France, la statue de Pierre Belain d’Esnanbuc, qui avait pris possession de l’île au nom de la France en 1635, a été couverte de graffitis (« Honte à nos élus », « Où sont nos héros ? »).
Photo ci-contre : A Bristol, la statue du marchand d’esclaves Edward Colston (1636-1721) a été renversée et jetée dans la rivière, le 7 juin 2020. Photo Ben Birchall. AP
[1] « La Cochinchine à ses bienfaiteurs », Le Monde colonial illustré, décembre 1937.
[2] « Le Soudan français à ses grands hommes », Le Monde colonial illustré, mars 1938.
[3] Pierre Soumille, « La représentation de l’islam chez les chrétiens de Tunisie pendant le protectorat français (1881-1956) et après l’indépendance », in Françoise Jacquin & Jean-François Zorn (dir.), L’altérité religieuse. Un défi pour la mission chrétienne, XVIIIè-XXè siècles, Paris, Karthala, Coll. Mémoires d’Église, 2003.
[4] Article signé Mhamed
[5] « Lettre de Tunisie ».
[6] Les damnés de la terre, Paris, Maspero, Coll. Cahiers Libres, 1961.
[7] L’inégalité entre « cinq cents millions d’hommes et un milliard cinq cents millions d’indigènes » prit fin avec la décolonisation (préface à Frantz Fanon, op. cit., repris in Situations, Vol. V, Colonialisme et néo-colonialisme, Paris, Gallimard, NRF, 1964).
[8] Colonel Maurice Rives, Lettre, Carnets du Viêt Nam, mars 2013.
[9] C’est ainsi que le petit peuple de la ville avait surnommée la réplique de La Liberté éclairant le monde.
[10] Cité par Philippe Dumont, Carnets du Viêt Nam, mars 2013.
[11] France-Soir, octobre 1945, cité par lui-même in Au pays des Balilla jaunes. Relation d’un correspondant de guerre en Indochine, Saint-Étienne, Éd. Dorian, 1947.
[12] Demba Diallo, Çagaloba ! Carnets d’un militant du tiers-monde, 1925-1960, Bamako-Paris, 2005
[13] « Demba et Dupont : le retour », site histoirecoloniale.net, 26 août 2004.
[14] « La mémoire blessée de la Martinique ».
ublié le 11 juin 2020
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