Camus, Sénac et Le Corbusier dans tous leurs états…
Tewfik Hakem, producteur du Réveil Culturel, vous invite à le suivre dans la Ville Blanche, pour remonter le temps avec le roman familial des Claro.
La Casbah, la vieille médina d’Alger, est un petit village sans âge perché face à la mer. De l’intérieur c’est "un quartier profond comme une forêt, grouillant comme une fourmilière", pour reprendre une réplique célèbre d’un film qui ne l’est pas moins. Un film dont la Casbah est la vedette.
Vaste escalier dont chaque terrasse est une marche et qui descend vers la mer. Entre ses marches, des ruelles tortueuses et sombres, des ruelles en forme de guet-apens, des ruelles qui se croisent, se chevauchent, s’enlacent, se désenlacent dans un fouillis de labyrinthes, les unes étroites comme des couloirs, les autres voûtées comme des caves…
In "Pépé le Moko" de Julien Duvivier (1937), adapté du roman noir du détective Henri La Barthe, alias Ashelbé.
Claro Rock The Casbah
Qui connaît aujourd’hui l’architecte Léon Claro - né en 1899 à Oran, mort en 1991 à Gien - ? Peu de monde ici, guère plus de l’autre côté de Méditerranée. Seuls les murs d’Alger peuvent encore témoigner qu’il fut l’un des grands bâtisseurs de la ville blanche autrefois française. On doit à Léon Claro, entre autres grands monuments, la splendide Ecole des Beaux-Arts d’Alger, l’impressionnant Foyer civique de l’ancien Champ-de-Manœuvre, avec ses bas-reliefs réalisés par deux grands sculpteurs algérois- Paul Belmondo et Georges Béguet -, devenu la Maison du peuple et le siège de l’UGTA (L’Union générale des travailleurs algériens, le syndicat officiel), et enfin la fameuse Maison Indigène construite à l’entrée de la Casbah en 1930 pour marquer le centenaire de la présence française en Algérie, d’où son autre appellation : La Villa du Centenaire.
Christophe Claro, le petit fils de l’architecte Léon Claro, est un auteur français contemporain qui oeuvre depuis 35 ans, sous son seul nom de famille Claro, pour une littérature singulière qui se mérite. Il est par ailleurs traducteur de quelques auteurs anglo-saxons importants tels Thomas Pynchon, Hubert Selby Jr, Alan Moore ou Salman Rushdie. Avec La Maison Indigène, Claro livre son texte le plus personnel et le plus accessible. On comprend que le jury du prix Renaudot, ou ce qu’il en reste, ait choisi de le sélectionner pour sa première liste, rendue publique le 4 mai 2020. Mais Claro a aussitôt exigé son retrait de cette sélection : "Je vous remercie d’avoir pris la peine de le lire (ou de le feuilleter), mais il se trouve que je ne souhaite ni voir mes livres “récompensés” par un prix, ni même figurer sur une liste de prix… Vous voyez, en littérature aussi, certains gestes barrières sont nécessaires". (l’intégralité de sa lettre est à retrouver sur son blog Le Clavier cannibale.)
Consciemment ou non, Claro applique ainsi à la lettre la devise des authentiques casbadjis, les enfants de la Casbah d’Alger, pour qui "la fierté passe avant les honneurs".
Les faits historiques et l'effet du hasard
Quand on entre dans La Maison Indigène, on s’attend à lire la vie de Léon l’illustre architecte, dans le genre "mon grand-père ce héros", mais le récit bifurque vers le père, l’anti-héros insaisissable, un homme ballotté entre deux pays qui n’aura réussi à bâtir ni une maison là-bas, ni une oeuvre poétique ici. Dans sa quête du père, Claro convoque subtilement les figures plus connues d’Albert Camus et du poète Jean Sénac, des pieds-noirs d’origine espagnole comme les Claro.
La construction littéraire de La Maison Indigène épouse la topographie de la Casbah. Le récit part dans tous les sens et alterne fragments écrits à la première personne et d’autres à la troisième, poèmes et documents, voix intérieures et extérieures. Dans ce merveilleux texte labyrinthique, les époques se croisent, s’enlacent et se désenlacent dans un fouillis de souvenirs familiaux et de faits historiques. La Maison Indigène a-t-elle inspiré la carrière du jeune Albert Camus ? En tout cas l’un des premiers textes écrits par le futur auteur de L’Etranger a été “La Maison mauresque”, sur la villa du centenaire bâtie par Léon Claro :
L’inquiétude qui flotte sous la coupole de l’entrée, la confuse attirance du couloir bleu, la stupeur d’une brusque oraison de lumière élevant l’importance de la courte pénombre qui mène enfin au patio, large infini, horizontal, parfait de lumière, ces fines et courtes émotions que donne la première visite d’une maison mauresque, j’ai voulu les élargir dans des correspondances, plus générales et plus humaines, devant des créations naturelles…
C’est l’écrivain Arno Bertina qui, ayant lu cet article de jeunesse d’Albert Camus, l’a transmis à son ami Claro… La Maison indigène est un livre d’écrivain inspiré et habité par d’autres écrivains. Mais aussi par des architectes, des peintres, des voyous devenus héros, des metteurs en scène de cinéma : Gillo Pontecorvo réalisant La Bataille d’Alger et Luchino Visconti tournant L’Etranger. Le Corbusier, lui aussi, a connu les folles nuits d’Alger à la Casbah, où il est mort "une première fois", selon les propres termes du célèbre architecte.
Rien n'est plus vraie que la fiction
En 90 ans d’existence, la maison au style pseudo-mauresque construite par Léon Claro a vu défiler beaucoup de monde, à l’exception notable de l’écrivain Claro lui-même. Né à Paris l’année de l’indépendance de l’Algérie, l’auteur n’a encore jamais mis les pieds à Alger. Ce qui n’enlève rien à la force de son récit, bien au contraire. Pépé le Moko non plus n’a pas été tourné à Alger. Pour la magnifier sur grand écran, Duvivier a dû reconstituer la Casbah dans les studios Pathé-cinéma, en banlieue parisienne. Désormais, Claro inscrit ce patrimoine classé dans la littérature française. La meilleure qui soit.
La Maison indigène
Ce livre est, à sa façon, une visite : non seulement de la maison que fit bâtir, en 1930, l’architecte Léon Claro, grand-père de l’auteur, pour rendre hommage au style néomauresque lors du centenaire de l’Algérie française, mais également de tout un passé – intime, historique, littéraire, politique – auquel l’écrivain avait toujours refusé de s’intéresser. Reconnaissant enfin, dans cette maison indigène, une vraie “boîte noire” dont il importe d’extraire la mémoire, Claro apprend qu’elle a été visitée en 1933 par un jeune homme de vingt ans, Albert Camus, lequel en ressortit littéralement ébloui et écrivit alors un de ses tout premiers textes : “La Maison mauresque”, véritable acte de naissance littéraire du futur prix Nobel. Mais la “Villa Claro” – ainsi qu’on l’appelait parfois – a également accueilli un autre créateur : Le Corbusier, que Léon Claro convia à Alger en 1931 et qui, à cette occasion, s’égara dans la Casbah, allant jusqu’à s’aventurer dans une autre maison, “close” celle-là, où l’attendait le secret de son esthétique à venir.
Au cours de cette enquête, Claro est amené à croiser d’autres visiteurs, tel le poète Jean Sénac, qui avait pris son père en amitié, mais aussi Visconti, venu à Alger tourner l’adaptation de L’Étranger. Camus, Sénac, Le Corbusier, et quelques autres, tous fascinés par la Ville Blanche ou pris dans la tourmente de la guerre d’Algérie – et chacun détenant, à sa manière, une clé de la “maison mauresque” : il fallait donc forcer des serrures, pousser des portes. Dont une, inattendue, donnant sur une pièce que l’écrivain croyait vide : celle du père.
grand-père de l’auteur, pour rendre hommage au style néomauresque lors du centenaire de l’Algérie française, mais également de tout un passé – intime, historique, littéraire, politique – auquel l’écrivain avai
Lire un extrait :
https://www.actes-sud.fr/sites/default/files/extraits/9782330133740_extrait.pdf
Ci-gît une maison blanche dont le cœur à cie ouvert laisse résonner autre chose que des pas. Où
personne n’a jamais vécu mais que chacun ou presque peut hanter. En guise de pulsation, quand le
soir tombe et avec lui notre soif d’élévations, on y perçoit l’écho des noms dont on l’a affublée, des
noms rafistolés au fil des ans par l’Histoire, et qui tous ont échoué à ternir ses aspirations solaires. On
l’appela dans un premier temps la Maison indigène, ou Maison mauresque, mais certains préféraient dire :
la Maison du Centenaire, ou encore la Villa du Centenaire, puisqu’elle avait été inaugurée à Alger en 1930,
à l’occasion du centenaire de la présence française en Algérie. Après l’Indépendance, elle devint, à la suite
d’une impressionnante dilatation temporelle, la Maison du Millénaire – la vieille Al-Jazā’ir ayant alor...
https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/la-maison-indigene
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