La pandémie qui s’abat sur la planète donne une nouvelle vie au roman phare de Camus, qui décrit comment une épidémie de peste perturbe la vie des habitants de la ville d’Oran dans les années 40. Les gens sont en quarantaine, ils meurent, des médecins s’épuisent à tenter de sauver des victimes. Les ventes du livre sont en hausse partout dans le monde et les éditeurs commandent des réimpressions.
Camus est l’un de mes auteurs favoris. J’ai regretté d'avoir raté sa pièce Caligula lorsqu’elle a été présentée au TNM en 2017, dans une mise en scène de René Richard Cyr. Ça m’a cependant incité à la relire. Et à y trouver des parallèles avec la situation actuelle aux États-Unis. Je ne parle pas de l’épidémie, mais de Donald Trump.
Avant même qu’il soit élu président des États-Unis, on le comparait déjà à l’empereur romain Caligula. Après son élection, les comparaisons se sont multipliées. Caligula («petite sandale» en latin!) vivait comme Trump dans une «réalité alternative absurde» qu’il imposait à Rome.
Il existe des analogies fascinantes entre les actions et le succès de Trump et ce qui se passait à Rome il y a 2000 ans. Caligula est entré dans l'histoire comme l'un des empereurs romains les plus fous, les plus cruels et les plus malveillants. Son nom est synonyme des pires excès du pouvoir absolu.
Les similitudes entre le règne imprévisible et chaotique de Caligula, ses problèmes mentaux, et l'administration et la personnalité du 45e président des États-Unis sont nombreuses et surprenantes.
Lorsque Caligula est devenu empereur romain, en 37 après J.-C., il s'est initialement concentré sur la dénonciation de son prédécesseur et l'annulation de tout ce qu'il avait fait. Comme Trump avec Obama.
Il a fait des promesses de projets grandioses, comme celui de percer l'isthme de Corinthe. Ça rappelle le mur mexicain de Trump. Mais Caligula n'avait aucune expérience significative du gouvernement et il s'est avéré totalement incompétent pour faire avancer les choses. Caligula a vidé le trésor de Rome avec ses extravagances. Trump préside à une montée en flèche de la dette nationale américaine. La pandémie de COVID-19 ne va pas aider les choses.
Une dissemblance, cependant, entre les deux hommes: Caligula possédait une bonne culture et était un excellent orateur. Si Trump peut être aussi cinglant que Caligula, il est, contrairement à l’Empereur, inculte et peu éloquent, avec un vocabulaire limité et répétitif.
L’Empereur romain était un populiste, comme Trump. Caligula voulait gouverner en tant qu'autocrate et il méprisait la prétention du Sénat à l'exercice d'un quelconque pouvoir.
L'historien britannique Tom Holland note que, comme Caligula, «Trump a dit et fait des choses qui sont tout à fait choquantes selon les normes de la morale politique traditionnelle, mais, loin de le rendre impopulaire auprès des masses, cela a fait de lui le héros du peuple».
Il ajoute que «Caligula ne s'intéressait pas aux valeurs traditionnelles de Rome. Il les méprisait». À l’instar de Trump, il aimait blesser et humilier les gens. Caligula, narcissique et mégalomane, est devenu de plus en plus dérangé. Il ne tenait pas ses promesses et son équilibre mental était de plus en plus mis en doute. Il a été assassiné par un membre de sa garde.
Nicolas Kristoff écrit dans le New York Times: «Même la plus grande des nations peut être affligée d'un leader catastrophique, mais la nation peut survivre à l'épreuve si ses citoyens restent fidèles à ses valeurs, ses institutions et ses traditions. C'était vrai il y a deux millénaires et cela reste vrai aujourd'hui.»
Cela sera-t-il le cas aux États-Unis à l'ère de Trump et du coronavirus?
Le livre de Camus connaît un regain de popularité depuis quelques semaines. Y a-t-il là de quoi apprendre quant aux pandémies ?
Lors des premières annonces de mesures d’urgence, je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je retourne à mon vieil exemplaire tout jauni de La peste. Ce roman d’Albert Camus m’avait tellement plu à ma première lecture, en deuxième année de cégep, que je l’avais relu immédiatement. La peste figure parmi une demi-douzaine de classiques personnels que je retrouve périodiquement, avec Les misérables, de Victor Hugo, David Copperfield, de Charles Dickens, Cent ans de solitude, de Gabriel García Márquez, Le seigneur des anneaux, de J. R. R. Tolkien, et Le fléau, de Stephen King. J’ai des amis qui s’indignent de cette manie de relire des œuvres. Alors qu’il y a tant d’excellentes nouveautés, pourquoi perdre son temps avec de vieux livres ? Je lis de tout, mais je reviens aux classiques parce qu’ils conservent leur pertinence à travers les époques, et prennent un sens nouveau selon les contextes.
Avant de vous parler de La peste, je dois préciser que je ne suis pas un spécialiste d’Albert Camus. Je connais sa doctrine philosophique, l’existentialisme, mais je ne pourrais vous situer Camus dans ce courant de pensée, ni vous expliquer comment au juste La peste a contribué à construire la pensée de son auteur. J’ai lu d’autres livres de Camus, notamment des pièces de théâtre, mais son roman le plus populaire, L’étranger, m’a toujours paru insupportable. Exactement le contraire de l’effet produit par La peste.
Ma relecture de ce roman est donc celle d’un admirateur sélectif et aussi celle d’un journaliste au temps d’une pandémie mondiale et de mesures sanitaires d’exception.
Ça faisait assez longtemps que je l’avais lu pour en avoir « oublié » de grands pans, d’où deux surprises qui me sont apparues tout de suite.
La première chose qui m’a frappé, c’est l’influence du mouvement #moiaussi dans nos mentalités : étant moi-même un mâle blanc, je n’avais jamais noté à quel point La peste est un roman archimâle et archiblanc. L’histoire se passe en Algérie, plus précisément à Oran, une ville de 200 000 habitants, mais en 278 pages, Albert Camus n’a pas trouvé le moyen d’y faire figurer un seul Arabe. De plus, il n’y a que deux personnages féminins : l’épouse de l’un des protagonistes, le Dr Rieux, est malade, et Camus l’envoie en Suisse se faire soigner au début du chapitre 2 ; et la mère du docteur vient s’occuper du ménage, mais sa contribution au roman est sans intérêt. Cette faute par omission est malheureusement typique des hommes de l’époque. Il faut néanmoins donner à l’auteur le crédit de ne pas l’avoir aggravée par des commentaires déplacés ou des anecdotes ridicules.
L’autre aspect de La peste qui m’a frappé, c’est qu’il n’y a rien à en apprendre quant aux épidémies. Même si, de toute évidence, Albert Camus avait fait une excellente recherche sur ce que l’on savait des « pestilences » vers 1942, les mesures paraissent immédiatement ridicules : la ville est coupée du monde, certes, mais tous les cinémas, tous les cafés, tous les restaurants sont ouverts.
Malgré cela, le roman publié en 1947 a très bien vieilli. Pourquoi ? Pour la même raison qui m’amène à le relire tous les 5 ou 10 ans. C’est que la peste n’est pas le propos, mais un prétexte. Le véritable sujet est la lutte contre le fléau, quel qu’il soit, et la nécessité morale de le combattre. Le fléau, pour Camus, est une machine aveugle qui tue en masse, le mal absolu. Cela peut être une épidémie, un tremblement de terre, la guerre ou le nazisme. La peste de Camus est une métaphore du fléau.
L’auteur a écrit La peste entre 1942 et 1946, et la vie en temps de peste qu’il décrit correspond en tout point à la vie sous l’Occupation. Jusqu’à l’été 1944, la France est coupée du monde ; tout le monde piétine et tourne en rond. Camus lui-même passe deux ans à Paris de 1942 à 1944, séparé de sa femme et de sa fille, lesquelles se trouvent en Algérie libérée depuis le débarquement allié de novembre 1942.
Il était alors dangereux de critiquer ouvertement l’occupant, à plus forte raison si, comme Albert Camus, l’on était actif en tant que résistant. Le choix d’une situation imaginaire comme la peste a ceci de brillant qu’il donne à l’auteur la capacité de se libérer du réel et de faire de son livre plus qu’un livre de la Résistance. Le lecteur est placé devant un mal absolu, objectif, qui ne résulte d’aucun choix individuel, historique ou idéologique.
La peste est un roman philosophique où l’auteur explore sa pensée sous le mode de l’illustration plutôt que du raisonnement. Longtemps, Albert Camus a envisagé de l’intituler Les prisonniers ou Les séparés, ce qui se rapproche des grands thèmes qu’il y aborde : l’exil, l’emprisonnement, la condamnation, la nécessité de se battre contre l’absurde, l’erreur de l’abstraction. Pour lui, un « homme » (on dirait un « humain ») ne pouvait rester indifférent devant le mal : il fallait se battre même si cela ne donnait rien.
Il est possible de lire La peste au premier degré, juste pour l’histoire. Le roman est court et se lit d’une traite. Le papier était rare à l’époque et Camus, comme bien des auteurs français du temps, écrivait serré et juste, et ne s’embarrassait pas de grossir des détails. L’ensemble est dépouillé, presque lapidaire.
Cette apparente simplicité marque une très grande complexité entre un certain nombre de personnages qui sont des archétypes. Le Dr Rieux fait « métier d’homme ». Tarrou, son ami, veut être un saint sans la religion. Rambert, le journaliste de passage, tente de quitter la ville par tous les moyens avant de prendre parti et de rester. Grand, le petit fonctionnaire et aspirant auteur le soir, tient les statistiques de la peste tout en cherchant sans relâche le mot juste. Cottard, le profiteur, est celui à qui la peste réussit. Ces personnes sont aux prises avec la mécanique absurde de l’abstraction, incarnée par le juge Othon, et le rôle ambigu de la foi, incarnée par le père Paneloux.
Le roman fonctionne selon moi parce que Camus l’auteur a su créer des personnages vivants dont Camus le philosophe a perdu la maîtrise. Ce qui devait être une fable philosophique est devenu un véritable roman. La petite histoire nous dit que Camus était lui-même convaincu d’avoir échoué et qu’il fut même au départ désolé par son succès au moment de la parution du livre.
J’aimerais pouvoir tirer une grande conclusion, mais il n’y en a pas. Car c’est justement dans cette richesse de propos et de personnages que La peste conserve à mes yeux toute sa pertinence aujourd’hui.
L’Etat de Siège, mise en scène Charlotte Rondelez, au Théâtre de Poche.
L’Etat de siège est d’abord l’histoire d’un échec, colossal. Albert Camus en rend compte lui-même dans une lettre du 15 janvier 1949 : « L’insuccès a été total. La critique, à deux ou trois exceptions près, a été féroce – des feuilletons-fleuve qui n’ont rien épargné et qui ont arrêté immédiatement la location. La pièce vient de quitter l’affiche après 23 représentations, qui se déroulaient d’ailleurs dans une curieuse atmosphère de meeting. Mais quoi qu’il en soit, c’est un four ». Pourtant, le soir de la première, le 17 octobre 1948 au théâtre Marigny, tout est réuni : décors et costumes de Balthus, musique d’Arthur Honegger, mise en scène de Jean-Louis Barrault et distribution de choc : Madeleine Renaud, Pierre Brasseur, Maria Casarès, Jean Desailly, Simone Valère, Éléonore Hirt, Marie Hélène Dasté, et même Marcel Marceau !
Barrault, Casarès, Camus: quel trio!
Barrault, depuis longtemps, souhaitait monter une pièce sur la peste, notamment pour incarner les thèses d’Antonin Artaud. Il songe dès 1941 au Journal de l’année de la peste, de Daniel de Foe, avant de se tourner vers Camus, dont il a appris qu’il travaillait sur ce thème. Les deux hommes construisent ensemble la pièce, Camus semble un dialoguiste au service des idées de Barrault. Albert Camus réfléchit à un titre, il hésite : « Le fléau », « Le vent se lève », « L’amour de vivre ». Jean-Louis Barrault lui apporte ceux qu’il envisageait pour l’adaptation scénique du Journal de l’année de la peste : « La tragédie purifiante », « Le mal des ardents », « La tragédie de la peste », « Le Mal ». Ensemble, ils envisagent : « Les uns et les autres », « Le bagne de Cadix », « Les grands inquisiteurs », « L’Inquisition ». L’État de siège est sans nul doute le meilleur titre, celui qui nous parle le plus aujourd’hui, entre attaques de Daesh et vagues pandémiques.
L’Etat de siège n’est pas l’adaptation de La Peste.
L’échec vient d’abord d’un malentendu : le public s’attend à une adaptation du roman de Camus intitulé La Peste, qui a triomphé en 1947. Or, L’Etat de siège aucun rapport narratif avec La Peste. Cadix a remplacé Oran, mais, surtout, la forme théâtrale prend une emphase qui tranche sur la sobriété du roman. C’est une sorte de nouvelle tragédie grecque que les deux hommes veulent bâtir, ou bien un conte édifiant de type médiéval, ce qu’ils appelleront « une œuvre de théâtre populaire », de « théâtre grand public ». Camus souhaite opposer le style administratif, politique et militaire des oppresseurs au lyrisme poétique du peuple. Cela donne une pièce ronflante, à la sentimentalité un peu lourde et au pathos affleurant. Son ambition métaphorique s’égare dans une logorrhée didactique. « Le lyrisme que l’on trouve dans L’Etat de siège, correspond, selon moi, exactement à ce qu’il s’agit de défendre contre les forces de la dictature et du totalitarisme », plaidera Camus en 1955.
Une ambition scénographique protéiforme.
Le sous-texte politique de la pièce est évident – trop : derrière l’Espagne, c’est le franquisme qui est désigné, et derrière le franquisme, toutes les dictatures. La peste, c’est le fascisme, c’est l’oppression s’appuyant sur la lâcheté des hommes pour installer sa puissance. Les gouvernants fuient, le peuple collabore, la peur de mourir crée l’aliénation, la servitude volontaire. Il suffit qu’un homme se lève, triomphe de la peur et de la lâcheté, et tout s’inverse. C’est ce qui va, bien sûr, arriver, à travers l’histoire d’amour qui unit Diego et Victoria. C’est peut-être l’une des raisons de l’échec de la pièce : le public attend une charge contre les dictatures communistes de l’Est plus que contre une autocratie de l’ouest ; il songe plus au récent « coup de Prague » qu’à la plus ancienne guerre d’Espagne. La France de 1948 redoute, après les grèves de l’année précédente, de tomber sous la botte rouge plutôt que de succomber à la peste brune.
L’Etat de siège, revu par Emmanuel Demarcy-Mota.
L’État de siège est sans doute la moins jouée des pièces de Camus, à cause de ses défauts mais aussi de sa distribution pléthorique et de son ambition scénographique. Deux versions, néanmoins, ont récemment occupé la scène parisienne – deux versions antagonistes. Emmanuel Demarcy-Mota a relevé le défi de l’espace et des moyens spectaculaires, dans une vision sombre, presque gothique du mythe. Après les attentats, la peste semblait évoquer le terrorisme islamiste, mais son didactisme craque sous l’impression que « l’état d’urgence », dont le but est d’organiser la résistance, peut aussi être un état de siège à l’envers, une manière de céder à l’oppresseur en sacrifiant les libertés profondes à une sécurité de surface.
En 2014, L’Etat de siège vu par Charlotte Rondelez.
Auparavant, Charlotte Rondelez, dans le minuscule espace du théâtre de Poche, a repris en 2014 la démarche poétique, le minimalisme des lieux l’aidant à supprimer toute emphase. Le peuple, ces hommes « à mi-hauteur » réduits à des marionnettes à visage humain et corps de poupée, trouvait une innocence joyeuse et ridicule, son lyrisme soudain enfantin sonnait juste et frais. Il y a donc encore, ces mises en scène le prouvent, quelque chose à faire avec cette pièce ratée, pourvu qu’on crève ses boursouflures comme les bubons de la peste.
Aujourd’hui, face à un virus sans ambition politique, dans un confinement qui est à la fois une soumission (la peur de mourir immole les libertés) et une résistance (en me soumettant, je sauve et je combats), certaines répliques trouvent un écho troublant… Les hésitations du gouvernement, la volonté de croire que ce n’était pas grave, qu’il ne fallait pas s’inquiéter ? « Les bons gouvernements sont les gouvernements ou rien ne se passe. Or telle est la volonté du gouverneur qu’il ne se passe rien en son gouvernement, afin qu’il demeure aussi bon qu’il a toujours été. » L’interdiction des spectacles de plus de 5000 personnes, 2000, 100, 50, 0…, la fermeture des théâtres et des cafés ? « À partir de ce jour, en signe de pénitence à l’endroit du malheur commun et pour éviter les risques de contagion, tout rassemblement public est interdit et tout divertissement prohibé. » L’identification et l’isolement des « Covid + » ? « Toutes les maisons infectés devront être marqué au milieu de la porte d’une étoile noire d’un pied de rayon orné de cette inscription : « Nous sommes tous frères. » » Le couvre-feu dans certaines communes, les attestations de déplacement, les amendes ? « Tous les feux devront être éteints à 9h du soir et aucun particulier ne pourra demeurer dans un lieu public ou circuler dans les rues de la ville sans un laissez-passer en due forme qui ne sera délivré que dans des cas extrêmement rares et toujours de façon arbitraire. Tout contrevenant à ces dispositions sera puni des rigueurs de la loi. » Ce retour du laisser-passer, y compris pour les actes de la vie quotidienne, offre un éloquent parallèle avec la disposition préférée du dictateur nommé « la peste » : « Le grand principe de notre gouvernement est justement qu’on a toujours besoin d’un certificat. On peut se passer de pain et de femme, mais une attestation en règle, et qui certifie n’importe quoi, voilà ce dont on ne saurait se priver ! » Jusqu’au décompte quotidien des morts par Jérôme Salomon, sympathiquement joufflu et chaleureusement mathématique : « 100 000 hommes, voilà qui devient intéressant. C’est une statistique et les statistiques sont muettes ! On en fait des courbes et des graphiques, hein ! »
La grande tirade du personnage qui s’appelle La Peste (dont Michel Bouquet a enregistré une version éloquente), mérite d’être lue en entier, ou écoutée ICI.
« A partir d’aujourd’hui, vous allez apprendre à mourir dans l’ordre Une seule mort pour tous Le destin s’est assagi, il a pris ses bureaux, vous serez dans la statistique Se mettre en rangs pour bien mourir Ceux qui persuadés que ça ne les concerne pas font la queue aux arènes du dimanche Tous suspects, c’est le bon commencement Je vous apporte le silence, l’ordre et l’absolue justice. J’exige votre collaboration active; »
Oppression ou servitude volontaire?
Et si le pouvoir, aujourd’hui face à l’épidémie et demain pour relancer l’économie, s’appuyait sur la peur de mourir, sur la réalité de la mort, pour obtenir la docilité des masses ? « L’idéal, c’est d’obtenir une majorité d’esclaves à l’aide d’une minorité de mort bien choisis. » Nous n’avons pas encore entendu, cependant, les répliques suivantes. Celle du coronavirus triomphant, même quand l’épidémie s’achèvera : « J’aime le bruit qu’on fait autour de mon nom et je sais maintenant que vous ne m’oublierez pas. » Celle de l’homme révolté qui, tel Diego chez Camus, refuse de s’applatir parce qu’il a peur de mourir : « Ma vie n’est rien. Ce qui compte, ce sont les raisons de ma vie. Je ne suis pas un chien. »
Le pouvoir actuel est-il camusien? Le coronavirus est-il politique?
L’épisode coronavirus est-il camusien ? Le président de la République lui-même a tenté l’analogie, en justifiant le confinement par l’opposition solitaire/solidaire chère au Prix Nobel de littérature. L’embrigadement de Camus dans cette bataille prophylaxique coince un peu à la lecture de L’État de siège… D’autant que l’auteur déclare en 1957, dans la préface de ses œuvres théâtrales traduites en anglais : « Il y a peu de pièces qui aient bénéficié d’un éreintement aussi complet. Ce résultat est d’autant plus regrettable que je n’ai jamais cessé de considérer que L’Etat de siège, avec tous ses défauts, est peut-être celui de mes écrits qui me ressemble le plus. » Signe des temps, l’Occident est désormais incapable de sacrifier des vies pour sauver sa puissance : plutôt une économie en ruines avec 10 000 morts qu’une économie intacte avec 300 000 morts. C’est un humanisme et c’est un renoncement. Il ne se discute pas, il se constate : tout partisan du choix contraire est au mieux un cynique, au pire un barbare. Mais un renoncement peut en cacher un autre : une fois de plus, on nous demande d’écorner les libertés au nom de la sécurité. Le peuple lui-même le demande : il ne réclame pas la réouverture des théâtres et des cafés, il plaide pour un confinement plus dur, donc plus efficace. Et les rares rebelles ne tiennent pas des réunions politiques en cachettes, ils n’improvisent pas des attroupements philosophiques provocateurs : ils tentent, misérables, de partir en vacances, ils ont la résistance égoïstes, il veulent fuir, doubles lâches, et le virus et le confinement ! Ce n’est pas l’agora dont on réclame le rétablissement, c’est le Airbnb.
Mais peut-être faut-il refuser toute interprétation politique de l’épidémie actuelle ? C’est ce que nous suggère tous les jours le fleuve de faits et de larmes qui coule sur les écrans de télévision. Le coronavirus ne serait qu’une affaire de pharmacie ? Tiens donc ! Relisons Camus, même le mauvais Camus…
L’institut dirigé par le professeur est, avec sa préconisation de l’hydroxychloroquine, aux avant-postes de la lutte contre l’épidémie. Une revanche pour un scientifique rebelle et une ville d’ordinaire pointée pour ses incivilités
l traverse le rez-de-chaussée d’un pas pressé. Ce mercredi 1er avril, alors que les admissions quotidiennes pour les tests de dépistage au Covid-19 viennent de se clôturer, Didier Raoult a tombé le masque FFP2 et la blouse qu’arborent tous les soignants de «son» Institut hospitalo-universitaire (IHU) Méditerranée Infection. Veste noire. Sourire. Direction le parking, juste en dessous des salles techniques inaugurées voilà pile deux ans, le 28 mars 2018, et remplies des appareils d’analyse et de tests les plus perfectionnés.
Affairée à remplir de gel hydroalcoolique l’un des verseurs de cette grande salle transformée en hall d’accueil et de prélèvements, une infirmière arrache quelques mots à ce «patron» que les médias français ont surnommé le «druide»: cheveux longs grisonnants et bague à tête de mort sur l’annulaire droit. Idem pour nous, assis sur une chaise, face au guichet 2 où les candidats au dépistage remettent papiers d’identité et «carte vitale», le sésame pour la sécurité sociale française.
Questions de méthodologie
On l’aborde en parlant des questions sur sa méthodologie. L’Agence nationale de sécurité des médicaments vient juste de rappeler que les traitements expérimentaux, dont l’hydroxychloroquine qu’il recommande, sont réservés aux hôpitaux et aux essais cliniques. Yanis, son assistant, nous a prévenu: pas d’entretien formel. Le «druide» fronce les sourcils et réplique: «Regardez bien. Croyez-vous que cela ressemble à une institution qui ne serait ni crédible ni prudente?» L’infectiologue vient de faire la une de Paris Match. Il ne laisse rien passer: «Personne ne peut contester le sérieux et le professionnalisme de notre IHU.»
On a «regardé» ses équipes travailler jusqu’à la nuit tombée. Jusqu’à l’heure des ultimes tests de la journée commencée à 8 heures du matin pour les équipes de l’institut, et à 5 heures pour les marins-pompiers chargés de canaliser la file d’attente, sur le boulevard Jean-Moulin. Accueil toujours poli. Public docile et attentif. Gestes techniques répétés à l’envi (un écouvillonnage dans chaque narine).
Jean-Marc est, ce soir, le truculent chef de la sécurité. Il conduit à l’étage une jeune femme chargée d’un pack de bouteilles d’eau destinées à son père, placé dans l’une des chambres de confinement total. Sarah, une infirmière, regarde sa montre fatiguée. Elle sait, comme ses collègues, que le Covid-19 est redoutable: «Je dois absolument refaire le test. J’ai peur pour mon mari.» Une de ses collègues a choisi, elle, de voir désormais son époux à l’hôtel réquisitionné où elle réside, à deux pas du Vieux-Port, pour protéger ses deux enfants.
Institut flambant neuf
Etonnant lieu que cet institut flambant neuf, coincé entre le dinosaure de béton qu’est l’Hôpital de la Timone et les bâtiments situés légèrement en hauteur des facultés de médecine et de biologie de Marseille. Etonnant aussi, dans cette métropole méridionale et populaire réputée pour sa criminalité et ses incivilités, de voir l’ordre, la courtoisie et la fraternité qui paraissent y régner sur le front du Covid-19.
Un père arrive, soutenu par ses deux filles. La famille est Comorienne, une communauté très présente à Marseille. Son souffle est court. Une dame, plutôt bourgeoise et très bien mise, elle aussi en attente, lui offre de s’asseoir. Distances respectées. Port du masque généralisé. Une aide-soignante rabroue ceux qui ne pincent pas l’étoffe au-dessus du nez. Dehors, plusieurs centaines d’autres candidats au test ont attendu toute la journée, placés chacun à un mètre de distance par des marins-pompiers en tenue de scaphandrier: blouse, surblouse, masque FFP2 et lunettes en plastique.
Revigorés
Marseille est en lutte. Mais tous ces gens, inquiets pour leur santé ou envoyés par leur médecin traitant, s’affirment revigorés par ce docteur qui a «choisi ses armes» et «se bat courageusement». «Raoult a coalisé la communauté des Marseillais, reconnaît le professeur Philippe Devred, radiologue et vétéran des hôpitaux. Ce qu’il dit et préconise, à savoir qu’en matière médicale le temps de guerre n’est pas le temps de paix et qu’il faut adapter les règles pour rattraper le retard sur l’ennemi, est absolument vrai.»
Idem pour Michel Amiel, médecin généraliste et sénateur-maire des Pennes-Mirabeau, à la périphérie des quartiers nord. Le parlementaire vient d’avoir les derniers chiffres: 5619 contaminés par le Covid-19 en Provence-Alpes-Côte d’Azur, 1372 hospitalisés, 336 en réanimation et 124 décès. Soit un taux de mortalité moindre que dans le reste de la France: «La force de Didier Raoult, c’est qu’il n’a pas cessé d’être un praticien. Il soigne. Il est au contact des gens et des scientifiques les plus renommés. Je le respecte pour ça.»
«Prescrire en leur âme et conscience»
Cliché récurrent en zone de guerre: un général de terrain fort en gueule et habile à défendre son pré carré, jalousé par l’état-major. «Il est grand temps de permettre aux médecins de prescrire en leur âme et conscience un médicament qu’ils jugent bon pour leurs malades», tranche l’ancien ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy, ex-candidat à la direction de l’OMS en 2016. D'autant que les Etats-Unis, l’Italie, l’Espagne ont fait le pas de la chloroquine: «Il y a très peu de chercheurs comme Raoult, qui sont publiés dans les revues les plus prestigieuses et enfilent toujours la blouse devant les patients. Cela devrait en inciter beaucoup à la modestie.»
La France de Didier Raoult ressemble à ce bâtiment de l’IHU où le bleu clair marin de la façade contraste avec l’austère bleu sombre des guichets, posés sur une dalle de béton lissé grise. Sur quatre étages, le nec plus ultra de la technologie indispensable pour débusquer les bactéries les plus coriaces. Batteries d’ordinateurs. Plateforme de laboratoire où les réactifs pour les tests ne manquent pas, contrairement à beaucoup d’hôpitaux. Une forteresse anti-épidémique. Mais il suffit de se risquer dehors, du côté de l’accueil Urgences de la Timone, pour prendre le contraste en pleine figure. L’entrée du grand hôpital marseillais est délabrée. Sur son autre façade, la moitié de l’enseigne lumineuse est cassée. Marseille est une métropole qui n’a jamais cessé de souffrir, tout en voulant briller. Et son inimitié légendaire avec Paris a toujours résonné dans ses bistrots, aujourd’hui fermés à double tour pour cause de confinement…
«Ne pas la saisir est un crime»
Ce virus va-t-il changer ces a priori? Annie Chasson vit à Marignane. Elle sourit: «Je ne sais pas si le docteur Raoult mérite le Prix Nobel de médecine que lui et son ego surdimensionné semblent tant vouloir. Mais je sais ce qu’est le mépris des élites technocratiques parisiennes. Si l’hydroxychloroquine est une chance, ne pas la saisir alors que le pic de l’épidémie approche est un crime.»
Vérité simple que les abords de l’IHU résument. Sur le parvis, désormais barré par les pompiers qui accueillent le public sur la chaussée, l’espoir est palpable. Catherine, le visage englouti dans son revers de manteau, attend son compagnon sur le trottoir. En main? Son paquet de médicaments, dont deux boîtes de Plaquénil 200 mg, le médicament fétiche du docteur Raoult, facturé moins de 6 euros en pharmacie, où les stocks se sont évaporés. La jeune femme est arrivée la veille de Nîmes. Le couple a dormi dans sa voiture. Test positif.
Elle désigne, à l’intérieur de la cour de la Timone, ceux qui attendent à leur tour leurs résultats, son Plaquénil à bout de bras. L’antipaludéen, utilisé aussi contre la polyarthrite rhumatoïde, fait bien moins peur que le Covid-19. «Osez dire à tous ces gens que ce médicament, connu depuis des décennies, est plus dangereux que le virus! Osez leur dire qu’ils n’ont pas droit à cette chance-là!» Pour elle, comme pour beaucoup d’autres, une chance comme celle-là d’être soigné ne se refuse pas.
Habitué aux situations d’urgence, l’ambulancier Phil Suarez évoque ses journées épuisantes à New York, l’épicentre de la pandémie aux Etats-Unis, «où le danger est partout». Avec l’angoisse d’être lui-même infecté.
Au bout du fil, Phil Suarez décrit ses journées éprouvantes au front dans la lutte contre le coronavirus. Mais il parvient encore à avoir un peu d’humour. «Si j’arrive à dormir? Je n’ai pas toujours le meilleur des sommeils, alors, parfois, quelques cocktails peuvent aider.» Ce jour-là, il avait congé. Il doit se préserver, physiquement et psychologiquement: il sait que le pire est à venir.
Secouriste à New York, Phil Suarez compare la situation actuelle à une «zone de guerre». Ambulancier dans la Grande Pomme depuis vingt-six ans, il est aussi directeur des opérations de NYC Medics, une ONG qu’il a cofondée, active dans l’humanitaire d’urgence. Les zones décimées par les catastrophes naturelles ou les conflits, il connaît. «J’étais à Mossoul, dans le nord de l’Irak, en 2017, lors de la guerre contre l’Etat islamique.»
Phil Suarez, 49 ans, était aussi de service pendant les attentats du 11 septembre 2001. «Ces situations sont finalement assez similaires. Mais là, c’est pire que le 11-septembre. La situation est très grave. Elle affectera plus durablement des vies humaines. Nous avons affaire à un tueur invisible, qui est partout et vous consume. Comment ne pas être terrorisé? Comment ne pas craindre pour sa propre survie?»
Le pic approche
A New York, l’urgence sanitaire se concrétise toujours plus. Epicentre de la pandémie, l’Etat recense la moitié des cas de contamination et des morts du pays. La ville de New York, 8,6 millions d’habitants, est concernée en premier lieu. La pénurie de respirateurs artificiels, de masques, de gants, de lits et de personnel soignant menace. Les appels des autorités politiques se multiplient, les inquiétudes des médecins aussi. Un navire-hôpital, le USNS Comfort – 1000 lits, 12 blocs opératoires –, est arrivé à New York lundi. Le même qui était là après le 11-Septembre.
Le Javits Center, immense centre de congrès, se transforme en services d’urgences, et un hôpital de campagne pousse sous tentes en plein Central Park. Pendant que 45 camions frigorifiques font office de morgues ambulantes à l’extérieur des hôpitaux, on s’active aussi du côté de Brooklyn et du Queens. Près de 350 lits seront disponibles à Flushing Meadows, dans le centre où a habituellement lieu le tournoi de tennis de l’US Open. Et mercredi, c’est un avion de Moscou qui a atterri à l’aéroport JFK, avec 60 tonnes de matériel médical. Le symbole est fort.
Le pic approche
Le temps presse. Le pic de la pandémie approche. «Les deux prochaines semaines seront très, très douloureuses», a prophétisé mardi Donald Trump. Phil Suarez le sait. Le 911, le service d’urgences pour lequel il travaille, qui recourt à la fois aux ambulances des pompiers et à celles des hôpitaux, est débordé. Avec des pics atteignant parfois 7100 appels par jour, bien plus que lors du 11-Septembre. Le double de la moyenne habituelle. «Plus de 90% concernent le coronavirus. Et la gravité des cas s’intensifie», précise Phil Suarez.
Jusqu’ici, les malades présentaient surtout des difficultés respiratoires. Les secouristes doivent désormais aussi faire face à des arrêts cardiaques, et à d’autres organes vitaux touchés. «Le plus dur, c’est la séparation des familles quand nous emportons des malades. Les proches ne peuvent pas les accompagner à l’hôpital, ni leur rendre visite. Et c’est souvent la dernière fois où ils les voient vivants. C’est tellement triste. Parfois, ils ne savent même pas ce qui se passe ensuite. Vont-ils recevoir des boîtes avec les cendres dedans, pour des mesures de santé publique?»
L’ambulancier sait gérer son stress. Il affirme même savoir très bien le faire. Mais, oui, il ne le cache pas, il a peur. Peur de ramener ce virus à la maison, lui qui est en contact presque quotidien avec des personnes infectées. Il lui arrive de craquer. Il se protège comme il peut, alors que le bon matériel manque. Les témoignages de médecins et du personnel soignant, épuisés, qui doivent parfois porter le même masque pendant plusieurs jours, ou en confectionner eux-mêmes, sont nombreux. Certains ont été licenciés pour avoir osé parler aux médias. «Vous devez vraiment rester chez vous, et suivre les consignes. Si on ne protège pas le personnel soignant, qui s’occupera des malades? Les gouvernements doivent contraindre le secteur industriel à produire en masse le matériel nécessaire», glisse Phil Suarez.
Ne pas laisser la peur nous envahir
Trop souvent, il doit entrer dans des maisons où les gens sont entassés, «parfois huit dans la même pièce, avec des malades assis à côté de personnes en bonne santé». Expliquer, conseiller, éduquer fait aussi partie du job. Beaucoup de personnes n’ont même pas de thermomètre à la maison, indique-t-il. Lui-même prend sa température plusieurs fois par jour. Il contrôle aussi sa quantité d’oxygène dans le sang. Plusieurs de ses collègues ont été testés positifs. Près du quart des secouristes de la ville ont été placés en quarantaine. C’est aussi le cas de 6100 des 36 000 policiers new-yorkais.
«Quand nous emportons des malades, nous devons dire aux membres de la famille de désinfecter entièrement l’appartement, de nettoyer chaque poignée de porte.» Et parfois prendre la difficile décision de ne pas transporter des malades dans les hôpitaux parce qu’ils sont trop pleins? «Non, nous n’avons pas un pouvoir de vie ou de mort. Des personnes peuvent refuser d’aller à l’hôpital car elles savent que beaucoup de gens ont le Covid-19 et, inversement, certaines personnes, avec de faibles symptômes, risquent d’être renvoyées à la maison si elles y vont. Nous ne contraignons personne, ni dans un sens ni dans l’autre. Nous essayons juste de les aider à prendre la meilleure décision.» Pas facile quand il faut aussi gérer le stress, le désespoir ou la panique de l’entourage des malades.
En binôme
Mardi, Phil Suarez a été appelé à intervenir dans la maison d’une personne âgée en insuffisance respiratoire, en binôme, comme toujours. L’homme avait déjà été hospitalisé quelques jours plus tôt. «Quand nous sommes arrivés, il a poussé ses derniers souffles suivis d’un arrêt cardiaque. En dix-quinze minutes, nous sommes parvenus à le réanimer et avons dû le transporter à l’hôpital…» Un exemple d’un moment difficile. «Mais finalement tous le sont.»
Le secouriste baroudeur, photographe à ses heures perdues, parle de «travail sans fin», de «brouillard», de «trou noir qui ne cesse d’avaler des corps». Tant d’incertitudes sur la suite. «C’est une situation que l’on ne peut pas contrôler, et qui va empirer.» Sa femme travaille également dans le domaine médical, comme infirmière anesthésiste en soins intensifs. «Pour nous, c’est peut-être un peu plus facile. Nous comprenons mieux la situation. Cela fait partie de notre vie. Mais nous essayons aussi de ne pas parler que de ça ensemble, à la maison. Nous avons deux enfants. En ce moment, nous vivons un jour après l’autre. Cette crise va à jamais imprégner nos vies.» Il ajoute: «Mais nous devons veiller à ce que la peur ne nous envahisse pas.»
NAAMA - Les populations nomades et celles des zones frontalières de la wilaya de Nâama ont longtemps souffert des conséquences désastreuses des mines et autres engins explosifs, posés par l'armée française le long de la sinistre ligne Morice-Challe, dans le but d'isoler la Révolution algérienne et d'empêcher l'acheminement des armes.
Des localités comme Nâama, Mekmene Benâmar,Tiout, Djenine Bourezgue et Aïn Sefra ont vu une partie de leurs territoires qui sont de vastes surfaces de pacage et de la bande frontalière occidentale, devenir des zones interdites des années après le recouvrement de l'Indépendance nationale.
L'intervention des éléments du génie de l'Armée nationale populaire (ANP) a permis de déminer toutes ces régions et d'enrayer à jamais le danger que représentaient ces engins de la mort. La vie a repris ses droits dans ces zones, auparavant synonymes de mort, de mutilations et de profondes blessures indélébiles.
La direction locale des Moudjahidine indique qu'ils sont quelque 170 personnes, victimes des mines antipersonnel, à bénéficier d'aides sous forme d'une pension mensuelle et d'une assistance médicale et sociale comme la gratuité de l'appareillage et les membres artificiels, celle des soins kinésithérapeutes et autres.
Des études ont montré que durant la Guerre de libération nationale, l'armée française a posé le long des frontières Ouest et Est ainsi que dans diverses régions du pays quelque 13 millions de mines antipersonnel et collective. L'opération de déminage d'une seule mine reviendrait à 1.000
USD. Une lourde facture que supporte le budget de l'Etat, en plus de toutes les prestations médicales et sociales assurées gratuitement aux victimes.
Séquelles et mutilation...cauchemar des victimes
Les nombreuses victimes gardent les séquences des blessures et des mutilations. Elles tentent d'effacer des cauchemars à jamais enfouis dans leur mémoire.
C'est le cas de Ferradji, agé de 57 ans et originaire de Founassa, dans la commune de Djenien Bourezgue. "Au milieu des années 1980, une mine a explosé alors que j'aidais mon grand-père à garder son troupeau. J'ai perdu une jambe et j'ai bénéficié d'un membre inférieur artificiel ", raconte-t-il.
Les victimes sont nombreuses. Des hommes, des femmes, des enfants ont perdu la vie. D'autres ont échappé à la mort mais demeurent durant toute leur vie atrophiées et définitivement marquées dans leur corps et dans leur âme, par ces engins maléfiques.
Ahmed Merbouaa, 68 ans, relate comment il avait perdu, à l'âge de 11 ans, les deux bras et la vue. "J'étais entrain de ramasser du bois, au flanc du mont Lengar, dans la commune de Tiout, lorsque j'ai marché sur une mine antipersonnel. Elle a explosé. J'ai perdu mes deux bras et suis devenu aveugle", raconte-t-il.
De son côté, une autre victime, Boudaouia, 61 ans, originaire de la région de Masseif, près de Nâama, raconte : "l'explosion de la mine m'a rendu handicapé. Elle m'a également causé de gros dégâts psychologiques ainsi qu'aux membres de ma famille. Je suis dans l'incapacité physique de travailler et je ne peux plus marcher. Je vis un double drame : personnel et familial", se plaint-il.
Sur les causes de ces drames, il dira que les victimes sont pour la plupart des bergers, des chasseurs ou des personnes parties à la recherche du Terfass, cette truffe du désert que l'on propose au fort prix sur les marchés locaux ou dans les grandes villes du nord du pays.
"Une seconde d'inattention, d'imprudence et c'est le drame", ajoute-t-il pour souligner le danger qui guettait tout un chacun.
La vie reprend ses droits
Les populations de ces zones infestées de mines tout comme les victimes considèrent que les opérations de lutte contre ces fléaux menées par les éléments du Génie de l'ANP ont permis la restitution de vastes terres inexploitées. Elles assurent aujourd'hui un développement économique et social aux populations concernées.
Au début de l'année 2016, toutes ces terres ont été "nettoyées" et sécurisées. Les services de la wilaya indiquent qu'une superficie totale de 4.230 hectares, répartie sur un périmètre de 957 kms le long des frontières, a été restituée aux habitants de six communes limitrophes.
Ces terres sont aujourd'hui fertiles et productrices. Elles sont synonymes pour les générations futures un véritable défi relevé pour repousser la mort et redonner la vie et l'espoir.
Les victimes resteront des témoins incontestables de la barbarie et de la sauvagerie des crimes perpétrés par l'armée coloniale contre la population algérienne.
Pour l'universitaire et historien Samir Derdour, d'Aïn Sefra, "la France coloniale doit assumer l'entière responsabilité de ses crimes et les conséquences de ses champs de mines destructeurs dont le but était d'isoler et de briser par tous les moyens la révolution armée".
"On nous cache les chiffres de l'épidémie et on a peur pour nos familles en France" : en Algérie, la double peine face au coronavirus
Un an après la chute de Bouteflika, la contestation est confinée et le virus autoritaire flambe avec le désastre sanitaire.
Le généraliste de Ben Aknoune, en banlieue d’Alger, ne se sent pas très bien. Aucun test disponible mais il a des doutes sérieux. Alors il ne reçoit plus de patients et conseille par téléphone. « Mais, attention, chez nous, la téléconsultation n’existe pas, alors on tâtonne au bout du fil... »
En pleine épidémie, les Algériens avancent dans le brouillard, comme une partie de la planète. Comme nous Français dont ils découvrent avec effarement le sous-équipement, scotchés sur nos infos. Mais rétifs aux leurs, celles qu’on leur balance à coup de communiqués officiels et déclarations solennelles. Vrais ou faux chiffres du corona, quelle angoisse ! Le ministère des Affaires religieuses, plus précisément le « Comité ministériel des fatwas » ( sic !) s’est fendu d’une fatwa expliquant que la diffusion de fausses informations constitue « un péché capital ».
A ce compte-là, le régime lui-même barbote dans le péché car, selon les sources les plus diverses – mais forcément anonymes en raison des sanctions qui pourraient pleuvoir – les statistiques officielles sont fausses. Il faudrait, nous dit-on, multiplier au moins par dix le chiffre des contaminations donné ce 3 avril – un millier – et celui des morts : 83. Le régime autoritaire a repris ses droits. Le Hirak, le mouvement pacifiste qui avait fait des émules jusqu’au Moyen-Orient et suscité l’admiration du monde entier, s’est figé. « Ce qui avait changé depuis la chute de Bouteflika, c’était la liberté de parole, l’émergence de la société civile, mais l’épidémie a tout arrêté » résume l’historien Benjamin Stora, très inquiet pour ses amis outre-Méditerranée. Et le naturel du régime revient au galop. Pas question de suspendre les procédures contre des leaders du mouvement de contestation. L’un d’eux, Karim Tabbou, est incarcéré, comme notre confrère, le journaliste Khaled Drareni, correspondant de Reporters sans Frontières. La situation sanitaire a bon dos : trois autres journalistes, du quotidien Al Sawt-Al Akhar, sont arrêtés pour avoir écrit des articles s’interrogeant sur la validité des tests de l’Institut Pasteur d’Alger. Impossible d’avouer que ce sinistre virus est incontrôlable.
CHLOROQUINE ET MASQUES « DES AMIS CHINOIS »
Pourtant, il flambe dans la wilaya de Blida, la ville des roses des cartes postales. Roses vénéneuses avec cette contagion jaillie depuis le patient zéro : un retraité vivant en France et revenu au pays pour un mariage. Les festivités ont donné le coup d’envoi de l’épidémie. Revenu chez lui, le malheureux est mort peu après. Du coup, le confinement général a été instauré à Blida et les camions de vivres se succèdent sur la nationale pour ravitailler la ville.Dans l’Est, à Souk-Ahras, un voyageur revenant de France et d’Italie, ayant transité par la Tunisie, est à l’origine de la contamination. Alger, déserte, est frappée et beaucoup de citadins sont réfugiés dans leurs montagnes natales de Kabylie, même si des cas ont été identifiés à Tizi-Ouzou, la capitale de la région.
En riposte, les autorités sanitaires adoptent, comme au Maroc, le protocole à la chloroquine élaboré par le Pr Didier Raoult. L’Algérie produit elle-même la molécule « en quantité suffisante ». Cent millions de masques doivent arriver de Chine. Le président Abdelmajid Tebboune, 74 ans, s’est voulu rassurant à la télévision : « Nos liens avec les amis chinois nous garantissent la priorité. Ce qui nous manque, ce ne sont donc ni les moyens ni les fonds, mais plutôt la discipline ! » Il n’a pas convaincu. En réalité, le système hospitalier algérien est en déshérence depuis plusieurs décennies. Alors qu’il tournait à plein dans les premières années de l’indépendance notamment grâce à l’aide et aux soignants venus de Cuba, il s’est effondré dans les années 1990. Fuyant l’islamisme, une partie des médecins algériens ont gagné la France. Rappelons qu’ils furent, dans leur pays, l’une des cibles des djihadistes. Pour mémoire, un valeureux généraliste soignait les abandonnés de la Kasbah d’Alger, rue Amar Ali. Ce médecin, Laadi Flici, qui était aussi poète, fut égorgé le 17 mars 1993 par trois intégristes déguisés en patients.
« NOS GRANDS MÉDECINS SONT CHEZ VOUS ! »
Deux mois plus tard, était assassiné le fondateur de la psychiatrie algérienne, le Pr Mahmoud Boucebci, directeur de l’hôpital Drid Hocine, à Kouba, sur les hauteurs d’Alger. Des dizaines d’autres sont tombés. « Aujourd’hui nos grands médecins sont chez vous ! », ressasse un pharmacien algérois. La misère hospitalière a encore été illustrée avant l’épidémie par les révélations sur lasituation dégradante de certaines maternités et la mort de huit nourrissons dans l’incendie d’un établissement.
Non seulement le virus les cerne, mais, en plus, les Algériens sont affolés par la situation en France. Des millions d’entre eux vivent dans l’Hexagone. « Le Ramadan approche, prévu le 23 avril, et les gens sont dévorés d’angoisse pour leur famille française, constate Benjamin Stora, rien de pareil n’a jamais été vécu, ils découvrent la catastrophe qui a déferlé sur nous et elle se mêle à la leur...» C’est la double peine, une version coronavirale du célèbre « l’Algérie, c’est la France », la preuve par l’épidémie et l’angoisse que les liens perdurent bien au delà des proclamations idéologiques de tous bords.
Enfin le vertige du lendemain assombrit encore l’azur imperturbable de la baie d’Alger. Avec le prix du pétrole au plus bas depuis 2003, la Sonatrach a réduit son budget de moitié. Le gouvernement annonce un milliard de dollars injectés dans l’économie et rassure sur les réserves en devises : 60 milliards. Mais en bas de l’échelle, loin du palais de la Mouradia, siège de la présidence, ceux qui ont déjà tout subi se lamentent : « Notre pays, c’est l’économie informelle, si les gens ne peuvent plus vendre dans les rues à cause du virus, qu’est-ce qu’on va devenir ? »
A lire : * le dernier ouvrage de l’historien, « Retours d’Histoire, l’Algérie après Bouteflika », éditions Bayard.163 pages, 16,90 euros. * Ses œuvres majeures sur la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie, regroupées dans la collection Bouquins : « Benjamin Stora, une mémoire algérienne ». Robert Laffont, 1088 pages, 32 euros.
"On nous cache les chiffres de l'épidémie et on a peur pour nos familles en France" : en Algérie, la double peine face au coronavirus
Un an après la chute de Bouteflika, la contestation est confinée et le virus autoritaire flambe avec le désastre sanitaire.
Le généraliste de Ben Aknoune, en banlieue d’Alger, ne se sent pas très bien. Aucun test disponible mais il a des doutes sérieux. Alors il ne reçoit plus de patientset conseille par téléphone. « Mais, attention, chez nous, la téléconsultation n’existe pas, alors on tâtonne au bout du fil... »
En pleine épidémie, les Algériens avancent dans le brouillard, comme une partie de la planète. Comme nous Français dont ils découvrent avec effarement le sous-équipement, scotchés sur nos infos. Mais rétifs aux leurs, celles qu’on leur balance à coup de communiqués officiels et déclarations solennelles. Vrais ou faux chiffres du corona, quelle angoisse ! Le ministère des Affaires religieuses, plus précisément le « Comité ministériel des fatwas » ( sic !) s’est fendu d’une fatwa expliquant que la diffusion de fausses informations constitue « un péché capital ».
A ce compte-là, le régime lui-même barbote dans le péché car, selon les sources les plus diverses – mais forcément anonymes en raison des sanctions qui pourraient pleuvoir – les statistiques officielles sont fausses. Il faudrait, nous dit-on, multiplier au moins par dix le chiffre des contaminations donné ce 3 avril – un millier – et celui des morts : 83. Le régime autoritaire a repris ses droits. Le Hirak, le mouvement pacifiste qui avait fait des émules jusqu’au Moyen-Orient et suscité l’admiration du monde entier, s’est figé. « Ce qui avait changé depuis la chute de Bouteflika, c’était la liberté de parole, l’émergence de la société civile, mais l’épidémie a tout arrêté » résume l’historien Benjamin Stora, très inquiet pour ses amis outre-Méditerranée. Et le naturel du régime revient au galop. Pas question de suspendre les procédures contre des leaders du mouvement de contestation. L’un d’eux, Karim Tabbou, est incarcéré, comme notre confrère, le journaliste Khaled Drareni, correspondant de Reporters sans Frontières. La situation sanitaire a bon dos : trois autres journalistes, du quotidien Al Sawt-Al Akhar, sont arrêtés pour avoir écrit des articles s’interrogeant sur la validité des tests de l’Institut Pasteur d’Alger. Impossible d’avouer que ce sinistre virus est incontrôlable.
CHLOROQUINE ET MASQUES « DES AMIS CHINOIS »
Pourtant, il flambe dans la wilaya de Blida, la ville des roses des cartes postales. Roses vénéneuses avec cette contagion jaillie depuis le patient zéro : un retraité vivant en France et revenu au pays pour un mariage. Les festivités ont donné le coup d’envoi de l’épidémie. Revenu chez lui, le malheureux est mort peu après. Du coup, le confinement général a été instauré à Blida et les camions de vivres se succèdent sur la nationale pour ravitailler la ville.Dans l’Est, à Souk-Ahras, un voyageur revenant de France et d’Italie, ayant transité par la Tunisie, est à l’origine de la contamination. Alger, déserte, est frappée et beaucoup de citadins sont réfugiés dans leurs montagnes natales de Kabylie, même si des cas ont été identifiés à Tizi-Ouzou, la capitale de la région.
En riposte, les autorités sanitaires adoptent, comme au Maroc, le protocole à la chloroquine élaboré par le Pr Didier Raoult. L’Algérie produit elle-même la molécule « en quantité suffisante ». Cent millions de masques doivent arriver de Chine. Le président Abdelmajid Tebboune, 74 ans, s’est voulu rassurant à la télévision : « Nos liens avec les amis chinois nous garantissent la priorité. Ce qui nous manque, ce ne sont donc ni les moyens ni les fonds, mais plutôt la discipline ! » Il n’a pas convaincu. En réalité, le système hospitalier algérien est en déshérence depuis plusieurs décennies. Alors qu’il tournait à plein dans les premières années de l’indépendance notamment grâce à l’aide et aux soignants venus de Cuba, il s’est effondré dans les années 1990. Fuyant l’islamisme, une partie des médecins algériens ont gagné la France. Rappelons qu’ils furent, dans leur pays, l’une des cibles des djihadistes. Pour mémoire, un valeureux généraliste soignait les abandonnés de la Kasbah d’Alger, rue Amar Ali. Ce médecin, Laadi Flici, qui était aussi poète, fut égorgé le 17 mars 1993 par trois intégristes déguisés en patients.
« NOS GRANDS MÉDECINS SONT CHEZ VOUS ! »
Deux mois plus tard, était assassiné le fondateur de la psychiatrie algérienne, le Pr Mahmoud Boucebci, directeur de l’hôpital Drid Hocine, à Kouba, sur les hauteurs d’Alger. Des dizaines d’autres sont tombés. « Aujourd’hui nos grands médecins sont chez vous ! », ressasse un pharmacien algérois. La misère hospitalière a encore été illustrée avant l’épidémie par les révélations sur lasituation dégradante de certaines maternités et la mort de huit nourrissons dans l’incendie d’un établissement.
Non seulement le virus les cerne, mais, en plus, les Algériens sont affolés par la situation en France. Des millions d’entre eux vivent dans l’Hexagone. « Le Ramadan approche, prévu le 23 avril, et les gens sont dévorés d’angoisse pour leur famille française, constate Benjamin Stora, rien de pareil n’a jamais été vécu, ils découvrent la catastrophe qui a déferlé sur nous et elle se mêle à la leur...» C’est la double peine, une version coronavirale du célèbre « l’Algérie, c’est la France », la preuve par l’épidémie et l’angoisse que les liens perdurent bien au delà des proclamations idéologiques de tous bords.
Enfin le vertige du lendemain assombrit encore l’azur imperturbable de la baie d’Alger. Avec le prix du pétrole au plus bas depuis 2003, la Sonatrach a réduit son budget de moitié. Le gouvernement annonce un milliard de dollars injectés dans l’économie et rassure sur les réserves en devises : 60 milliards. Mais en bas de l’échelle, loin du palais de la Mouradia, siège de la présidence, ceux qui ont déjà tout subi se lamentent : « Notre pays, c’est l’économie informelle, si les gens ne peuvent plus vendre dans les rues à cause du virus, qu’est-ce qu’on va devenir ? »
André Guillot, "La guerre d'Algérie, témoignages d'appelés foréziens", Cahiers de Village de Forez, n° 101, 2011
Témoignage d’un appelé, officier en Algérie (juillet 1961 – septembre 1962) André Guillot
Je suis né en 1938 ; j’ai eu 73 ans le 8 décembre dernier. J’étais sursitaire et je suis parti au service militaire en septembre 1960. J’ai été incorporé dans le peloton des tireurs sur chars, à La Valbonne, près de Lyon, au 8e régiment de cuirassiers. Comme j’avais été dans les trois premiers du peloton, j’ai rejoint, avec les deux autres, l’école de l’Arme blindée cavalerie de Saumur qui est une jolie ville des bords de Loire. Dans cette école, qui forme les officiers de la cavalerie, une place particulière est attribuée au Cadre noir, les cavaliers d’élite, qui entretiennent la tradition de l’équitation française. Après six mois de formation à Saumur, étant aspirant, ensuite sous-lieutenant, j’avais droit à un certain choix. J’ai choisi le 6e régiment de spahis marocains, qui était basé à Bordj-Bou-Arreridj en Petite Kabylie entre Alger et Sétif. Arrivé dans cette ville, base du régiment, un lieutenant est venu me chercher pour m’emmener sur le poste d’Aïn-Tagrout à mi-chemin sur la route entre Bordj-BouArreridj et Sétif.
I. Officier en Algérie : récit et images de la vie quotidienne Un poste en Petite Kabylie Aïn-Tagrout C’était au mois de juillet 1961. Ma première découverte de l’Algérie fut celle des plateaux de la Petite Kabylie. Ici c’est le climat continental, il faisait alors une chaleur épouvantable. J’ai découvert des immenses plateaux, des montagnes à l’horizon, peu de végétation. Aïn-Tagrout était le siège du 3e escadron du régiment. Dans un premier temps je fus affecté à diverses tâches : adjoint du capitaine, entre autres… Au bout d’un certain temps, on m’a donné le commandement d’un poste, J’ai été chargé de commander le 4e peloton de l’escadron basé sur un piton complètement perdu au nord d’Aïn-Tagrout, le poste 1 117, appelé ainsi à cause de son altitude (1 117 m). A côté du poste, un peu en contrebas, il y avait un douar, correspondant pour nous à un village. Encore en dessous, il y avait une petite école française : l’instituteur avait une soixantaine d’élèves au total, trente qui venaient le matin et trente le soir. Nous entretenions de bonnes relations avec les habitants du village. Ils nous avaient prêté des ânes. J’ai eu droit aussi, quelquefois, à monter le cheval du chef de village. J’étais souvent invité à manger le couscous. Nous rencontrions les hommes le jour, mais la nuit, que se passait-il ? Le village n’était-il pas contrôlé par le FLN ? Nous ne le savions pas. Dans le poste 1 117. Une bonne ambiance. Une anecdote pour expliquer la bonne ambiance qui régnait dans ce poste : une nouvelle recrue était venue dans le poste et on l'a accueillie le soir, on s’est tous déguisés. Moi, je suis devenu un simple soldat, un soldat a pris ma place comme sous-lieutenant qui commandait le poste. On l'a emmené au foyer, il a bu, j’ai critiqué le sous-lieutenant qui commandait le poste… Alors les autres rigolaient. Et le lendemain, au lever des couleurs, si vous aviez vu la tête du soldat, quand je suis arrivé, galonné, montant les couleurs… On s’amusait, comme ça…
Autre exemple : alors que j’avais passé Noël 1960 à La Valbonne, dans un mirador en train de surveiller le camp, pour Noël 1961, j’étais ici. On a fait une fête entre nous… il y a eu des petits cadeaux... Je ne sais pas comment se débrouillait le capitaine Houdet. Il avait une certaine somme à sa disposition, on en a profité pour se faire des petits cadeaux. Pour ma part, on m’a offert une pipe, elle n’est pas très belle, mais je la garde en souvenir avec une certaine émotion. Je suis parti en permission pour le jour de l’An. Le commandement du poste 1 117 Dans le poste 1 117, je commandais une trentaine d’hommes. Nous avions tous les jours des contacts radio avec le PC de l’escadron. Nous participions à des opérations de l’escadron ou du régiment. C’était la fin de la guerre d’Algérie, nous le savions : les opérations étaient relativement peu nombreuses et nous occupions le terrain, avec le souci, finalement, de « sauver notre peau ». Nous n’avons jamais vraiment eu d’accrochages sérieux. Au poste proprement dit, nous faisions régulièrement des sorties de nuit pour surveiller d’éventuelles actions des « fells ». La moindre lumière aperçue paraissait suspecte puisque c’était le régime du couvre-feu. D’ailleurs, lorsque je suis revenu à la vie civile, la moindre lumière dans la campagne me faisait un drôle d’effet. Etant l’un des seuls officiers appelés du régiment, j’entretenais plus facilement des bonnes relations avec les appelés du contingent. J’étais bien secondé par les sous-officiers. Récits de la vie quotidienne L’hiver 1961-1962 ou la garde du half-track Hiver 1961-1962, le poste était sous la neige, tombée en abondance sur les montagnes à l’entour. Nous avons été bloqués. Les half-tracks avaient été bâchés. Dans le camp, il y avait un mirador dans chaque coin. Pour aller à l’escadron ou en revenir, il fallait descendre dans la vallée, il y avait un oued à franchir. Ce jour-là, à cause de la neige, le half-track est resté bloqué au fond de l’oued, on n’a pas pu le sortir tout de suite. Il a fallu monter la garde jour et nuit pendant au moins une semaine pour qu’on ne nous pique pas l’armement ou qu’on ne détériore pas le half-track. La chasse… au sanglier Nous faisions des opérations, des sorties de nuit bien sûr, avec l’escadron, quelquefois avec le régiment, aussi, pour des opérations un peu plus grandes. Et là, comme on était bloqués, on a décidé, une nuit, de monter une embuscade contre… un sanglier : on savait où il passait. Il y avait un beau clair de lune. Nous sommes partis en patrouille avec deux half-tracks et, au petit matin, on a tiré notre sanglier, une belle bête. Cet animal était une bonne aubaine, on l’a ramené au poste et notre cuisinier, qui était un boucher (le capitaine tenait à ce que, dans chaque poste, il y ait comme cuisinier un boucher), parce que disait-il : « La viande n’est pas bonne, mais, quand elle est bien coupée, elle devient meilleure ! » Donc, on a mangé de la viande fraîche pendant quelque temps… L’aviation légère de l’armée de terre ou comment je n’ai pas été malade Le poste 1 117 ayant été abandonné, je suis revenu à Aïn-Tagrout. J’ai eu alors comme adjoint un maréchal des logis-chef qui s’appelait Guinot. Et Guinot faisait partie de l’ALAT, (aviation légère de l’armée de terre). Il avait son brevet de pilote. Un jour, il m’a emmené à Bordj Bou-Arreridj. On a pris un petit piper-cub. Il m’a emmené faire un petit tour en avion. Bien sûr, il a voulu faire le mariolle, pour me montrer qu’il savait bien piloter ; il en a été pour ses frais, je n’ai pas été malade. Le transistor et l’appareil photo, les journaux et le courrier Deux objets ont souvent accompagné les soldats en Algérie : le transistor et l’appareil photo qui étaient souvent achetés grâce à des publicités parues dans le journal Le Bled. Le transistor ou plutôt l’appareil radio à transistors : il était une nouveauté et nous reliait au monde. On sait qu’il avait joué un rôle très important dans l’échec du « putsch des généraux ». J’en avais un, mais il n’était pas de très bonne qualité. Je l’ai vendu puis j’ai racheté, à Aïn-Tagrout, celui d’un opérateur radio de l’escadron qui avait, me semblait-il, une meilleure sonorité. Mais quand je l’ai eu dans ma « piaule » de sous-lieutenant, il était moins bon : son propriétaire précédent le branchait sur une antenne de la station radio. Nous avions ainsi des nouvelles de France, en particulier par Europe n° 1.
Comme beaucoup de soldats, j’ai fait aussi de nombreuses photos – on faisait alors beaucoup de diapositives, c’était l’époque. Je m’étais acheté un Rétinette 1A Kodak remplacé plus tard par une Rétinette 1B plus performant que j’ai toujours. Ils ont fait les photos qui, numérisées, illustrent ce texte. Personne ne s’opposait à la prise de photos. Nous lisions Le Bled qui était en somme le Journal de l’armée en Algérie. Mais il n’y avait pas vraiment de censure. J’étais abonné à L’Express. Eh bien ! j’avais toujours reçu, chaque semaine, L’Express à l’école de Saumur, mais je ne me souviens pas si je le recevais en Algérie. Comme j’ai toujours été passionné de sport, je recevais aussi Le Miroir des sports.
II. Les officiers Le capitaine Houdet et le colonel Crémière En Algérie, deux officiers m’ont particulièrement marqué. Le premier, le capitaine Houdet, très sévère, mais très juste. Par exemple, le matin lors de la présentation des couleurs, il tenait à ce que les hommes soient impeccables, avec des pantalons « pli fait ». Il savait les galvaniser et disait : « Vous êtes une armée d’élite ; vous n’êtes pas comme ces biffins, qui sont très débraillés. » C’était à l’époque où, dans le civil, on avait des pantalons fuseaux, alors que les pantalons de l’armée étaient larges. Le capitaine payait alors un tailleur arabe, et les hommes avaient la possibilité d’aller gratuitement faire retailler leur pantalon. Il avait aussi repéré dans les nouvelles recrues un coiffeur qui ne savait que coiffer les dames, pas les hommes. Il lui a payé un stage chez un coiffeur musulman d’Aïn-Tagrout. Et puis, avec une jeep et une petite escorte, ce coiffeur faisait le tour dans les pelotons pour bien coiffer les hommes. Il avait le souci de la dignité des soldats et - de l’organisation de leur vie : j’avais ainsi remarqué que les hommes de troupe étaient servis à table par des soldats affectés à ce service qui étaient en veste blanche et nœud papillon noir. Tout cela faisait partie du « moral des troupes ». Plus tard, ce capitaine Houdet fera son chemin. Lorsque Giscard d’Estaing était président de la République, il l’a accueilli à Saint-Maixent où il était général commandant l’école. Le deuxième officier était le colonel Crémière, qui commandait le 6e régiment de spahis. Il était très proche du capitaine Houdet. En 1968, j’ai fait une période à Saumur ; je voulais voir l’état de l’armée après mai 68. Je suis tombé sur le général Crémière qui commandait l’école de Saumur. Il m’a reconnu, et un soir, il a offert un pot à tous les officiers de l’école et m’a présenté comme étant son ancien officier en Algérie. J’étais dans mes petits souliers… Autre exemple : notre capitaine nous a offert deux ou trois jours de détente au bord de la mer. Nous étions sous la tente, la mer n’était pas loin. Nous sommes aussi allés - nous étions deux pelotons - au sud, jusqu’au Sahara : le désert, le désert, le désert, et puis l’oasis avec l’exubérance de la végétation. Vous voyez, sur la photo, il y a des palmiers, ça ne ressemble pas du tout à la Petite Kabylie. Les commandants de peloton Il y avait quatre pelotons. Le premier était commandé par l’adjudant-chef Panorani, un Corse, un dur, qui avait un peloton d’autos-mitrailleuses. Le deuxième peloton était commandé par quelqu’un que vous connaissez peut-être, Michel Pinton, polytechnicien, qui, par la suite, est devenu l’un des fondateurs de l’UDF, président des maires de France, et qui a soutenu Giscard d’Estaing pendant ses campagnes électorales. Il était de la Creuse et a été longtemps maire de Felletin. Le troisième peloton, c’était le lieutenant Brant ; je commandais le quatrième peloton. Les officiers et le souvenir de la guerre d’Indochine Les officiers que j’ai connus comme capitaines, puis aussi un lieutenant, parlaient sans arrêt de l’Indochine, ils en avaient la nostalgie. Pour eux, l’Indochine, même si on l’avait perdue, ça, c’était la guerre. Et les Viets, c’étaient de vrais soldats, pas les « Fells ».
Et puis, en Indochine, il y avait, disaient-ils, les filles, qui étaient beaucoup plus avenantes que les Arabes, etc. Ces officiers, n’étaient pas gaullistes, parce qu’ils considéraient que de Gaulle avait bradé l’Algérie. Moi, j’étais un peu à l’écart. Comme j’étais officier appelé, je n’étais pas dans leurs confidences, mais, à mon avis, ils n’étaient pas pour l’OAS. Mon peloton Les photos illustrent bien notre situation militaire, notre matériel et notre combat. Voilà donc ici une partie de mon peloton avec la jeep du commandement, le half-track. Il y en avait trois au total, ça dépendait des missions qu’on avait à faire. Cette photo est celle de ma jeep, et puis, derrière, il y a une ambulance. C’est à Aïn-Tagrout aussi. Là ce sont des GMC.
III. Partir d’Algérie Une grande souffrance : le sort des harkis J’avais dans ce poste un certain nombre de harkis. Vers la fin, certains fichaient le camp avec les armes, d’autres se rebellaient, et essayaient de se dédouaner vis-à-vis du FLN en changeant de camp en tirant sur des appelés. Un jour, en 1962, avant le cessez-le-feu, le capitaine me fait appeler à l’escadron et me dit : « Demain, vous êtes le seul au courant, vous avertissez seulement les sentinelles : l’escadron va monter désarmer les harkis. » Le lendemain matin, il faisait encore nuit, à 5 heures du matin, ils sont montés, ils ont pris les harkis, les ont désarmés, et hop ! dehors, dans la nature… Que sont-ils devenus ? Cela a été ma plus grande souffrance pendant mon service en Algérie. Préparatifs de départ Nous nous sommes repliés de poste en poste. On a quitté le poste 1 117. On a quitté Aïn-Tagrout, nous nous sommes tous rassemblés à Bordj-Bou-Arreridg. Là, nous étions dans une ancienne ferme. Quand il a fallu la quitter, le capitaine a voulu laisser sa marque : de rage, il a fait peindre les murs en bleu, blanc, rouge ainsi que les arbres, comme pour bien signifier que la France était là ! Le 19 mars 1962, j’étais à Bordj-Bou-Arreridg pour le cessez-le-feu. Les drapeaux verts sont sortis de partout, vous auriez dit vraiment… un champ de verdure. Et des « fells », il y en avait partout. On passait en half-tracks, ils nous faisaient des bras d’honneur… Les « you-you » des femmes, c’était quelque chose ! C’était le cessez-le-feu… On avait une drôle d’impression. Nous sommes restés dans ce secteur jusqu’à l’indépendance et même au-delà. En septembre 1962, on est partis de l’Algérie en bateau. Je suis revenu sur le « Sidi-Bel-Abbès » le 18 septembre 1962. On avait construit des caisses en bois d’à peu près un mètre cube et chacun y mettait ses affaires. Arrivé à Saint-Etienne, j’ai demandé à débarquer. J’aurais dû aller chercher ma caisse huit jours plus tard et recevoir ma solde de sous-lieutenant. Mais il fallait que je remette la tenue et que j’aille à Mailly-le-Camp (le régiment venait d’être dissous) pour récupérer ma caisse en bois, la ramener à Montbrison et toucher ma paye. J’en avais assez de l’uniforme, je n’ai pas voulu le reprendre. J’ai téléphoné : on m’a renvoyé ma caisse, mais on n’a pas renvoyé ma solde… Retour à la vie civile En tant que sous-lieutenant, je pouvais intégrer la gendarmerie. Je n’avais qu’une signature à donner, il fallait simplement aller à l’école de gendarmerie de Melun et six mois après j’étais lieutenant de gendarmerie. Mais j’en avais assez de l’uniforme… Avant de partir, j’avais été deux ans instituteur à l’école Saint-Aubrin de Montbrison. Au début, j’ai eu un peu de mal à enseigner. Là-bas, surtout sur la fin, j’étais dans le poste à Aïn-Tagrout, j’avais du temps libre. Je me suis un peu remis à potasser le manuel de psycho-pédagogie pratique, que j’avais récupéré lors de ma permission. Cela m’a remotivé, si bien qu’en octobre 1962, j’ai réintégré l’école Saint-Aubrin. Chose positive, pourtant : le fait d’avoir à commander en Algérie, pour moi qui étais extrêmement timide, m’a renforcé et donné de l’assurance. J’ai fait plus tard une période militaire et je suis capitaine de réserve. Et puis, c’est vrai, il y a l’amitié des gens rencontrés, tous si différents. De temps en temps je revois Pierrot Chazal, mon compatriote de Saint-Bonnet-le-Courreau, que j’avais rencontré par hasard à Aïn-Tagrout alors qu’il me saluait à l’entrée du poste. Quand je le rencontre, il me salue d’un retentissant « mon lieutenant »… Nous gardons une certaine nostalgie de ce pays magnifique. J’ai parfois eu l’envie de retourner en Algérie mais ne cela ne s’est pas fait. Voilà mon expérience : vingt-cinq mois d’armée dont quinze en Algérie. Je pense souvent, sans amertume, à cette période qui a marqué une étape dans ma vie.
À partir de 1954, l’armée française a appliqué en Algérie la fameuse « DGR », combinant la « conquête des cœurs et des esprits » aux pires méthodes (désinformation, déplacements et disparitions forcés, torture, exécutions sommaires). Une doctrine réactualisée depuis les années 1990 au sein des forces armées occidentales. Et qui imprègne de plus en plus l’imaginaire de guerre de leurs dirigeants.
Cet article est une communication à la journée d’étude organisée à l’Assemblée nationale le 20 septembre 2019 par l’Association Maurice Audin et l’Association Histoire coloniale et postcoloniale, sur le thème sur « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises : vérité et justice ? », dont les actes ont été publiés en février 2020 par La Revue des droits de l’homme. Il a également été publié sur le site Histoirecoloniale.net.
Je n’interviens pas ici en tant qu’historien, que je ne suis pas, mais en tant qu’éditeur et militant des droits humains. Il se trouve en effet qu’au fil de mes engagements, j’ai été confronté à des situations de conflits et violations des droits humains qualifiés a posteriori de « sales guerres ». D’abord quand il s’agissait de dénoncer les crimes de la dictature argentine des années 1976-1982. Ensuite quand mon arrivée aux Éditions Maspero (devenues La Découverte en 1983) m’a permis de faire la connaissance de Pierre Vidal-Naquet et de mieux connaître son combat contre les « crimes de l’armée française » pendant la guerre d’Algérie. Et plus tard, dans les années 1990, quand, avec d’autres, nous avons dénoncé les crimes commis par l’armée algérienne contre sa population à partir du coup d’État de janvier 1992.
« Sale guerre », a-t-on dit dans les trois cas, caractérisés par un point commun essentiel : l’usage généralisé de la torture et des disparitions forcées par les « forces de sécurité » (police, forces spéciales de l’armée, supplétifs, etc.) contre les militants armés et les simples civils. C’est la lecture des écrits de Vidal-Naquet – dont ses livres La Torture dans la République (1972) et Les Crimes de l’armée française (1975) – qui m’a permis progressivement de comprendre la centralité de ces pratiques dans ces « sales guerres », mais aussi que celle-ci ne devait rien au hasard. Elle s’expliquait en effet largement (même si pas seulement) par la mise en œuvre méthodique par les officiers supérieurs impliqués dans ces trois situations d’une doctrine militaire encore relativement mal connue, car restée fort discrète : la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR), dite encore « guerre moderne ». Laquelle peut d’abord être définie comme une réponse, théorisée par des officiers français, aux mouvements de décolonisation qu’il importait de pouvoir combattre en s’affranchissant des contraintes légales : de 1955 à 1959, elle a en effet été de facto la doctrine officielle de l’armée française, enseignée aux officiers à l’École de guerre de Paris. Et promouvant une conception totale de la guerre, incluant les champs politique, économique, social et culturel[1].
À ma connaissance, les premiers travaux d’envergure sur la question ont été le livre de François Géré consacré en 1997 à La Guerre psychologique (1997) et la thèse de science politique de Gabriel Périès (1999) ; ils ont été très utilement complétés par la thèse de Paul et Marie-Catherine Villatoux, soutenue en 2002 et publiée en 2004 ; puis par la synthèse rigoureuse proposée par la journaliste Marie-Monique Robin (Escadrons de la mort, l’école française) dans un film (2003) et un livre (2004)[2]. Depuis ces travaux de référence, de nombreux autres ont été produits[3]. C’est sur ce corpus déjà significatif que je m’appuierai pour proposer une brève synthèse de ce que fut la DGR et de son rôle dans la systématisation des disparitions forcées lors de la guerre d’indépendance algérienne.
I. La guerre d’Indochine, matrice des théoriciens de la DGR
Le théoricien le plus en vue de la « guerre révolutionnaire » est sans conteste le colonel Charles Lacheroy. Ayant participé en Côte d’Ivoire en 1946 à l’écrasement de la révolte du RDA d’Houphouët-Boigny, il est envoyé en 1951 en Indochine, où l’armée française affronte le Viêt-minh depuis 1946. Il acquiert progressivement la conviction que leur ennemi mène une guerre d’un type nouveau, où l’action psychologique joue un rôle essentiel et où une organisation invisible évolue sur les arrières du front, comme l’expliquent Gabriel Périès et David Servenay : « Toute l’expérience indochinoise va consister à ancrer dans le vécu des soldats français cette nouvelle contingence tactique de la guerre moderne, “guerre de conquête des cœurs et des esprits”. Cette découverte, Lacheroy la partage avec plusieurs officiers. […] Analysant cette structure en 1952, puis en 1953, le colonel Lacheroy pense qu’une telle organisation doit être comprise d’une autre façon qu’un simple organigramme : c’est une véritable arme, une technique guerrière. Il en tire des conclusions : premièrement, l’ensemble de ces structures, ces hiérarchies parallèles – vietnamienne, mais pourquoi pas une autre ? – constituent en fait une “dictature, pure, dure et cruelle” selon ses propres termes. Deuxièmement, cette dictature est une arme de guerre “comme les gaz de combat”. Troisièmement, si on veut gagner la guerre, l’armée française doit s’approprier cette nouvelle arme, ne pas l’écarter pour des raisons morales mais au contraire l’intégrer dans son arsenal. » Pour Lacheroy et ses collègues, comme l’explique Thomas Deltombe, la « technique » du Viêt-minh « consiste à encadrer et à endoctriner les populations de façon à les transformer en une armée invisible et omniprésente. Dès lors, l’ennemi n’est plus simplement l’homme en arme qui se bat frontalement, mais l’ensemble des populations qui, secrètement mobilisées et hiérarchiquement organisées, peuvent à tout moment porter le coup fatal, dans le dos de l’adversaire. Ainsi se trouveraient abolis les clivages classiques qui séparaient les fronts extérieurs et intérieurs, l’action militaire et l’action politique et, finalement, la guerre et la paix ».
En 1953, Lacheroy revient à Paris pour prendre la direction du Centre des études africaines et asiatiques, où il forme les officiers français affectés en Indochine. « Après Diên Biên Phù, poursuit Deltombe, sa renommée explose et ses théories se propagent rapidement. Grâce à l’entremise du journaliste André Blanchet, spécialiste de l’Afrique du Monde et intervenant occasionnel au CEAA, Charles Lacheroy est invité à exposer – anonymement – ses idées au grand public dans les éditions des 3 et 4 août 1954 du quotidien du soir, dans un article reprenant de larges extraits d’une de ses conférences et titré : “La campagne d’Indochine, ou une leçon de “guerre révolutionnaire”[4]”. » Dans cet article, il explique crûment que l’armée française doit faire siennes les méthodes « révoltantes » de l’ennemi : « Ce n’est pas la première fois que nous voyons dans une guerre l’un des adversaires mettre en œuvre une arme nouvelle plus ou moins défendue par la réglementation internationale, voire révoltante pour la conscience humaine. Dans un passé récent, on a répondu aux gaz de combat par les gaz de combat, aux bombardements réputés stratégiques par des bombardements analogues. […] Demain, on répondra à la bombe atomique par la bombe atomique et, si l’on s’y refuse, il semble bien qu’il n’y ait d’autre solution que de s’avouer vaincu et de rentrer chez soi, si le vainqueur accepte que le vaincu ait encore un “chez soi”. Or, dans la guerre qui se déroule en Indochine, le Viêt-minh a mis au point une organisation populo-politico-policière, sans doute révoltante pour la conscience humaine, mais qui est une arme dont l’efficacité militaire est malheureusement indéniable et, sans doute, déterminante. Ne pas s’en servir, c’est jouer perdant. »
« Puis, relatent Périès et Servenay, il prononce une conférence, en avril 1955, devant un parterre de généraux à l’Institut des hautes études de la défense nationale. Il fascine son auditoire, à tel point que, quinze jours plus tard, il est intégré au cabinet du ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury. Pendant trois ans, il va alors incarner le renouveau doctrinal de l’armée française, déprimée par sa terrible défaite de Diên Biên Phù au printemps 1954. Bien plus, sa position officielle lui offre une chance inespérée de diffuser ses idées à grande échelle au sein de l’institution. Son exposé de l’IHEDN est tiré à 25 000 exemplaires, il enchaîne les conférences, jusqu’à rassembler 2 000 officiers de réserve et d’active en juillet 1957 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne ! Parallèlement, il prend la direction des Services d’action psychologique et d’information (SAPI), chargé [en juillet 1957] de mettre en place les 5e bureaux d’action psychologique dans toutes les unités présentes en Algérie. »
Leur création est officialisée par la fameuse « Instruction provisoire sur l’emploi de l’arme psychologique » (Texte toutes armes 117, dit TTA 117), diffusée par le ministère de la Défense le 29 juillet 1957. Ce texte, qui codifie l’usage de la DGR dans toute l’armée française (toutefois sur un mode euphémisé), a été rédigé par quelques officiers, dont le commandant Jacques Hogard, secrétaire général de l’ESG et fervent partisan des thèses de Lacheroy (il serait même, selon les Villatoux, le « vrai doctrinaire » de la guerre révolutionnaire). Il indique notamment : « La guerre révolutionnaire est une doctrine de guerre élaborée par les théoriciens marxistes-léninistes et exploitée par des mouvements révolutionnaires de diverses obédiences pour s’emparer du pouvoir en s’assurant progressivement le contrôle physique et psychologique des populations, suivant des mots d’ordre, des techniques et des actions déterminés. » Et il prône l’importance de l’« unité d’action » entre le militaire et le civil, pour extirper le « virus révolutionnaire ».
Pendant toute cette période, Lacheroy et ses collègues « officiers malades de l’Indochine[5] » orientent donc de façon décisive la « guerre antisubversive » que mène l’armée française en Algérie, comme le souligne Marie-Monique Robin : « Non seulement sur le terrain, mais aussi à l’École supérieure de guerre où transitent et se forment les officiers de la guerre d’Algérie, présents et futurs, en liaison étroite avec l’état-major. Dès 1954, la 68e promotion de l’ESG inaugure une commission, intitulée “Guerre idéologique : enseignements de la guerre d’Indochine”[6]. Pour la promotion suivante (1956-1957), l’enseignement intègre officiellement l’étude de la “guerre subversive” dans l’une des trois périodes du premier cycle, aux côtés de la “guerre classique” et de la “guerre atomique”. […] [En 1958-1959], les travaux de la commission n° 2 de la 70e promotion, intitulée “L’action psychologique en Algérie”, reprennent à leur compte les éléments du débat pour tenter de le légitimer : “Le crime révolutionnaire est un crime exceptionnel perpétré au cours de circonstances exceptionnelles qui sont celles d’une partie de la phase tactique africaine de la guerre révolutionnaire bolchevique, écrivent les rapporteurs. À des crimes exceptionnels doivent répondre une législation et une juridiction d’exception. Nous évoquons là l’instauration de cours martiales ayant à connaître des seuls crimes révolutionnaires et appliquant une procédure expéditive peut-être sans appel. L’état de guerre et la conduite de la pacification n’ont pas à modifier le droit et ne dispensent pas de la morale. Mais il est souhaitable que la répartition des pouvoirs et les procédures s’adaptent aux circonstances anormales de la guerre révolutionnaire”. »
II. De 1956 à 1959, le rôle central de la DGR dans l’action de l’armée française en Algérie
En Algérie même, comme l’a relevé Denis Leroux, la mise en œuvre des méthodes de la DGR se systématise à partir de l’arrivée du général Raoul Salan à la tête des forces françaises, à la fin 1956. À la violence massive et indiscriminée des premières années de répression de l’insurrection (marquée notamment par les massacres de masse de l’été 1955 dans le Constantinois), qui se révèle peu efficace, il s’agirait désormais de combiner la « conquête des cœurs et des esprits » avec un « contrôle politico-policier plus étroit de la population » et une violence plus sélective visant les combattants nationalistes.
Dans cette perspective, deux écoles de formation des officiers et sous-officiers vont jouer un rôle capital dans la diffusion des méthodes de la guerre contre-révolutionnaire. La première est le Centre d’instruction de la pacification et de la contre-guérilla (CIPCG), ouvert à Arzew, à l’est d’Oran, au début 1955, qui sera, explique Marie-Monique Robin, le « lieu de passage obligé de tous les officiers et sous-officiers fraîchement débarqués en Algérie ». En deux ans, indique-t-elle, d’octobre 1957 à septembre 1959, 7 172 stagiaires passent par le CIPCG : 39 colonels, 136 lieutenants-colonels, 616 commandants, 1 694 capitaines, 1 158 lieutenants, 1 434 sous-lieutenants et 2 095 sous-officiers. « Au CIPCG, où transiteront un certain nombre d’officiers étrangers venus se former à la “doctrine française”, on explique ainsi que “la guerre en Algérie est une guerre révolutionnaire”, titre d’un programme de formation qui précise les modalités de “conduite de la guerre révolutionnaire en Algérie” : “Action psychologique ; guerre psychologique ; destruction des bandes armées […] ; destruction de l’infrastructure rebelle (le renseignement politique ; l’enquête ; l’action policière ; la lutte contre le terrorisme)”. »
La seconde école de formation est le Centre d’entraînement à la guerre subversive de Jeanne-d’Arc, un hameau à l’est de Philippeville, que l’on surnommera l’« école Bigeardville ». Elle a en effet été inaugurée le 10 mai 1958, en présence du ministre des Armées Jacques Chaban-Delmas[7], par le colonel Marcel Bigeard qui en prend la direction après avoir dirigé le 3e RPC et qui avait joué un rôle essentiel dans la mal nommée « bataille d’Alger ». Pour Chaban-Delmas, comme il l’écrira plus tard dans ses mémoires, Bigeard était l’« homme qu’il fallait pour faire subir aux officiers subalternes un véritable électrochoc psychologique qui changerait à jamais leur façon d’envisager les opérations[8] ». La mission de ce centre, selon une note du général Lorillot (secrétaire d’État aux forces armées « Terre ») citée par Marie-Monique Robin, est d’organiser des stages d’une « durée de quatre à six semaines » afin de « former des officiers avertis aux formes de la guerre révolutionnaire pour lutter pratiquement contre elles, grâce à une instruction sur la lutte contre l’infrastructure politico-militaire et un entraînement à la conduite des opérations de jour et de nuit contre les bandes ». Mais elle avait aussi pour mission, plus occulte évidemment, de former des officiers au « bon usage de la torture » comme en témoignera un officier passé par Jeanne-d’Arc en août 1958 cité par Pierre Vidal-Naquet dans Les Crimes de l’armée française[9], ce que confirmera en 2003 à Marie-Monique Robin le général Raymond Chabannes, alors capitaine invité par Bigeard à donner des conférences sur la lutte contre la guerre subversive à Jeanne-d’Arc.
On ne peut citer ici l’ensemble des dispositifs mis en place parallèlement en Algérie par l’armée française pour y déployer les techniques de la DGR dans le but d’« éradiquer la subversion » et de couper les combattants nationalistes de la population (il s’agissait, selon la formule alors popularisée par les théoriciens de la DGR, de « vider le bocal pour que les poissons soient au sec ») : action psychologique et désinformation, déplacements forcés de population, disparitions forcées, torture, exécutions extrajudiciaires, recours aux supplétifs (les harkis en l’occurrence), etc. Autant de pratiques désormais assez bien documentées par les travaux des historiens que j’ai cités. Soulignons seulement le rôle important des « détachements opérationnels de protection » (DOP), spécialisés dans les interrogatoires les plus violents et, comme le signale Denis Leroux, devenus à partir de l’automne 1957 « des instruments indispensables d’une guerre qui s’ancrait résolument en marge de la légalité au nom de la nature spécifique des ennemis et de la lutte à mener ».
III. La DGR, matrice de la pratique des disparitions forcées et de la torture
On comprend donc pourquoi les disparitions forcées pratiquées de façon systématique par les unités parachutistes à partir de 1957 ne relevaient en rien de « bavures », mais bien d’une stratégie globale de guerre antisubversive, celle de la DGR, avalisée par les politiques au plus haut niveau de l’État par toute une série de dispositifs juridiques laxistes (ce qu’avait permis le vote des « pouvoirs spéciaux » par l’Assemblée nationale en mars 1956), même si les euphémismes et la langue de bois tentaient de nier cette réalité.
La légitimation de l’usage systématique de la torture, au nom de l’argument parfaitement fallacieux du « renseignement qui peut sauver des vies humaines », est l’un des effets de cette dérive politico-militaire. Et avec lui la pratique logique des disparitions forcées, comme en a témoigné le général Paul Aussaresses dans son livre publié en 2001, où il a expliqué comment, capitaine chargé des basses besognes durant la « bataille d’Alger », la torture impliquait l’exécution pure et simple de ceux qui avaient à ses yeux un « lien avec les crimes terroristes ». D’où ce dialogue étonnant avec son chef, le colonel de Cockborne : « Ce ne serait pas mieux de les remettre à la justice, plutôt que de les exécuter ? On ne peut quand même pas flinguer tous les membres d’une organisation ! Cela devient dingue !
– C’est pourtant ce que les plus hautes autorités de l’État ont décidé, mon colonel. La justice ne veut pas avoir affaire au FLN, justement parce qu’ils deviennent trop nombreux, parce qu’on ne saurait pas où les mettre et parce qu’on ne peut pas guillotiner des centaines de personnes. La justice est organisée selon un modèle correspondant à la métropole en temps de paix. » Et le colonel de rétorquer : « C’est une sale guerre. Je n’aime pas ça[10]. »
D’où la conclusion de Marie-Monique Robin : « La dissimulation massive de cadavres, qui évoque aujourd’hui les “disparus” d’Argentine ou de la “deuxième guerre d’Algérie” (depuis 1992), est une caractéristique de la bataille d’Alger pendant laquelle les militaires français inaugurent une méthode considérée, au même titre que la torture, comme une arme de la guerre contre-révolutionnaire. Par-delà l’aspect “pratique” qui consiste à se débarrasser de cadavres encombrants, la technique de la “disparition forcée” vise aussi, et peut-être surtout, à terroriser les populations, et donc à les soumettre : “Loin d’être un hasard, la disparition de cadavres de personnes arrêtées et torturées relève de la répression rationalisée mise en pratique par les parachutistes dans leurs centres de détention et d’interrogatoire, commente Raphaëlle Branche. Elle ajoute une violence symbolique à la palette de tous les gestes violents qui l’ont précédée[11].” À l’instar des expositions de cadavres, si chères au colonel Argoud, les disparitions ne représentent pas un raté du système, mais bien un élément du dispositif mis en place dans le cadre de la guerre antisubversive, dont le but est d’“empêcher la mobilisation de groupes et de freiner l’action collective”, par la peur ainsi instillée aux proches des victimes et, par capillarité, à des franges plus larges de la population[12]. »
En janvier 1959, ajoute Marie-Monique Robin, « c’est probablement la commission “Légalité-guerre subversive” [de l’ESG], présidée par le général de Brebisson, ancien commandant de zone en Algérie, qui poussera le plus loin la réflexion sur “les mesures et aménagements que les forces armées attendent des autorités compétentes pour permettre une intervention efficace contre la subversion”. […] Après avoir rappelé qu’il existe trois textes concernant des états de crise (sur l’état d’urgence, sur les pouvoirs spéciaux et sur l’état de siège), aucun n’étant “satisfaisant dans le cas de la subversion totale”, la commission souligne la nécessité de “créer un texte nouveau et complet” et préconise “l’adoption urgente de mesures propres à diminuer le handicap dont sont frappées les forces de l’ordre, exposées à agir dans l’illégalité avec tous les inconvénients qu’elle comporte”. Parmi ces mesures, les plus importantes concernent la “lutte contre l’appareil politico-administratif subversif”, qui doivent pouvoir être prises “sans intervention parlementaire” : “La centralisation du renseignement ; l’assignation à résidence (cette mesure administrative doit permettre de conserver les individus arrêtés aussi longtemps que le besoin s’en fait sentir, afin qu’ils puissent être interrogés, confrontés, réinterrogés à la lumière de nouvelles arrestations et maintenus dans le cadre de la recherche du renseignement et non de celui des poursuites judiciaires) ; le pouvoir de perquisition de jour et de nuit ; le contrôle de la circulation des personnes et des biens ; […] le droit de suspension des fonctionnaires et des élus ; l’interdiction des réunions publiques ou privées ; l’usage de leurs armes par les forces de l’ordre ; l’accélération des jugements et, de façon plus générale, de l’adaptation de l’appareil judiciaire.” Et de conclure : “À la notion de guerre révolutionnaire totale, correspond celle de stratégie totale qui intéresse les différentes branches de l’activité du pays, politique, financière, économique, psychologique, militaire, judiciaire. […] C’est pourquoi il importe que la responsabilité de décision soit unique.” » L’armée prétend ainsi s’arroger le monopole de la violence, concurrençant de facto l’autorité des responsables civils de la République.
IV. Après le bannissement officiel de la DGR en France, une sombre postérité dans le reste du monde
Et c’est précisément cette menace que comprend de Gaulle, après le coup d’État de mai 1958 qui l’amène au pouvoir et lui permettra de fonder la Ve République. Il n’ignore pas que les ambitions totalisantes des partisans de la DGR, majoritairement partisans de l’Algérie française, menacent les fondements de la République. Dès la fin 1958, tout en permettant que les pires méthodes perdurent dans la lutte de l’armée française contre les nationalistes et toute la population algérienne, il écarte progressivement les officiers les plus « subversifs ». En février 1958, le colonel Lacheroy avait déjà été limogé puis cantonné à un poste sans influence par le ministre de la Défense Jacques Chaban-Delmas, lequel prépare secrètement la mise au point de la « bombe atomique », arme, dit François Géré, qui « commence à apparaître moins comme le complément que comme le rival de l’arme psychologique dans la politique militaire de la France[13] ».
En février 1960, deux événements importants marquent un tournant décisif : l’explosion dans le Sahara algérien de la première bombe atomique française et la nomination de Pierre Messmer au ministère des Armées. Ce dernier entreprend aussitôt d’en finir avec la prévalence de la DGR, au profit de ce qui deviendra à partir de 1961 la nouvelle doctrine stratégique de l’armée française, celle de la « dissuasion [nucléaire] du faible au fort ». Les 5e bureaux, symbole affiché de l’application de la DGR en Algérie, sont dissous et les officiers de terrain les plus en pointe dans la mise en œuvre de la doctrine sont bientôt sèchement débarqués. Parmi les plus notoires : en juillet 1960, Bigeard est envoyé en République centrafricaine pour y diriger le 6e régiment d’infanterie coloniale ; en décembre 1960, Trinquier est contraint à démissionner, en échange d’une mission secrète au Katanga (pour former la gendarmerie du sécessionniste Moïse Tshombé) ; et en avril 1961, Jacques Hogard est muté au Sénégal.
Ce basculement et ce début d’épuration n’empêcheront pas la création, en février 1961, de l’Organisation armée secrète (OAS), à laquelle se rallieront nombre d’officiers partisans de la DGR (à commencer par Lacheroy), ni la tentative avortée en avril 1961 de coup d’État d’un « quarteron de généraux rebelles » (de Gaulle) partisans de l’Algérie française. Mais si la DGR est alors totalement passée aux oubliettes comme doctrine d’emploi des forces armées stationnées en métropole, ce n’est pas le cas pour les unités de l’infanterie de marine (ex-infanterie coloniale) durablement installées sur des bases permanentes dans certaines anciennes colonies de l’Afrique subsaharienne[14]. Et ce sont bien les méthodes de la DGR qui sont employées avec rigueur dans la terrible « guerre secrète » que mènent à partir de 1955 des officiers français au Cameroun, où ils encadrent des troupes locales pour détruire les maquis nationalistes de l’Union des populations du Cameroun (UPC). Une guerre qui fera des dizaines de milliers de victimes et durera jusqu’à la fin des années 1960[15].
Parallèlement, certains officiers qui se sont illustrés comme des praticiens zélés de la DGR pendant la guerre d’Algérie seront discrètement envoyés comme formateurs auprès des armées d’autres pays (retrouvant parfois des officiers qui avaient suivi des stages dans les écoles d’Arzew et de Jeanne-d’Arc). C’est notamment le cas du commandant Paul Aussaresses, qui enseigne aux États-Unis à Fort Bragg, quartier général des forces spéciales américaines et centre d’entraînement à la guerre contre-insurrectionnelle et à la guerre psychologique, et à Fort Benning. Ses cours, ainsi que les travaux du colonel David Galula à Harvard et à la Rand Corporation et le livre du colonel Trinquier, La Guerre moderne, conduiront les stratèges militaires américains à utiliser à grande échelle les méthodes de la DGR lors de la terrible « Opération Phénix » à partir de 1969, considérée par un officier états-unien comme une « copie de la bataille d’Alger appliquée à tout le Viêt-nam du Sud[16] » – et qui fit de 20 000 à 40 000 victimes civiles. Et dès le début des années 1960, comme l’a bien documenté Marie-Monique Robin, une « mission militaire française » dépêche à Buenos Aires d’anciens officiers ayant fait l’Indochine et l’Algérie, afin d’enseigner à leurs homologues argentins les principes de la DGR. En 1973, le colonel Aussaresses est nommé attaché militaire au Brésil, où il donne des cours sur la bataille d’Alger, notamment « au centre d’entraînement des forces spéciales de Manaus, qui était une copie de Fort Bragg », à des officiers brésiliens, mais aussi chiliens, argentins ou vénézuéliens[17]. Ces enseignements, avec ceux de militaires états-uniens, serviront dans ces années 1970 à la mise au point par les dictatures militaires du Cône Sud de l’Amérique latine du fameux « Plan Condor », qui généralisera alors l’usage de la torture et des disparitions forcées dans toute la région[18].
Par ailleurs, sans aucunement épuiser la question de la postérité internationale de la DGR française, on doit relever que ses pires méthodes ont été systématiquement utilisées par les généraux à la tête de l’armée… algérienne lors de la « sale guerre » qu’ils ont conduite contre leurs opposants dans les années 1990 : torture, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, faux maquis, milices de supplétifs, désinformation[19]… Il faut dire que plusieurs de ces officiers avaient fait leurs premières armes dans les années 1950 au sein de l’armée française – où ils avaient pu se former aux techniques de la DGR –, qu’ils avaient désertée pour rejoindre le combat nationaliste à partir de 1958.
Enfin, la doctrine « antisubversive » a souvent retrouvé une actualité au sein des forces armées occidentales à partir des années 1990, notamment à l’occasion de l’engagement dans les Balkans des troupes de l’OTAN, qui se sont retrouvées impliquées dans une guerre « non conventionnelle ». Une évolution plus marquée encore au sein de l’armée états-unienne, après l’occupation de l’Afghanistan en 2001, puis de l’Irak en 2003 : embourbés dans des « guerres sans fin », ses stratèges ont revisité les classiques de la DGR (comme David Galula[20]), espérant y trouver des enseignements pour « conquérir les cœurs et les esprits » de la population tout en traquant impitoyablement les « subversifs ». Autant d’évolutions qui seront renforcées avec les attentats terroristes qui frapperont les États-Unis l’Europe dans les années 2000 et 2010. Y compris en France, où le tabou sur l’usage de certains aspects de la DGR sur le territoire national a commencé à être discrètement levé par des responsables civils et militaires, tant la lutte antiterroriste est de plus en plus perçue comme celle contre un « ennemi intérieur »[21].
Le « fantôme » de la DGR est donc toujours bien présent, et il est d’autant plus important d’en connaître l’histoire pour éviter la répétition du pire.
[1] Parmi les textes fondateurs de ces théoriciens, signalons : Charles Lacheroy, Action Vietminh et communiste en Indochine, ou une leçon de « guerre révolutionnaire », Centre d’études asiatiques et africaines, 1954 ; Roger Trinquier, La Guerre moderne, La Table ronde, 1961 ; David Galula, Counterinsurgency Warfare. Theory and Practice, Praeger Security International, Wesport, 1964 (traduction française : Contre-insurrection. Théorie et pratique, Economica, 2008).
[2] François Géré, La Guerre psychologique, Economica, 1997 ; Gabriel Périès, De l’action militaire à l’action politique. Impulsion, codification et application de la doctrine de la guerre révolutionnaire au sein de l’armée française (1944-1960), thèse de doctorat en science politique, Paris-1, 1999 ; Paul et Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au « péril subversif ». Guerre et action psychologiques (1945-1960), Les Indes savantes, Paris, 2004 ; Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française (Canal Plus, 2003 ; la Découverte, Paris, 2004).
[3] Outre de nombreux articles, citons notamment : Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), La Découverte, Paris, 2007 ; Mathieu Rigouste, L’Ennemi intérieur.La généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine, La Découverte, Paris, 2009 ; Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun. Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, 1948-1971, La Découverte, Paris, 2011 ; Denis Leroux, Une armée révolutionnaire : la guerre d’Algérie du 5e bureau, thèse de doctorat en histoire, Paris-1, décembre 2018 ; David Servenay et Jake Raynal, La septième arme. Une autre histoire de la République, La Découverte, Paris, 2018 ; Élie Tenenbaum, Partisans et Centurions. Une histoire de la guerre irrégulière au xxe siècle, Perrin, Paris, 2018.
[4] Cité in Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, Paris, 2004, p. 41.
[5] Selon les mots de Jean Pouget, ancien officier d’Indochine, puis journaliste : Jean Pouget, Le Manifeste du camp n° 1. Le calvaire des officiers français prisonniers du Viêt-minh, Tallandier, Paris, 2014.
[6] C’est aussi en 1954 que l’étude de l’opuscule de Mao Zédong, La Guerre révolutionnaire en Chine, est rendue obligatoire aux officiers qui suivent les cours de l’École de guerre.
[7] Et de l’écrivain à succès Jean Lartéguy, auteur de trois ouvrages à la gloire des parachutistes français, traduits dans le monde entier : Les Centurions, LesPrétoriens et Les Mercenaires. Les livres de Lartéguy joueront un rôle majeur dans la popularisation de la DGR au sein de l’armée argentine ; voir Jérémy Rubenstein, « La doctrina militar francesa popularizada. La influencia de las novelas de Jean Lartéguy en Argentina », Nuevo Mundo Mundos nuevos, 6 juin 2017.
[8] Jacques Chaban-Delmas, Mémoires pour demain, Flammarion, Paris, 1997.
[9] Cité par Pierre Vidal-Naquet, Les Crimes de l’armée française, op. cit., p. 115.
[10] Paul Aussaresses, Pour la France. Services spéciaux 1942-1954, Le Rocher, Monaco, 2001, p. 35.
[11] Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, op. cit., p. 145.
[12] Daniel Hermant, « L’espace ambigu des disparitions politiques », Cultures et conflits, n° 13-14, 1994, p. 90.
[13] François Géré, La Guerre psychologique, op. cit., chapitre 11, « Les 5e bureaux ».
[14] Voir Gabriel Périès et David Servenay, Une guerre noire, op. cit.
[15] Voir Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa, Kamerun, op. cit.
[16] Voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, op. cit., chapitre 16, « La doctrine française est exportée aux États-Unis ».
[18] Voir John Dinges, Les Années Condor. Comment Pinochet et ses alliés ont propagé le terrorisme sur trois continents, La Découverte, Paris, 2004.
[19] Voir notamment Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Algérie : la machine de mort, octobre 2003, <algeria-watch.org/?p=52438>.
[20] C’est ainsi qu’en 2008, le général David Petraeus, alors chef de la force multinationale en Irak, a tenu à préfacer la traduction française du fameux livre de David Galula publié en 1964 (Counterinsurgency Warfare, op. cit.), le présentant comme « le plus grand et le seul grand livre jamais écrit sur la guerre non conventionnelle ».
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