L’un est Français, le second Algérien, ils vivent aujourd’hui dans deux communes voisines en Bretagne, à l’intersection de trois départements, du côté morbihannais. Pendant la guerre d’Algérie, ils étaient dans les camps opposés. Cette année, en raison de l’épidémie de coronavirus, les cérémonies de commémoration n’ont pas pu avoir lieu. A cœur ouvert, les deux hommes témoignent sans haine, ni rancune.
« L’Algérie voulait l’indépendance, c’est légitime non ? »
La guerre d’Algérie ? Elle reste pour lui une époque toujours très douloureuse et bouleversante. il a ouvert la porte de sa maison pour partager ses souvenirs et les raconter en préservant son anonymat.
« Je suis né en 1944 à Magra, à 75 km de Setif en Algérie. C’est une région dans la petite Kabylie. Ce pays, comme la Kabylie, les Aurès, le Constantinois sera au cœur de la guerre et de la folie meurtrière. Je viens d’une famille nombreuse de huit enfants et suis le plus âgé. Avant la guerre, ma famille était riche, avait des terres, des arbres fruitiers, des animaux. Tout a été dévasté : les arbres coupés et les maisons brûlées. Je dis les maisons parce que pendant toute la guerre, nous nous sommes cachés, nous avons fui. A chaque fois que nous trouvions une nouvelle maison, on restait un peu de peur d’être dénoncés. On vivait avec la peur constante et se méfiait de tout le monde. Nous étions pourchassés et la maison où on habitait est partie en fumée. Dès 1954, nous n’avions plus le droit de vivre tranquillement sur ces terres. »
Pourquoi ?
« Les Algériens voulaient l’indépendance, c’était légitime, non ? Après la Seconde guerre mondiale, on en rêvait. Beaucoup ont aidé la France à se libérer des Nazis, alors on espérait que nous aussi, nous allions avoir le droit d’être un pays libre. Quand les Européens fêtent le 8 mai 1945, tout en comprenant, nous pleurons nos morts, car ces soldats Algériens qui ont servi dans l’Armée française, ont été assassinés à leur retour au pays, Je parle des massacres à Sétif, Guelma, Kherrata. 45 000 morts, tués par balle et jetés dans un ravin. Aujourd’hui, je raconte cette histoire sans pleurer. L’Algérie et la France sont liées, nous pouvons compter les uns sur les autres. Nous sommes une et même famille qui s’est déchirée. »
Je n’étais qu’un enfant
« En 1954, j’avais 10 ans, et j’allais à l’école arabe. Nous, on n’avait pas le droit d’aller à l’école française. Je me souviens d’un événement terrifiant, chez moi à Magra. C’était en hiver 1956. Un de nos voisins avait servi dans l’Armée française. Il avait des médailles françaises et il ne voulait pas être contre la France. Un jour, en février, les soldats français sont venus le chercher, ses médailles ne l’ont pas protégé. Il a fini dans le ravin. En 1957, je ne pouvais plus du tout aller à l’école. Il fallait que je m’occupe de ma famille, car c’était l’année de l’emprisonnement de mon père. Il était condamné devant un tribunal militaire français à 35 ans de prison. Ce tribunal a déclaré qu’il faisait partie du Front de libération nationale (FLN). Il restera cinq ans en prison et en sortira brisé.
En 1957, j’ai aussi fait de la prison. Un jour, au marché, un soldat français m’a rattrapé car pour lui je travaillais pour le FLN. Il m’a jeté en prison, heureusement qu’un adjudant-chef, a pris ma défense et je suis sorti après cinq jours. Quand il m’a relâché, il m’a donné 5 kg de riz et de la farine. J’ai aussi connu ces disputes entre deux soldats français concernant mon emprisonnement grâce à un autre soldat français, d’origine algérienne. Il m’a tout raconté. A partir de cette année, toute ma famille fut considérée comme une ennemie. Nous avons commencé à nous cacher. Cette fuite sans cesse devant tout le monde s’est terminée à l’indépendance de l’Algérie. Ce 5 juillet 1962, j’étais avec ma famille à Boutaleb. Mon père était toujours en prison, il sortira un mois après. Nous sommes revenus au village mais tout était dévasté.
Des morts dans chaque famille
Le bilan de cette guerre est très lourd : un million et demi de morts. Aucune famille n’était épargnée. « Dans la mienne, neuf oncles sont morts. Il y a aussi l’histoire de la famille de ma femme. Son père, un Algérien, était un soldat français pendant cette guerre. Il est mort lors d’un accrochage avec les soldats du FLN. Jamais, ni sa femme, ni ses enfants n’ont reçu un document de reconnaissance, pourtant il était mort en tant que soldat français.
Dans notre famille, nous avons eu plusieurs harkis, nous les avons tous protégés. Ils sont restés en Algérie. Ce n’était pas le cas partout. Entre le 19 mars 1962, date de l’annonce du cessez de feu à la suite des accords d’Evian, et l’Indépendance, des exactions ont été commises, comme tout au long de sept années de cette terrible guerre : les hommes massacrés, les femmes et les enfants torturés, violés. Et toutes ces maisons brûlées, toutes restées en cet état pour témoigner de cette terreur que nous avons vécue ».
« J’aime beaucoup la France »
« En 1965, j’ai décidé d’aller vivre en France. J’ai vécu à Saint-Étienne, puis dans le Limousin, en Alsace et depuis 2013 en Bretagne. Je me suis marié en 1978 et en 1998, ma femme et mes enfants sont venus vivre avec moi. Mon père n’était pas d’accord que je reste en France. Il est mort en 2001, je pense que pendant tout ce temps, il a espéré que je revienne en Algérie. Vous savez, j’aime beaucoup la France. Cette guerre a été provoquée par les hommes politiques et leur soif de l’argent. Cependant tous les politiques ne sont pas mauvais. En Algérie, on peut toujours acheter l’enregistrement du discours de général De Gaulle du 4 juin 1958. C’est un homme que j’apprécie. Le conflit a pu s’arrêter cette année-là.
Dans ce discours, De Gaulle dit notamment: « Je sais ce qu’il s’est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c’est celle de la rénovation et de la fraternité. »
« Nous étions quatre frères à partir en Algérie »
Dans son grand album de souvenirs, Maurice Josse garde les diplômes et les photos de ces années de la guerre. Il était appelé, comme ses trois frères, pour servir dans l’armée française. Âgé aujourd’hui de 82 ans, quand il évoque la guerre d’Algérie, les sentiments de la peur le saisissent.
« Cette peur me réveillait la nuit pendant des années. La peur d’être tué à tout moment. On n’avait rien à faire là-bas. Personnellement, on n’avait rien à gagner. Je garde en mémoire les images de la population locale. Beaucoup de personnes pauvres, exploitées par les colons. Par le système colonial. »
Sur une des pages de son album est collé « le calvaire des appelés. On dessinait cette croix sur une feuille à carreaux et on cochait chaque jour. Mon grand calvaire compte 18 mois du service militaire et le petit calvaire 6 mois. J’étais appelé à mes 20 ans et j’étais libéré à 22 ans et cinq mois. »
Fratrie de 6 enfants
Il était prévu que « sur le terrain des opérations comme dit l’armée, ne peuvent y participer à la fois deux enfants d’une même famille. Moi je viens d’une fratrie de six enfants : quatre garçons et deux filles. Mes frères, Jean et Bernard, sont allés en Algérie avant moi. Alors, quand Bernard terminait, moi j’étais incorporé au 38e Régiment de transmission et je réalisais la formation pour devenir opérateur radiographiste. Ainsi, nous nous sommes croisés. J’ai débarqué à Oran, à la maison carrée le 22 septembre 1959. Je reviendrai dans cette ville le 22 octobre 1960, pour retourner en France. Et mon petit frère Raymond viendra à son tour. A nous quatre, nous sommes restés dans l’armée 9 ans et 4 mois : Jean avec l’armée de combattants, Bernard avec les tirailleurs, Raymond dans le génie civil et moi dans la transmission.»
« J’ai vu la misère des habitants »
Après sa formation, Maurice est envoyé à Setif. « Je suis arrivé à la caserne, qui était immense avec quatre à cinq milles soldats. Dans les chambres, on dormait à 48 personnes. Je suis resté dans ce secteur quinze mois. Plus les semaines à l’extérieur, en opération avec les différents régiments. Les sorties hors la caserne, qu’on appelait citadelle, étaient toujours à risque. On avait très peu de contact avec la population locale seulement quand on allait à la décharge d’ordures située à une dizaine de kilomètres. On partait avec un camion doté d’un chauffeur et de deux soldats en cas d’embuscade. C’est auprès de cette décharge que j’ai vu la misère des habitants qui vivaient à côté pour avoir plus chaud, pour chercher dans nos restes de la nourriture. Il y avait des personnes âgées et des jeunes enfants… »
La haine était énorme
Envoyé en opération, le jeune Breton se rend vite compte qu’il est au cœur d’une véritable guerre. « Il y avait des bombardements, par l’Armée française et parfois de l’autre côté. On s’entretuait. La haine était énorme. Elle grandissait sans cesse. Quelque fois, de jeunes enfants âgés d’à peine de 10 ans nous jetaient des cocktails Molotov. Nous étions tous dans la crainte d’attaques venant de la population. Surtout à Setif, d’où venait Ferhat Abbas, un des investigateurs du soulèvement pour l’Indépendance de l’Algérie.»
Maurice Josse n’est jamais retourné en Algérie. « Ce sont des années gâchées. Le seul souvenir positif que je garde c’est la camaraderie avec d’autres soldats, d’ailleurs on continue de se revoir. »
Existe-t-il un sentiment de responsabilité ? « Personnellement, je ne me sens pas responsable. On exécutait les ordres. Si nous ne le faisions pas, il y avait le risque d’aller en prison. »
Sur le bureau de cet ancien soldat, à côté du grand album, sont posées quelques médailles. Elles viennent rappeler ces 24 mois de mission, lesquels ont été l’équivalent pour le caporal-chef de « plusieurs années des cauchemars nocturnes. »
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