Si la pandémie liée au coronavirus fragilise temporairement les manifestations dans la région, la contestation pourrait reprendre de plus belle, enflammée par la crise économique et la détérioration des conditions de vie.
Reprennent-ils des forces ou font-ils aveu de faiblesse ? Comme au Liban, les pouvoirs en place étaient encore massivement contestés dans les rue d’Irak et d’Algérie à la veille du déclenchement de la pandémie liée au coronavirus. Depuis, cette dernière semble leur offrir un moment de répit, qui pourrait toutefois s’avérer illusoire. Certes, le Covid-19 a dans un premier temps capté toute l’attention au point de faire de l’ombre aux intifadas en cours. En vidant les hauts lieux des révoltes de ceux qui les animent, il a non seulement renvoyé aux calendes grecques « la chute du régime » telle qu’exigée d’Alger à Bagdad en passant par Beyrouth, mais il a également permis aux pouvoirs de se mettre, un moment du moins, à l’abri des regards extérieurs, l’attention médiatique étant focalisée sur la pandémie. Cette trêve pourrait néanmoins être de courte durée, tant les facteurs qui ont nourri la colère sociale seront d’une acuité autrement plus intense après la crise sanitaire. L’exacerbation est déjà perceptible partout. À Tripoli, ville la plus pauvre du Liban, des centaines de manifestants ont bravé lundi soir le confinement pour exprimer leurs inquiétudes face à l’inflation galopante. Face à eux, une armée tentant de les repousser alors qu’ils s’avançaient vers le domicile d’un parlementaire auquel ils s’opposent. Bilan de la soirée : un mort et une vingtaine de blessés. Depuis plusieurs mois, le pays du Cèdre fait face à la pire crise économique de son histoire, galvanisée davantage encore par l’épidémie actuelle. Dans un pays surendetté, en défaut de paiement, la contestation libanaise pointe du doigt la corruption et la gabegie des autorités, dont beaucoup estiment que le secteur bancaire est complice.
En Algérie, le pouvoir a saisi l’opportunité de la pandémie pour réprimer à tout va. Depuis l’interruption du Hirak à la mi-mars, la liste des personnes poursuivies ou arrêtées par les autorités algériennes ne cesse de s’allonger, au point que le Comité national pour la libération des détenus – fondé en août 2019 pour demander la libération des prisonniers politiques et d’opinion – décrit la répression actuelle engagée contre la presse comme la pire « depuis les assassinats de journalistes dans les années 1990 ». Selon le dernier décompte établi par le comité et partagé sur sa page Facebook, 50 personnes sont actuellement emprisonnées pour des faits liés au soulèvement. Étudiants, activistes, opposants politiques ou encore journalistes, tous sont dans le collimateur du pouvoir. Les motifs incriminés sont souvent les mêmes : on leur reproche d’avoir participé à des rassemblements illégaux, de nuire à la sécurité de l’État ou à l’intégrité du territoire national, ou encore de distribuer des documents qui vont à l’encontre des intérêts nationaux. Autant de justifications fallacieuses qui ne semblent converger que dans un seul sens : briser la dynamique du soulèvement algérien. Comment expliquer sinon qu’aucun des 5 037 prisonniers graciés par le président Abdelmadjid Tebboune le 1er avril ne fasse partie des militants du Hirak ? Parmi les condamnations récentes, on compte celle en appel de Karim Tebbou, coordinateur du parti de l’Union démocratique et sociale, à un an de prison ferme le 24 mars dernier. Le correspondant de Reporters sans frontières (RSF) en Algérie et directeur du site web Casbah Tribune, Khaled Drareni, a quant à lui été mis sous mandat de dépôt au cours du même mois pour « incitation à un attroupement non armé » et « atteinte à l’intégrité du territoire national ». « Qu’il s’agisse de Khaled Drareni ou de Sofiane Merrakchi (arrêté en septembre 2019 et condamné début avril à huit mois de prison ferme), la pandémie permet au pouvoir de régler ses comptes à huis clos avec ses principaux opposants journalistes », confie Souhaieb Khayati, directeur du bureau Afrique du Nord de RSF.
Les autorités tirent tous azimuts. En témoigne le blocage pour le pouvoir algérien depuis le 9 avril de deux médias en ligne, Maghreb émergent et Radio M, au prétexte que la loi interdit à la presse de recevoir des fonds étrangers. Une accusation que récusent les principaux concernés. « Il s’agit d’un argument très sensible en Algérie. Tout partenariat ou rapprochement avec une ONG internationale est considéré comme de la collaboration avec une puissance étrangère et le régime nourrit cet amalgame par tous les moyens », commente M. Khayati. Des insinuations dont le pouvoir se gargarise pour susciter la méfiance envers le Hirak et le dépeindre comme un mouvement soumis à diverses influences extérieures.
Cadeau du ciel
Autre pays, autre régime, mais une ferveur similaire contre le système politique. Depuis le 1er octobre 2019, l’Irak vit au rythme d’une mobilisation populaire jamais vue jusque-là. Les revendications sont multiples : chute du système confessionnel, dénonciation de la corruption, de la déliquescence des services publics et du manque d’opportunités économiques. Un mouvement d’une ampleur considérable, mais ralenti dans son élan par le regain de tensions sur le territoire national entre les États-Unis et l’Iran, suite à l’assassinat en janvier par Washington de l’ancien commandant en chef de la Brigade al-Qods au sein des gardiens de la révolution iranienne, Kassem Soleimani. La pandémie assène un nouveau coup à la dynamique révolutionnaire, mais un coup possiblement momentané.
« Le Covid-19 est un cadeau du ciel pour le pouvoir. Le gouvernement en profite pour faire passer ce qu’il veut, c’est-à-dire contourner la demande des manifestants de désigner des dates précises pour des élections législatives et la constitution d’un gouvernement dans lequel ne participerait aucune des forces qui sont actuellement au pouvoir », avance Tahsine, journaliste indépendant et activiste irakien de Diwaniyeh.
Depuis la mi-mars, les contestataires irakiens appellent à suspendre la mobilisation pour contrer la propagation du Covid-19. La majorité de ceux qui campaient sur les places fortes de la révolution décident de rentrer chez eux, tandis qu’une minorité reste pour protéger les tentes des incursions des forces de sécurité (FDS) et des milices. Surtout, les contestataires organisent des initiatives de prévention sanitaires et mettent en œuvre des collectes de fonds et de denrées de première nécessité pour les plus vulnérables, doublement marginalisés par les conséquences économiques de la crise pétrolière et d’un confinement qui les ampute de leurs revenus journaliers. Parmi ces activistes, on pouvait encore compter il y a quelques semaines Anwar Jassem Mhawas, plus connue sous le nom de Oum Abbas. Le 5 avril, à l’aube, elle a été abattue par des miliciens alors qu’elle était chez elle. Depuis décembre dernier, l’Irak est dans l’impasse politique. En dix semaines, trois Premiers ministres désignés pour former un gouvernement se sont succédé. Le dernier en date, Moustapha el-Kadhimi, a été nommé le 9 avril en pleine pandémie et semble a priori faire l’affaire de Washington et Téhéran. Il en va autrement pour une grande partie des contestataires. « On est sorti dans la rue pour appeler à la chute du régime, pas pour un changement dans le régime. Kadhimi, c’est juste un énième visage sur un même système », fustige Kadar, 35 ans, activiste irakien de Bagdad.
La violence des milices se poursuit, bien qu’à une moindre échelle. « L’intensité de la répression a baissé, d’une part parce que les FDS sont occupées à contrôler les gens pour vérifier que le confinement est respecté, d’autre part parce qu’il n’y a pas de confrontations quotidiennes aussi dures avec les FDS puisqu’il n’y a plus autant de monde dans les rues », rapporte Tahsine. Usant de gaz lacrymogène, les FDS s’en sont néanmoins pris jeudi dernier aux contestataires sur les places Khilani et Tahrir de Bagdad, la capitale. Auparavant, des hommes masqués ont pris d’assaut la place Tahrir le mardi 21 avril au soir, faisant quatre blessés et un mort. Depuis le déclenchement du soulèvement en Irak, près de 670 personnes ont été tuées et plus de 24 400 blessées.
Pétrole, gaz et coronavirus
Mais si de Bagdad à Alger la pandémie affaiblit momentanément les mobilisations, elle pourrait également fragiliser les pouvoirs. Car les économies des deux pays dépendent en grande partie des hydrocarbures. Ces matières premières représentent 95 % des exportations et entre 60 et 75 % des recettes en Algérie. Des chiffres encore plus élevés dans le cas de l’Irak où ils s’élèvent à respectivement 99 % et 93 %.
Avec l’effondrement des prix du baril, difficile d’imaginer la mise en œuvre de réformes sociales et économiques qui puissent un tant soit peu calmer la colère des populations. Difficile également de concevoir comment ces régimes peuvent continuer à s’attribuer une grande partie des bénéfices que procurent les hydrocarbures si ces derniers ne sont plus vecteurs de revenus. « L’élection de Tebboune laissait présager que le régime allait opter pour une politique volontariste favorable à la classe moyenne et ainsi faire taire la contestation en échange. Mais le coronavirus remet cela en question, ce qui irrite les autorités », résume M. Khayati.
En exacerbant les causes à l’origine des soulèvements populaires, les répercussions de la pandémie pourraient redoubler le mécontentement des populations. L’activisme en ligne n’a par ailleurs jamais cessé de l’entretenir. Les réseaux sociaux au Liban sont inondés de publications promettant un retour prochain dans les rues du pays. En Irak, le hashtag « Pas de honte à porter des masques » fait fureur, appelant dans un même élan à se protéger du coronavirus et du gaz lacrymogène.
Quand il n’a plus été en mesure de s’exprimer dans la rue, le Hirak algérien a persisté par d’autres moyens. « Il y a même maintenant une radio satirique – radio corona internationale – qui émet deux à trois fois par semaine et tourne en dérision les caciques du régime », note M. Khayati.
Pour Kadar, la question ne se pose même pas. Il est évident que les manifestations en Irak reprendront de plus belle une fois qu’aura été domptée la pandémie. « Il est inimaginable que toutes ces personnes aient été sacrifiées pour rien. Nous ne reviendrons jamais en arrière. Nous sommes prêts à mourir par milliers pour que ce régime tombe. Son destin est inévitable. Pour nous, il ne nous gouverne plus. »
Par Soulayma MARDAM BEY, le 29 avril 2020
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