André Guillot, "La guerre d'Algérie, témoignages d'appelés foréziens", Cahiers de Village de Forez, n° 101, 2011
Témoignage d’un appelé, officier en Algérie (juillet 1961 – septembre 1962) André Guillot
Je suis né en 1938 ; j’ai eu 73 ans le 8 décembre dernier. J’étais sursitaire et je suis parti au service militaire en septembre 1960. J’ai été incorporé dans le peloton des tireurs sur chars, à La Valbonne, près de Lyon, au 8e régiment de cuirassiers. Comme j’avais été dans les trois premiers du peloton, j’ai rejoint, avec les deux autres, l’école de l’Arme blindée cavalerie de Saumur qui est une jolie ville des bords de Loire. Dans cette école, qui forme les officiers de la cavalerie, une place particulière est attribuée au Cadre noir, les cavaliers d’élite, qui entretiennent la tradition de l’équitation française. Après six mois de formation à Saumur, étant aspirant, ensuite sous-lieutenant, j’avais droit à un certain choix. J’ai choisi le 6e régiment de spahis marocains, qui était basé à Bordj-Bou-Arreridj en Petite Kabylie entre Alger et Sétif. Arrivé dans cette ville, base du régiment, un lieutenant est venu me chercher pour m’emmener sur le poste d’Aïn-Tagrout à mi-chemin sur la route entre Bordj-BouArreridj et Sétif.
I. Officier en Algérie : récit et images de la vie quotidienne Un poste en Petite Kabylie Aïn-Tagrout C’était au mois de juillet 1961. Ma première découverte de l’Algérie fut celle des plateaux de la Petite Kabylie. Ici c’est le climat continental, il faisait alors une chaleur épouvantable. J’ai découvert des immenses plateaux, des montagnes à l’horizon, peu de végétation. Aïn-Tagrout était le siège du 3e escadron du régiment. Dans un premier temps je fus affecté à diverses tâches : adjoint du capitaine, entre autres… Au bout d’un certain temps, on m’a donné le commandement d’un poste, J’ai été chargé de commander le 4e peloton de l’escadron basé sur un piton complètement perdu au nord d’Aïn-Tagrout, le poste 1 117, appelé ainsi à cause de son altitude (1 117 m). A côté du poste, un peu en contrebas, il y avait un douar, correspondant pour nous à un village. Encore en dessous, il y avait une petite école française : l’instituteur avait une soixantaine d’élèves au total, trente qui venaient le matin et trente le soir. Nous entretenions de bonnes relations avec les habitants du village. Ils nous avaient prêté des ânes. J’ai eu droit aussi, quelquefois, à monter le cheval du chef de village. J’étais souvent invité à manger le couscous. Nous rencontrions les hommes le jour, mais la nuit, que se passait-il ? Le village n’était-il pas contrôlé par le FLN ? Nous ne le savions pas. Dans le poste 1 117. Une bonne ambiance. Une anecdote pour expliquer la bonne ambiance qui régnait dans ce poste : une nouvelle recrue était venue dans le poste et on l'a accueillie le soir, on s’est tous déguisés. Moi, je suis devenu un simple soldat, un soldat a pris ma place comme sous-lieutenant qui commandait le poste. On l'a emmené au foyer, il a bu, j’ai critiqué le sous-lieutenant qui commandait le poste… Alors les autres rigolaient. Et le lendemain, au lever des couleurs, si vous aviez vu la tête du soldat, quand je suis arrivé, galonné, montant les couleurs… On s’amusait, comme ça…
Autre exemple : alors que j’avais passé Noël 1960 à La Valbonne, dans un mirador en train de surveiller le camp, pour Noël 1961, j’étais ici. On a fait une fête entre nous… il y a eu des petits cadeaux... Je ne sais pas comment se débrouillait le capitaine Houdet. Il avait une certaine somme à sa disposition, on en a profité pour se faire des petits cadeaux. Pour ma part, on m’a offert une pipe, elle n’est pas très belle, mais je la garde en souvenir avec une certaine émotion. Je suis parti en permission pour le jour de l’An. Le commandement du poste 1 117 Dans le poste 1 117, je commandais une trentaine d’hommes. Nous avions tous les jours des contacts radio avec le PC de l’escadron. Nous participions à des opérations de l’escadron ou du régiment. C’était la fin de la guerre d’Algérie, nous le savions : les opérations étaient relativement peu nombreuses et nous occupions le terrain, avec le souci, finalement, de « sauver notre peau ». Nous n’avons jamais vraiment eu d’accrochages sérieux. Au poste proprement dit, nous faisions régulièrement des sorties de nuit pour surveiller d’éventuelles actions des « fells ». La moindre lumière aperçue paraissait suspecte puisque c’était le régime du couvre-feu. D’ailleurs, lorsque je suis revenu à la vie civile, la moindre lumière dans la campagne me faisait un drôle d’effet. Etant l’un des seuls officiers appelés du régiment, j’entretenais plus facilement des bonnes relations avec les appelés du contingent. J’étais bien secondé par les sous-officiers. Récits de la vie quotidienne L’hiver 1961-1962 ou la garde du half-track Hiver 1961-1962, le poste était sous la neige, tombée en abondance sur les montagnes à l’entour. Nous avons été bloqués. Les half-tracks avaient été bâchés. Dans le camp, il y avait un mirador dans chaque coin. Pour aller à l’escadron ou en revenir, il fallait descendre dans la vallée, il y avait un oued à franchir. Ce jour-là, à cause de la neige, le half-track est resté bloqué au fond de l’oued, on n’a pas pu le sortir tout de suite. Il a fallu monter la garde jour et nuit pendant au moins une semaine pour qu’on ne nous pique pas l’armement ou qu’on ne détériore pas le half-track. La chasse… au sanglier Nous faisions des opérations, des sorties de nuit bien sûr, avec l’escadron, quelquefois avec le régiment, aussi, pour des opérations un peu plus grandes. Et là, comme on était bloqués, on a décidé, une nuit, de monter une embuscade contre… un sanglier : on savait où il passait. Il y avait un beau clair de lune. Nous sommes partis en patrouille avec deux half-tracks et, au petit matin, on a tiré notre sanglier, une belle bête. Cet animal était une bonne aubaine, on l’a ramené au poste et notre cuisinier, qui était un boucher (le capitaine tenait à ce que, dans chaque poste, il y ait comme cuisinier un boucher), parce que disait-il : « La viande n’est pas bonne, mais, quand elle est bien coupée, elle devient meilleure ! » Donc, on a mangé de la viande fraîche pendant quelque temps… L’aviation légère de l’armée de terre ou comment je n’ai pas été malade Le poste 1 117 ayant été abandonné, je suis revenu à Aïn-Tagrout. J’ai eu alors comme adjoint un maréchal des logis-chef qui s’appelait Guinot. Et Guinot faisait partie de l’ALAT, (aviation légère de l’armée de terre). Il avait son brevet de pilote. Un jour, il m’a emmené à Bordj Bou-Arreridj. On a pris un petit piper-cub. Il m’a emmené faire un petit tour en avion. Bien sûr, il a voulu faire le mariolle, pour me montrer qu’il savait bien piloter ; il en a été pour ses frais, je n’ai pas été malade. Le transistor et l’appareil photo, les journaux et le courrier Deux objets ont souvent accompagné les soldats en Algérie : le transistor et l’appareil photo qui étaient souvent achetés grâce à des publicités parues dans le journal Le Bled. Le transistor ou plutôt l’appareil radio à transistors : il était une nouveauté et nous reliait au monde. On sait qu’il avait joué un rôle très important dans l’échec du « putsch des généraux ». J’en avais un, mais il n’était pas de très bonne qualité. Je l’ai vendu puis j’ai racheté, à Aïn-Tagrout, celui d’un opérateur radio de l’escadron qui avait, me semblait-il, une meilleure sonorité. Mais quand je l’ai eu dans ma « piaule » de sous-lieutenant, il était moins bon : son propriétaire précédent le branchait sur une antenne de la station radio. Nous avions ainsi des nouvelles de France, en particulier par Europe n° 1.
Comme beaucoup de soldats, j’ai fait aussi de nombreuses photos – on faisait alors beaucoup de diapositives, c’était l’époque. Je m’étais acheté un Rétinette 1A Kodak remplacé plus tard par une Rétinette 1B plus performant que j’ai toujours. Ils ont fait les photos qui, numérisées, illustrent ce texte. Personne ne s’opposait à la prise de photos. Nous lisions Le Bled qui était en somme le Journal de l’armée en Algérie. Mais il n’y avait pas vraiment de censure. J’étais abonné à L’Express. Eh bien ! j’avais toujours reçu, chaque semaine, L’Express à l’école de Saumur, mais je ne me souviens pas si je le recevais en Algérie. Comme j’ai toujours été passionné de sport, je recevais aussi Le Miroir des sports.
II. Les officiers Le capitaine Houdet et le colonel Crémière En Algérie, deux officiers m’ont particulièrement marqué. Le premier, le capitaine Houdet, très sévère, mais très juste. Par exemple, le matin lors de la présentation des couleurs, il tenait à ce que les hommes soient impeccables, avec des pantalons « pli fait ». Il savait les galvaniser et disait : « Vous êtes une armée d’élite ; vous n’êtes pas comme ces biffins, qui sont très débraillés. » C’était à l’époque où, dans le civil, on avait des pantalons fuseaux, alors que les pantalons de l’armée étaient larges. Le capitaine payait alors un tailleur arabe, et les hommes avaient la possibilité d’aller gratuitement faire retailler leur pantalon. Il avait aussi repéré dans les nouvelles recrues un coiffeur qui ne savait que coiffer les dames, pas les hommes. Il lui a payé un stage chez un coiffeur musulman d’Aïn-Tagrout. Et puis, avec une jeep et une petite escorte, ce coiffeur faisait le tour dans les pelotons pour bien coiffer les hommes. Il avait le souci de la dignité des soldats et - de l’organisation de leur vie : j’avais ainsi remarqué que les hommes de troupe étaient servis à table par des soldats affectés à ce service qui étaient en veste blanche et nœud papillon noir. Tout cela faisait partie du « moral des troupes ». Plus tard, ce capitaine Houdet fera son chemin. Lorsque Giscard d’Estaing était président de la République, il l’a accueilli à Saint-Maixent où il était général commandant l’école. Le deuxième officier était le colonel Crémière, qui commandait le 6e régiment de spahis. Il était très proche du capitaine Houdet. En 1968, j’ai fait une période à Saumur ; je voulais voir l’état de l’armée après mai 68. Je suis tombé sur le général Crémière qui commandait l’école de Saumur. Il m’a reconnu, et un soir, il a offert un pot à tous les officiers de l’école et m’a présenté comme étant son ancien officier en Algérie. J’étais dans mes petits souliers… Autre exemple : notre capitaine nous a offert deux ou trois jours de détente au bord de la mer. Nous étions sous la tente, la mer n’était pas loin. Nous sommes aussi allés - nous étions deux pelotons - au sud, jusqu’au Sahara : le désert, le désert, le désert, et puis l’oasis avec l’exubérance de la végétation. Vous voyez, sur la photo, il y a des palmiers, ça ne ressemble pas du tout à la Petite Kabylie. Les commandants de peloton Il y avait quatre pelotons. Le premier était commandé par l’adjudant-chef Panorani, un Corse, un dur, qui avait un peloton d’autos-mitrailleuses. Le deuxième peloton était commandé par quelqu’un que vous connaissez peut-être, Michel Pinton, polytechnicien, qui, par la suite, est devenu l’un des fondateurs de l’UDF, président des maires de France, et qui a soutenu Giscard d’Estaing pendant ses campagnes électorales. Il était de la Creuse et a été longtemps maire de Felletin. Le troisième peloton, c’était le lieutenant Brant ; je commandais le quatrième peloton. Les officiers et le souvenir de la guerre d’Indochine Les officiers que j’ai connus comme capitaines, puis aussi un lieutenant, parlaient sans arrêt de l’Indochine, ils en avaient la nostalgie. Pour eux, l’Indochine, même si on l’avait perdue, ça, c’était la guerre. Et les Viets, c’étaient de vrais soldats, pas les « Fells ».
Et puis, en Indochine, il y avait, disaient-ils, les filles, qui étaient beaucoup plus avenantes que les Arabes, etc. Ces officiers, n’étaient pas gaullistes, parce qu’ils considéraient que de Gaulle avait bradé l’Algérie. Moi, j’étais un peu à l’écart. Comme j’étais officier appelé, je n’étais pas dans leurs confidences, mais, à mon avis, ils n’étaient pas pour l’OAS. Mon peloton Les photos illustrent bien notre situation militaire, notre matériel et notre combat. Voilà donc ici une partie de mon peloton avec la jeep du commandement, le half-track. Il y en avait trois au total, ça dépendait des missions qu’on avait à faire. Cette photo est celle de ma jeep, et puis, derrière, il y a une ambulance. C’est à Aïn-Tagrout aussi. Là ce sont des GMC.
III. Partir d’Algérie Une grande souffrance : le sort des harkis J’avais dans ce poste un certain nombre de harkis. Vers la fin, certains fichaient le camp avec les armes, d’autres se rebellaient, et essayaient de se dédouaner vis-à-vis du FLN en changeant de camp en tirant sur des appelés. Un jour, en 1962, avant le cessez-le-feu, le capitaine me fait appeler à l’escadron et me dit : « Demain, vous êtes le seul au courant, vous avertissez seulement les sentinelles : l’escadron va monter désarmer les harkis. » Le lendemain matin, il faisait encore nuit, à 5 heures du matin, ils sont montés, ils ont pris les harkis, les ont désarmés, et hop ! dehors, dans la nature… Que sont-ils devenus ? Cela a été ma plus grande souffrance pendant mon service en Algérie. Préparatifs de départ Nous nous sommes repliés de poste en poste. On a quitté le poste 1 117. On a quitté Aïn-Tagrout, nous nous sommes tous rassemblés à Bordj-Bou-Arreridg. Là, nous étions dans une ancienne ferme. Quand il a fallu la quitter, le capitaine a voulu laisser sa marque : de rage, il a fait peindre les murs en bleu, blanc, rouge ainsi que les arbres, comme pour bien signifier que la France était là ! Le 19 mars 1962, j’étais à Bordj-Bou-Arreridg pour le cessez-le-feu. Les drapeaux verts sont sortis de partout, vous auriez dit vraiment… un champ de verdure. Et des « fells », il y en avait partout. On passait en half-tracks, ils nous faisaient des bras d’honneur… Les « you-you » des femmes, c’était quelque chose ! C’était le cessez-le-feu… On avait une drôle d’impression. Nous sommes restés dans ce secteur jusqu’à l’indépendance et même au-delà. En septembre 1962, on est partis de l’Algérie en bateau. Je suis revenu sur le « Sidi-Bel-Abbès » le 18 septembre 1962. On avait construit des caisses en bois d’à peu près un mètre cube et chacun y mettait ses affaires. Arrivé à Saint-Etienne, j’ai demandé à débarquer. J’aurais dû aller chercher ma caisse huit jours plus tard et recevoir ma solde de sous-lieutenant. Mais il fallait que je remette la tenue et que j’aille à Mailly-le-Camp (le régiment venait d’être dissous) pour récupérer ma caisse en bois, la ramener à Montbrison et toucher ma paye. J’en avais assez de l’uniforme, je n’ai pas voulu le reprendre. J’ai téléphoné : on m’a renvoyé ma caisse, mais on n’a pas renvoyé ma solde… Retour à la vie civile En tant que sous-lieutenant, je pouvais intégrer la gendarmerie. Je n’avais qu’une signature à donner, il fallait simplement aller à l’école de gendarmerie de Melun et six mois après j’étais lieutenant de gendarmerie. Mais j’en avais assez de l’uniforme… Avant de partir, j’avais été deux ans instituteur à l’école Saint-Aubrin de Montbrison. Au début, j’ai eu un peu de mal à enseigner. Là-bas, surtout sur la fin, j’étais dans le poste à Aïn-Tagrout, j’avais du temps libre. Je me suis un peu remis à potasser le manuel de psycho-pédagogie pratique, que j’avais récupéré lors de ma permission. Cela m’a remotivé, si bien qu’en octobre 1962, j’ai réintégré l’école Saint-Aubrin. Chose positive, pourtant : le fait d’avoir à commander en Algérie, pour moi qui étais extrêmement timide, m’a renforcé et donné de l’assurance. J’ai fait plus tard une période militaire et je suis capitaine de réserve. Et puis, c’est vrai, il y a l’amitié des gens rencontrés, tous si différents. De temps en temps je revois Pierrot Chazal, mon compatriote de Saint-Bonnet-le-Courreau, que j’avais rencontré par hasard à Aïn-Tagrout alors qu’il me saluait à l’entrée du poste. Quand je le rencontre, il me salue d’un retentissant « mon lieutenant »… Nous gardons une certaine nostalgie de ce pays magnifique. J’ai parfois eu l’envie de retourner en Algérie mais ne cela ne s’est pas fait. Voilà mon expérience : vingt-cinq mois d’armée dont quinze en Algérie. Je pense souvent, sans amertume, à cette période qui a marqué une étape dans ma vie.
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