La maison se cache au fond d’une ruelle, à Fontainebleau. À l’abri des bruits de la rue, l’étroit salon ouvre sur un patio intérieur. Tous les membres de la famille de Jean (1) ont répondu présent, ce vendredi 29 mars 2019, à la demande « d’entretien familial » de l’historienne Raphaëlle Branche, qui mène un travail sur la mémoire de la guerre d’Algérie.
Jean, 84 ans, est assis à côté de Monique, son épouse. Leurs quatre enfants, Anne, l’aînée, Marie-Pierre, la cadette, Claire et Laurent, les deux plus jeunes, ont eux aussi pris place autour de la table ovale. Raphaëlle vérifie que l’enregistreur de son téléphone portable est bien enclenché. Elle compte déposer la transcription de cette réunion aux Archives nationales.
Simon, le fils de Marie-Pierre, est assis en retrait dans un canapé. À son âge, 26 ans, Jean venait de rentrer de la guerre. Ses petits- fils l’ont parfois interrogé : « Papy, c’était comment l’Algérie ? » « Je te raconterai plus tard », a toujours répondu Jean. Les uns après les autres, ses sept petits-fils ont dépassé 22 ans, l’âge de Jean au moment de son départ au service militaire. Comment leur faire comprendre leur chance de vivre dans un pays en paix ? Jean s’intéressait alors aux traces laissées par ses parents et ses grands-parents. Peu à peu, l’idée lui est venue d’écrire ses propres souvenirs.
Son récit commence le 1er janvier 1959, jour de son départ de Marseille en bateau et s’achève le 21 février 1960 lorsqu’il retrouve sa fiancée et ses parents. Entre-temps, il a été affecté en Kabylie, dans un petit poste de garde à Aziz Ben Aly Cherif, puis à Erraguène. Ces quatorze mois de ce que l’on appelait à l’époque « maintien de l’ordre en Algérie » tiennent sur une quinzaine de pages.
Se souvient-il de tout ? Les dates sont-elles exactes ? À 80 ans passés, Jean se méfie de sa mémoire sélective et cherche des preuves. Simon, son petit-fils, étudiant en histoire, lui suggère de prendre contact avec Raphaëlle Branche. « Vous trouverez les informations que vous cherchez au service historique de la Défense, à Paris, au château de Vincennes», lui suggère-t-elle. C’est là, en effet, qu’il consulte les bulletins de renseignements quotidiens de son régiment, le 43e RI. Grâce à eux, il précise sa chronologie des faits.
Il ajoute à son témoignage la liste des 58 morts de son régiment, puis l’envoie à Marie-Pierre pour qu’elle y intègre quelques photos. La révolte et la détresse qui affleurent dans ses pages la bouleversent. De son côté, Simon se félicite que son grand-père se décide enfin à raconter.
Il m’a fallu plus de cinquante ans pour trouver les mots pour tenter d’exorciser les souvenirs et les ombres.
Jean adresse ensuite son texte par mail à ses autres enfants, à charge pour eux de le transmettre à ses petits- enfants. En le lisant, Anne a les larmes aux yeux. Elle a compris à l’âge de 10 ans que son père était parti en Algérie, mais elle n’a jamais osé évoquer la question avec lui. Pas plus que Claire, sa sœur, qui réalise soudain que Jean avait l’âge de son fils lorsqu’il est parti à la guerre.
Le 10 janvier 2019, leur père publie son récit sur un site de généalogie. « Nous sommes des centaines de milliers d’appelés à avoir été mobilisés, commente-t-il, et nous avons sans doute en partage que peu sont rentrés indemnes de la confrontation à l’inhumanité. Il m’a fallu plus de cinquante ans pour trouver les mots et l’énergie libératrice nécessaires pour tenter d’exorciser les souvenirs et les ombres. »
Raphaëlle Branche en reçoit, elle aussi, une copie. L’historienne a alors entamé une enquête sur les familles des appelés en Algérie. À la différence des poilus de 1914-1918, ceux-ci sont « invisibles » et n’ont souvent rien raconté à leurs proches.
L’historienne se pose une foule de questions sur la réalité de ce silence, sur la construction d’un couple et d’une famille dans ce contexte. Les quelques correspondances intimes qu’elle a dénichées à la Bibliothèque nationale de France et à l’Association pour l’autobiographie à Ambérieu-en-Bugey (Ain) s’étant révélées insuffisantes, elle a alors rédigé un questionnaire destiné aux anciens appelés et à leurs familles. Jean et sa famille y ont tous répondu.
Leurs réponses se sont révélées très instructives, notamment sur les débuts de la vie conjugale. À son retour, Jean a suivi une formation d’instituteur et épousé Monique en avril 1960. Ils ont eu deux enfants puis le couple a, de nouveau, été séparé pendant un an, quand Monique a contracté la tuberculose. Tournant le dos à son passé, Jean n’a jamais adhéré aux associations d’anciens combattants.
C’est ainsi que Raphaëlle Branche s’est retrouvée avec Jean, Monique et leurs quatre enfants, ce 29 mars 2019. Au restaurant, où ils l’ont invitée à partager un couscous, l’historienne a dû déployer beaucoup d’efforts pour qu’ils réservent le sujet de l’Algérie à l’après-midi, lorsqu’elle pourrait enregistrer leurs propos. Créer une archive sonore est une nécessité pour son travail d’historienne.
Simon est le seul petit-fils de Jean présent à cette réunion. « Ce tabou est enfin levé », se dit-il, calé dans le canapé. Jean se sent très serein, Monique un peu angoissée. Marie-Pierre s’inquiète pour sa mère, émotive, qui risque de se mettre à pleurer. Elle pense que son père n’a pas tout décrit de son expérience en Algérie. Peut- être va-t-il en dire plus ? Elle se demande, aussi, comment ses sœurs et son frère ont répondu au questionnaire. C’est une première, pour eux tous, de se retrouver ensemble afin d’échanger sur cette période difficile de la vie de leurs parents.
Raphaëlle leur explique d’abord sa démarche. Puis elle interroge Jean et Monique sur leur enfance, leur projet de couple, leur état d’esprit au moment du départ en Algérie. Chrétien de gauche, proche du Mouvement de la paix, Jean lisait Témoignage chrétien. Il avait découvert l’existence de la torture à travers le témoignage posthume du scout Jean Muller, publié en 1957. Il n’avait pas songé à déserter mais il avait refusé de devenir officier pour éviter de se retrouver en situation de responsabilité.
J’ai mis longtemps avant de comprendre que mon père avait fait la guerre. Laurent, le fils de Jean
En Algérie, Jean écrivait presque tous les jours à sa fiancée. Elle lui répondait chaque soir, après avoir écouté les informations de 23 heures à la radio. Il se jetait sur ses lettres avec avidité, « un retard, une absence de courrier étaient douloureusement ressentis ».
— Vous racontiez votre quotidien dans vos lettres à Monique ? interroge Raphaëlle.
— Non je n’en avais pas envie, répond Jean.
— Peu avant leur déménagement à Auxerre, maman m’a dit qu’ils n’avaient pas gardé leurs lettres, intervient Anne, la fille aînée.
— Nous les avons brûlées au fond du jardin, précise Monique.
Simon, le petit-fils, est stupéfait.
« J’avais mal supporté que des lettres de poilus soient publiées, explique son grand-père. Je n’avais pas envie que nos lettres soient lues par d’autres. »
— Dont acte, se dit Claire, en son for intérieur, c’est leur histoire intime.
— Non, rien, répond Jean.
— Mais si, rétorque Monique, tu m’as rapporté un bracelet en argent.
— Ah oui, je le lui ai remis pendant ma permission.
— Et vous les filles, vous saviez que ce bijou venait de là-bas ?
— Non pas vraiment.
— Comment la guerre était-elle évoquée au sein de votre famille ?
— C’était surtout anecdotique. Papa ne mangeait pas de moules car il avait été malade là-bas. D’ailleurs, on ne parlait pas de guerre, mais de service militaire, dit Marie-Pierre.
— J’ai mis très longtemps avant de comprendre que mon père avait fait la guerre d’Algérie, dit Laurent, qui se souvient surtout d’un vautour blessé que son père avait nourri en Algérie.
« Pour moi, la guerre, c’était avant tout Camus, commente Marie-Pierre. Et il y avait La Question d’Henri Alleg dans la bibliothèque familiale. Maman m’a raconté l’avoir déniché chez un bouquiniste alors que ce livre était interdit.
— Je ne faisais pas le rapprochement entre ces livres et papa, explique Anne.
— Je n’ai jamais osé t’en parler, reprend Laurent, en s’adressant directement à son père. Je me souviens de ton émotion, il y a deux ans, quand nous avions évoqué tes recherches. Ce sujet-là, en fin de compte, je sentais qu’il ne fallait pas l’aborder.
Puis il ajoute :
— C’est comme si j’avais absorbé le silence de papa.
— Cet épisode était présent, mais il a été écarté du roman familial, analyse Claire. Son récit est sans doute une perche tendue.
— Vous revenez, vous ne racontez rien à Monique. Vous l’aviez décidé ? relance Raphaëlle.
— À mon retour, j’ai suivi des cours à l’école Normale : les événements en Algérie ne faisaient pas du tout partie des préoccupations des étudiants. J’ai tourné la page, j’ai voulu oublier.
— Raté ! lâche Claire.
— Et vous, ses enfants, comment avez-vous réagi à la lecture du récit de votre père ?
— J’ai eu du mal à imaginer que c’était mon père, remarque Anne qui en a pleuré.
Dans son récit, Jean raconte une scène qui l’a mis K.-O. À son arrivée en Kabylie, il voit des soldats français qui malmènent le fils adolescent d’un prisonnier, le contraignant à boire bière et pastis jusqu’à ce qu’il soit complètement soûl. La nuit suivante, Jean déclenche une crise d’appendicite aiguë.
Le coup est parti, c’était d’une violence extrême. Depuis, je ne supporte plus les feux d’artifice.
Trois semaines d’hôpital plus tard, affecté à Erraguène, il y découvre la manière dont les suspects sont « attendris » par les interprètes, la brutalité à l’égard des prisonniers. Un choc terrible.
— Je tente de m’enfermer dans une bulle que je voudrais protectrice. La réalité violente ne cessera de la faire exploser, relate Jean.
Il évoque sa peur des expéditions de nuit, la mort de plusieurs de ses copains de régiment, sa mort à lui évitée à la suite d’un échange de poste avec un collègue.
« Ces scènes de violence m’ont longtemps empêché de dormir, explique Jean. Il y a un type qui me hante, un des interprètes traducteurs, qui brutalisait un prisonnier moribond. Et puis cet autre, qui s’est fait tuer à ma place. Il y a ce jour, aussi, où un collègue nettoyait son fusil. Nous étions 3 ou 4 autour de lui. Le coup est parti, la balle a traversé une chaise en métal, c’était d’une violence extrême. Depuis, je ne supporte plus les feux d’artifice. »
À l’écouter ce vendredi après-midi, Simon découvre à quel point son grand- père porte encore le traumatisme de cette guerre.
— Un de nos voisins s’est suicidé à son retour d’Algérie, se souvient Jean.
— Il n’est pas le seul, intervient Raphaëlle. Mais personne n’a compté ces suicides-là. L’entretien s’achève. Raphaëlle prend une photo.
— Cette rencontre, dit Jean, il faudra qu’on en parle à nos autres petits-enfants. Peu après, Jean a reçu la carte d’ancien combattant qu’il avait réclamée quelques mois auparavant.
Raphaëlle a poursuivi ses entretiens et achevé son livre qui sera publié cet automne (2). En janvier dernier, elle a appris avec stupeur que la grande majorité des archives de l’armée sur l’Indochine et l’Algérie étaient redevenues inaccessibles pour une durée indéterminée.
(1) La famille a souhaité garder l’anonymat.
(2) Il paraîtra en septembre aux Éd. La Découverte, sous le titre Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?
Repères
19 mars 1962
Cessez-le-feu mettant fin à la guerre d’Algérie. En 2012, le 19 mars a été décrété Journée du souvenir et du recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc.
1,343 million
C’est le nombre d’appelés qui ont participé, de 1954 à 1962, « au maintien de l’ordre en Afrique du Nord » aux côtés des 407 000 militaires professionnels. 25 000 d’entre eux ont été tués, 65 000 ont été blessés. Côté algérien, 250 000 morts ont été recensés.
11 juin 1999
Ce jour-là, l’Assemblée nationale a reconnu officiellement les événements qui ont abouti à l’indépendance de l’Algérie en tant que « guerre d’Algérie ».
Par Isabelle Marchand
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