– Nous commémorons cette année le 62e anniversaire des massacres du village tunisien de Sakiet Sidi Youssef. Le 8 février 1958, le bombardement de l’armée française a causé la mort de près de 80 personnes, dont une douzaine d’élèves d’une école primaire, et 148 blessés parmi la population civile. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
L’armée des frontières menait périodiquement des actions en territoire algérien et se repliait en Tunisie. L’objectif des maquisards était de desserrer l’étau sur les maquis de l’intérieur, qu’ils voulaient alimenter en armes.
Plusieurs actions sont lancées malgré l’installation de la ligne électrifiée, comme d’ailleurs à la frontière avec le Maroc (lignes Challe et Morice). Des combattants algériens franchissaient la frontière, attaquaient des patrouilles françaises avant de se replier au village de Sakiet Sidi Youcef (le 11 janvier, 14 soldats français sont tués, deux blessés et quatre prisonniers, ndlr). Le 8 février, le commandement français planifie un raid aérien sur Sakiet Sidi Youssef.
Le bilan des bombardements fait état de la mort de près de 80 personnes, dont beaucoup de Tunisiens et des réfugiés algériens installés dans la région. Ce n’est pas la première fois que les Français commettent des massacres en territoire tunisien, qui venait de recouvrer sa souveraineté (1956). Je précise une chose : toutes les résistances depuis 1830 ont échoué en raison de l’absence justement de zones de repli.
Les Algériens, surtout dans la partie est du pays, connue pour ses nombreuses insurrections, se réfugiaient chez les voisins : il y aura au moins 2 millions de réfugiés pendant toute la durée de la guerre d’Algérie. Et donc, disons-le sans ambages, sans l’aide des Tunisiens, la résistance armée aurait échoué. Le soutien des Tunisiens était politique, mais aussi militaire. La présence des dirigeants algériens en Tunisie était devenue tellement importante, qu’on a constitué un Etat dans l’Etat. Et cela ne se passait pas sans conséquences.
– Lesquelles ?
Il y a des incidents entre Algériens, mais aussi avec les Tunisiens, ce qui a fait vivement réagir le président tunisien, Habib Bourguiba, qui avait fort à faire avec ses opposants internes, les benyoussefistes (mouvement mené par Salah Ben Youssef, nationaliste tunisien et opposant à Bourguiba, ndlr). D’ailleurs, la multiplication des incidents a amené le président tunisien à solliciter le dirigeant FLN, Amar Ouamrane, pour mettre un terme au conflit qui s’est déclaré entre les chefs des Aurès, très présents dans le pays, proximité géographique oblige.
Ouamrane était obligé de sévir, d’autant que la Wilaya I historique a connu une très forte instabilité juste après la mort du charismatique chef de cette Wilaya, Mostefa Ben Boulaïd.
– Le président tunisien a-t-il cherché à contrôler le FLN, dont les représentants étaient dans son pays ?
Pas du tout. Les Tunisiens nous ont aidés sans aucune arrière-pensée politique. Bourguiba a, au contraire, cherché à «protéger» la Révolution contre les visées ambitieuses du président égyptien, Gamal Abdel Nasser. Les «moukhabarat» (services de renseignement) égyptiens ont toujours essayé de fragiliser le GPRA et les services de Boussouf, ministre de l’Armement et des Liaisons générales (MALG).
Le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) s’était déplacé en 1960 à Tunis, où il a trouvé toute l’aide nécessaire, malgré les tensions dont j’ai parlé plus haut. Bourguiba voulait l’unité maghrébine, et y a travaillé. Nasser ambitionnait, lui, de faire main basse sur la région, dans ce qu’on appelait à l’époque le panarabisme-nasserisme, que le président tunisien abhorrait.
– La conférence de Tanger (Maroc) est intervenue juste après le massacre de Sakiet Sidi Youssef. A l’issue de la rencontre qui s’est tenue du 27 au 30 avril 1958, les représentants des mouvements de libération nationale de Tunisie, d’Algérie et du Maroc ont proclamé solennellement leur foi en l’unité du Maghreb et leur volonté de la réaliser «dès que les conditions s’y prêteront». Bourguiba a-t-il défendu cette option ?
Effectivement, les dirigeants maghrébins s’étaient réunis à Tanger comme une réponse au projet de Nasser. Les représentants des trois pays étaient pour un soutien franc aux révolutionnaires algériens et pour un Etat fédéral à l’avenir. Ils voulaient s’affranchir de la tutelle que Nasser voulait imposer.
– Pourquoi le projet n’a-t-il pas été réalisé, alors que les trois pays ont recouvré leur indépendance ?
Plusieurs facteurs l’expliquent. Il y a d’abord l’option socialiste défendue par Ben Bella et après lui Boumediène, que les dirigeants des autres pays détestaient. Ils craignaient la contagion. Il y a aussi le système expansionniste que la monarchie marocaine a voulu mettre en place dans le cadre de son projet du «Grand Maroc», en incluant le Sahara occidental, et un territoire plus large, jusqu’au Saint-Louis (Sénégal). L’Algérie ne tolérera jamais ce projet qui représente une menace sur sa sécurité nationale.
– Que faudrait-il faire pour réaliser l’unité maghrébine rêvée par les premiers nationalistes ?
Le panarabisme a échoué à réaliser l’unité. Il y a par contre la dimension amazighe qui peut réussir ce projet d’une unité du Maghreb.
Nadir Iddir
https://www.elwatan.com/edition/actualite/sans-laide-des-tunisiens-la-resistance-armee-des-algeriens-aurait-echoue-09-02-2020
Les commentaires récents