La plupart des hommes qui ont participé à la guerre d’Algérie comme militaires du contingent ne connaissaient ni le pays ni ses habitants. Tous, en revanche, avaient connu la guerre enfants : les métropolitains, lors des combats de 1940 ou de 1944-1945 ou quand la guerre était devenue synonyme d’occupation allemande ; les Français d’Algérie aussi, à partir du débarquement anglo-américain de novembre 1942. Pour les plus jeunes, nés entre 1939 et 1943, cette guerre était surtout une guerre racontée par les proches, rares en étaient les souvenirs personnels. Pour les autres, les plus nombreux, nés entre 1930 et 1939, des rappelés du début des premières années de la guerre aux contingents envoyés massivement et rapidement – après une période de classes de plus en plus réduites – dans les années 1958-1960, la guerre était d’abord une expérience vécue enfant, à laquelle avaient pu participer des parents, des grands frères.
2 Devenus jeunes adultes, qu’ont-ils retrouvé de cette guerre dans leur aventure algérienne ? Comment les « opérations de maintien de l’ordre » qu’ils furent appelés à mener en Algérie contribuèrent-elles à leur identité masculine ? L’armée et la guerre sont en effet deux grandes pourvoyeuses de modèles masculins. Or la guerre d’Algérie fut caractérisée par de multiples décalages entre les constructions imaginaires militaires et les réalités du terrain. Plutôt que d’avoir contribué à forger des hommes, ces « événements d’Algérie » paraissent surtout avoir mis à l’épreuve les modèles masculins existants.
3 Les décalages furent d’emblée présents, dès la réception de la feuille de route. Les appelés étaient invités à faire leur service national, un service militaire auquel il était quasiment impossible de déroger. L’objection de conscience n’était pas reconnue à cette époque et les cas de refus ou d’insoumission étaient extrêmement rares : punis de peines de prison, ils ne dispensaient en outre pas de devoir répondre à l’appel une fois la peine purgée. Quant aux exemptions, elles étaient plus difficiles à obtenir à mesure que la guerre requérait de plus en plus d’hommes1. Le conseil de révision, quant à lui, ne fut supprimé qu’en 1966. De toute façon, la conscription n’était pas remise en cause par les Français : elle était non seulement une nécessité et une obligation mais aussi une étape que l’on attendait, un passage vers une identité masculine confirmée socialement. Or ce service national en temps de troubles conduisit les appelés à être envoyés, dans leur grande majorité, en Algérie pour une mission de maintien de l’ordre dont les caractéristiques – au premier rang desquelles l’exposition à des dangers mortels – témoignaient rapidement du caractère particulier.
4 La préparation militaire restait pourtant largement éloignée de ces dangers. Elle continuait à assurer son rôle rituel et attendu, à fabriquer des hommes en transmettant et en laissant transmettre certaines valeurs associées à la virilité. Selon Michel Bozon, « l’armée est utilisée comme une réserve de symboles, permettant aux conscrits de rendre un culte à la virilité »2. Les jeunes gens ayant accompli leur service militaire étaient, comme depuis quatre générations, « bons pour le service » c’est-à-dire « bons pour les filles »3. L’incorporation sous les drapeaux était un moment important de la vie, une étape sanctionnée socialement de l’entrée dans l’âge adulte qui ne correspondait ni à l’âge de la majorité, ni à celui de l’entrée sur le marché du travail4. Les classes fonctionnaient comme une période d’initiation pendant laquelle les conscrits étaient coupés de leurs ancrages habituels, immergés dans un monde nouveau, exclusivement masculin : caractéristique signalant mieux que tout autre la rupture avec le monde civil5.
5 Du point de vue de l’institution, il s’agissait d’« apprendre à être un combattant et un citoyen », l’instruction civique pouvant « convaincre des nécessités du combat »6. Si les militaires se voyaient présenter les enjeux du maintien de l’ordre en Algérie, de nombreux témoignages attestent aussi de leur désarroi lors de leur arrivée sur le terrain algérien et du décalage violemment ressenti entre la période d’instruction et la guerre à mener. La nécessité d’une formation à la contre-guérilla s’imposa pourtant progressivement à l’État-Major et fut proposée aux conscrits. Mais le besoin croissant en hommes réduisit la période d’instruction et accentua souvent le sentiment d’être mal préparé.
6 De fait, avant leur arrivée en Algérie, les conscrits eurent peu l’occasion de réaliser à quel point ce qu’ils allaient connaître là-bas serait différent des images qu’ils pouvaient avoir de la guerre. Celles-ci leur avaient été transmises par les canaux familiaux, scolaires, patriotiques. Elles reposaient sur la célébration des poilus de la Grande Guerre, sur le rappel de la mobilisation en 1939 et, éventuellement aussi, sur la glorification des actes de résistance de la Deuxième Guerre mondiale. Chaque génération devait payer son tribut : chaque homme se devait de revêtir l’uniforme combattant7. Or, si les « événements d’Algérie » offrirent à une génération l’occasion de s’inscrire dans une filiation masculine marquée du coin de la guerre, cette filiation était d’emblée gauchie, comme au rabais depuis le glorieux sacrifice des grands-pères. Après la « drôle de guerre » des pères en 1940, ces jeunes gens partaient pour une guerre qui n’en portait même pas le nom. Ils se voyaient ainsi refuser symboliquement un pied d’égalité avec leurs prédécesseurs ; l’idée d’une génération du feu algérienne était écornée par avance.
7 En Algérie pourtant, ces soldats eurent à affronter ennemis et dangers, à exposer leur vie pour défendre un territoire : la guerre semblait bien là. Plus complexe que les guerres imaginées ou proposées par l’institution militaire, elle mit à l’épreuve les valeurs partagées par les jeunes militaires français.
8 Affrontement entre hommes, la guerre en Algérie retrouvait des allures de combats virils dans lesquels la technique et l’armement n’étaient pas l’ultime réponse. Pendant de longues années, la supériorité matérielle française tout à fait écrasante ne vint pas à bout des combattants algériens. Malgré un armement rudimentaire, des difficultés d’approvisionnement grandissantes – jusqu’au tarissement quand les frontières marocaines et tunisiennes furent fermées quasiment hermétiquement par des barrages électrifiés –, les maquisards algériens représentèrent toujours un danger pour les troupes françaises. Ce danger était précisément lié à leur capacité à se battre, synonyme dans ce cas de leur engagement physique et de leur résistance. Bien que rare dans les faits, le corps à corps était en définitive l’incarnation fantasmatique du danger que représentaient les maquisards pour les militaires français. Privé de sa carapace technique, le soldat français avait tout à redouter du combattant algérien. Celui-ci lui était décrit comme redoutable et sanguinaire. Les Français ne pouvaient pas s’attendre à être faits prisonniers : ils avaient été informés que le FLN n’en faisaient pas et que des mutilations avaient été infligées aussi bien à des civils algériens ou français qu’à d’autres militaires comme eux. Dès le début de l’engagement massif du contingent, la médiatisation de l’embuscade dans laquelle périrent 19 jeunes rappelés contribua à ancrer dans le réel les représentations fantasmatiques associées aux Algériens depuis plusieurs générations. Les victimes de Palestro avaient été émasculées. Leurs assassins avaient ensuite pris soin de leur mettre les organes génitaux dans la bouche. La virilité des combattants français était explicitement visée et bafouée. La guerre était, pour les Algériens engagés dans la lutte pour l’indépendance, une restauration de leur honneur c’est-à-dire une reconquête de leur virilité. Par de tels affronts post-mortem, ils réinscrivaient le combat dans une rivalité fondamentale entre hommes et imposaient aux Français leurs codes.
9 Les émasculations fascinèrent les Français : elles focalisèrent l’angoisse de la mort en la déplaçant du côté du barbare, du sauvage. Le combat n’était plus seulement vu comme une lutte pour la vie dans laquelle il fallait tuer ou être tué. Il devenait, du point de vue français aussi, une lutte pour l’honneur, pour la sauvegarde de sa virilité – ce qui pouvait s’exprimer par le désir de venger un copain mort et émasculé ou par une simple anticipation de ce danger. Le caractère abominable des émasculations fut utilisé par les autorités françaises dans l’action psychologique destinée aux militaires. Les mutilations dont se rendaient coupables les nationalistes envers les individus récalcitrants à leur nouvel ordre social et politique contribuèrent aussi à enraciner cet imaginaire effroyable. Ainsi le FLN se livra à une campagne de boycott du tabac, symbole du colonialisme. Il s’agissait en fait autant de s’assurer le contrôle sur la population algérienne en lui désignant comme interdite une de ses activités quotidiennes : fumer ou priser. Les contrevenants furent terriblement sanctionnés par la mutilation du nez ou des lèvres.
10 En réalité, le combat auquel étaient conviés les militaires français ne leur convenait pas. Il ne prenait pas les formes des guerres traditionnelles, celles qu’on leur avait racontées enfant, celles qu’ils avaient pu imaginer. La « pacification », pourtant, était bien une guerre mais d’un genre spécial. Côté français aussi, les exigences étaient déroutantes : il fallait sécuriser des fermes, redresser des poteaux télégraphiques coupés, ratisser de vastes régions sans jamais croiser âmes qui vivent ou rarement, contrôler des cartes d’identité, fouiller des maisons et des gens, interroger aussi, torturer enfin. Il fallait encore mettre en place des cours pour les enfants, distribuer de l’aide médicale, organiser le regroupement de populations contraintes de quitter leurs habitations pour accroître l’efficacité des opérations militaires françaises.
11 Au milieu de toutes ces fonctions, l’identité guerrière se trouvait malmenée. Certains s’en trouvèrent soulagés, préférant faire l’école à faire la guerre. D’autres durent composer avec ces opérations qui, tout en exposant véritablement la vie des hommes, ne leur assuraient pas la rétribution symbolique de ceux qui avaient été au feu. Dans cette guerre non avouée, les décorations elles-mêmes ne portaient pas leur nom : la « croix de la valeur militaire » venait remplacer les « croix de guerre » des autres conflits. Pourtant, une citation telle que celle décernée à ce lieutenant d’un régiment d’artillerie, et lui valant une croix de la valeur militaire étoile vermeil, témoignait d’authentiques faits de guerre : « Remarquable entraîneur d’hommes, son sens du combat et son expérience du renseignement lui ont valu des résultats importants dès les premières opérations de son unité. S’était déjà signalé du 17 au 20 mars 1959, en démantelant l’OPA adverse du douar Z. dont 54 membres furent arrêtés, parmi lesquels 5 chefs locaux. S’est de nouveau distingué le 4 avril 1959 au douar S. Après une action soutenue de trois jours, a surpris un groupe d’adversaires retranché. A abattu 11 rebelles et en a capturé 16 »8.
12 Si les Français étaient rarement engagés dans des opérations de guerre classiques supposant qu’un camp s’oppose à l’autre, ils apprirent en revanche à se méfier progressivement de dangers insoupçonnés : un enfant pouvait être un indicateur, une femme pouvait porter une bombe dans son couffin, un vieillard dissimuler un fusil de chasse sous sa djellaba. L’ennemi se diffractait en mille visages ; la guerre perdait son unité ; les jeunes Français durent apprendre à composer leur identité militaire et masculine à partir des différents rôles qui leur étaient proposés par les événements. Étudiant les photographies prises par certains de ces hommes, Claire Mauss-Copeaux a repéré la coexistence de plusieurs identités, une manière de jouer sur les codes puisque ces « opérations de maintien de l’ordre » en Algérie n’offraient pas aux conscrits la possibilité de revêtir pleinement le costume du guerrier9. Les photos les montrent tantôt en uniforme, posant sagement pour une photo rituelle, attendue, qui pourra venir orner le buffet familial, tantôt plus débraillés, affairés à accomplir quelques travaux domestiques ou à jouer pour tromper l’ennui. Sur certaines, ils choisirent de poser avec leur arme : main tenant leur pistolet mitrailleur ou posée sur leur canon. C’étaient presque des armes de parade, renvoyant l’image d’une guerre connue, rassurante à sa manière. Et il s’agissait aussi de parade virile : les fusils étaient brandis, les canons exhibés pour attester d’une identité guerrière que la nature même des opérations accomplies en Algérie remettait en cause quotidiennement.
13 La plupart des militaires du contingent en effet ont rarement été engagés dans des combats puisque l’armée organisa peu à peu une division des tâches, réservant aux parachutistes et aux légionnaires le contact volontaire avec les troupes ennemies. Cependant des appelés servirent dans les régiments parachutistes, dans la 25e division parachutiste en particulier, dans le Constantinois. Leur expérience de la guerre fut très différente de celle des autres militaires : leur quotidien fut fait de marches souvent éreintantes, de bivouacs et d’opérations répétées. Même s’ils étaient peut-être moins choyés que ceux de la 10e Division parachutiste où s’illustrait en particulier le régiment du médiatique lieutenant-colonel Bigeard, les appelés parachutistes bénéficièrent comme les autres d’une aura indéniable dans l’armée d’Algérie. Ils étaient les militaires par excellence et occupaient le sommet d’une hiérarchie virile pas toujours implicite. Ainsi, lors de la remise du brevet parachutiste, l’officier faisait mettre les hommes à genoux leur ordonnant « à genoux les gonzesses » avant de signifier à ceux qui avaient réussi l’épreuve du saut : « Debout les hommes ». Les autres restaient à genoux, et attendraient leur affectation dans une autre arme en accomplissant les corvées10.
14 Ainsi, sans même considérer les différences existant entre marins, aviateurs et biffins, une hiérarchie existait bien entre les armes, entre les régiments voire entre les unités. Les soldats la connaissaient et participaient au moins à sa perpétuation. Tel appelé qui, le temps d’une photo, se coiffait du béret parachutiste, signifiait son allégeance à l’échelle des valeurs partagées de l’armée en Algérie. Dans les faits, la tenue des parachutistes, plus confortable, plus sexy aussi, leur était enviée, leur béret était copié mais leur sort concret n’était pas forcément désiré.
15 À l’autre bout de l’échelle virile, la culture militaire place traditionnellement les civils. En Algérie, il fallait distinguer les Français des Algériens. En l’occurrence, les Français d’Algérie étaient souvent englobés dans des discours collectifs qui témoignaient surtout d’une méconnaissance de ces gens par les militaires du contingent. En effet, la guerre avait conduit de nombreux colons à quitter leurs terres pour se réfugier en ville : dans le bled, les soldats français n’avaient que très rarement l’occasion d’en croiser, a fortiori d’en rencontrer11.
16 En revanche, ils côtoyaient la société algérienne et l’observaient. Leur effarement devant la misère se teintait souvent d’indignation quant au statut des femmes. Alors que l’action psychologique française insistait largement sur ce que la France pouvait apporter de positif aux femmes algériennes, représentées comme opprimées par un système patriarcal les privant de libertés, les jeunes gens arrivés de France constataient que les femmes étaient soumises à la loi des hommes et maintenues dans un statut de mineures – ce que, soit dit en passant, la loi française entérinait au moins en partie12. J’ai ainsi entendu plusieurs fois racontée la scène suivante : un militaire regarde un couple transportant des provisions. La femme marche à côté d’un âne chargé, sur lequel le mari est assis. Selon les versions, le militaire intervient alors en demandant à l’homme de descendre et de céder sa place ou n’intervient pas malgré sa désapprobation. Dans tous les cas, le constat était le même : le statut des femmes en Algérie était un des signes tangibles de l’arriération de la société, une preuve de la légitimité de la présence coloniale ou, pour les plus critiques, une preuve de son incapacité à changer les choses. Les militaires français se présentaient alors comme les défenseurs des femmes algériennes, voire comme leurs protecteurs. Le narcissisme masculin était alors doublement conforté, vis-à-vis des femmes, installées dans une position de victimes à protéger ou à défendre, et vis-à-vis des hommes algériens à qui était dénié ou retiré un des fondements de leur pouvoir et de leur honneur.
17 Face à ces intrusions intéressées dans son ordre, la société algérienne resta largement soudée. L’action psychologique française n’eut qu’une efficacité extrêmement marginale. En revanche, la guerre elle-même malmena cette société, la désorganisa en partie. Les femmes s’y trouvèrent impliquées très largement et de plus en plus à mesure que les hommes devenaient la cible de la répression, étaient prisonniers dans des camps ou partis au maquis. Leur rôle dans le combat pour l’indépendance bouscula en partie les répartitions traditionnelles des espaces et des activités assignés aux deux sexes. Il perturba aussi la perception que les Français avaient de la guerre et mit à mal un modèle combattant fondé sur une séparation nette des sexes, la guerre se menant entre hommes, les femmes étant exclusivement cantonnées à un rôle de victimes, quel que soit le camp considéré. L’engagement des femmes dans la guerre éclata au grand jour avec la révélation que des jeunes femmes, vêtues à l’occidentale, avaient posé des bombes dans des endroits fréquentés par des Français, à Alger, en 1957. Il prit aussi les formes, plus discrètes, de tâches de ravitaillement, de liaison, d’hébergement, etc13. Ainsi, alors même que les affrontements entre combattants se faisaient rares, à mesure que la stratégie du général Challe portait ses fruits, les Français eurent de plus en plus à lutter contre des civils, et en particulier des femmes, leur renvoyant une image d’eux-mêmes beaucoup moins flatteuse14.
18 Cependant, en devenant des cibles militaires, les femmes perdaient leur statut de victimes à protéger pour devenir des ennemies. L’identité virile pouvait ici prendre sa revanche en humiliant celles qui les obligeaient à accomplir un travail peu digne, tel que les fouilles au corps. Le viol des femmes algériennes participa aussi de cette dynamique compensatoire qui visait à atteindre les hommes en s’en prenant aux femmes, à maintenir coûte que coûte la guerre dans le cadre d’un affrontement entre hommes, alors même que les Algériens en faisaient aussi une lutte entre deux principes nationaux, entre deux sociétés, entre deux systèmes de valeurs15. Inversement il faut aussi mentionner ces militaires, ces officiers, qui, jusqu’à la fin de la guerre, maintinrent vive une certaine idée de leur métier et refusèrent de traiter les femmes comme des ennemies potentielles, leur assurant une protection, y compris contre d’autres militaires français, qui équivalait aussi à une protestation d’identité : être un homme, c’était protéger les femmes ; être un militaire, c’était les défendre, quelles qu’elles soient.
19 Comme on l’a vu, la réalité de la guerre d’Algérie était assez peu combattante. Au fur et à mesure que les années passaient, à partir de 1958, les combats devinrent rares et de plus en plus de militaires purent passer deux ans en Algérie sans voir un maquisard armé. Si le certificat de virilité que délivrait le passage sous les drapeaux conservait sa valeur, il était cependant inscrit bien plus dans un contexte militaire que dans un environnement combattant. Les appelés vécurent pendant deux ans, parfois moins, parfois plus, exclusivement entre hommes. Les permissions furent rares, quand elles existèrent. Le groupe élémentaire des 10 à 20 hommes commandés le plus souvent par un jeune officier, appelé comme eux, constitua leur cadre de vie fondamental. La camaraderie devint le succédané de relations familiales interrompues par la distance, malgré le courrier qui ne pouvait suffire. Cette camaraderie fit jouer les ressorts classiques du service militaire : elle était indissociable d’un esprit de compétition visant à décerner, au sein du groupe, des brevets de virilité. À défaut de pouvoir connaître la réaction de chacun face au combat et d’estimer son courage et celui des autres – valeur fondamentale de l’institution militaire –, des concours de tous ordres existaient par lesquels le groupe reprenait à son compte les valeurs diffusées par l’armée en les attribuant ou les retirant aux siens. L’échelle des valeurs était éminemment sexuelle. Comme l’expose Anne-Marie Devreux, « cet ‘entre nous’ masculin est néanmoins constamment traversé par la référence aux femmes et au féminin posé comme l’inverse de la virilité. Matériellement absentes, les femmes sont très présentes sur le plan symbolique, présentes comme point de référence dans tous les discours, toutes les évaluations, toutes les manières d’apprendre »16. Pour cette raison, l’homosexualité ne pouvait être reconnue : elle était expulsée des représentations, assimilée à un manquement dans l’ordre de la virilité. Moyennant quoi la camaraderie s’autorisait de nombreux gestes qui auraient prêté à confusion dans un cadre hétérosexuel. Tout se passait comme si l’absence des femmes entraînait l’affirmation qu’il ne pouvait y avoir de rapports sexuels, comme si étaient restées avec les femmes les connotations sexuelles de certains actes, tels que des gestes de tendresse ou des couchages partagés. En revanche, la pratique de la masturbation et la fréquentation du bordel militaire de campagne ou des maisons closes urbaines étaient autorisées voire, pour la seconde, encouragées17. Elles participèrent d’une initiation collective par laquelle les hommes se jaugeaient les uns les autres tout en se rassurant sur leur normalité, c’est-à-dire peut-être, en définitive dans ce cadre militaire, sur le fait qu’ils n’étaient pas des femmes.
20 Cette masculinité normée au sein de groupes d’hommes que les circonstances de la guerre d’Algérie firent cohabiter pendant deux années ensemble ne doit pas masquer la crise que la guerre fit subir à l’identité virile. Forgée dans le sang, dans la mort que l’on donnait et dans celle que l’on risquait, elle se trouva malmenée par les caractéristiques des opérations conduites en Algérie. Là-bas peu de combattants glorieux pouvant se revendiquer d’une lignée familiale entamée par un grand-père ou un grand-oncle entre 1914 et 1918 ; pas d’actes de résistance à brandir comme preuves de son courage : les modèles furent mis à rude épreuve. Pourtant le quotidien de la guerre resta dur et cette guerre-là occasionna 40% de morts et 60 % de blessés alors qu’une guerre de type conventionnel aurait abouti à des proportions de 25 et 75 %18. Mais les militaires, confrontés à la guérilla des maquisards de l’ALN et au terrorisme, savaient que leur expérience ne correspondait pas à l’image attendue.
21À leur retour, qu’on leur demande de raconter une guerre qu’ils n’avaient pas vécue ou qu’on leur reproche de ne pas s’être vraiment battus, ils souffrirent alors d’un défaut de compréhension. Mais là encore, ces blessures psychiques étaient peu conformes à l’image de la blessure combattante : elles renforcèrent, un peu plus, le décalage dans l’identité.
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