Votre film, Camus, l'icône de la révolte, aborde autant la vie privée que publique de Camus. En quoi est-ce capital de mêler les deux ?
Ce n'est pas mon choix mais celui de Camus. Il n'a jamais voulu écrire sur des choses qu'il ne connaissait pas. Il ajoutait même : "Il faut que j'ai connu les choses longuement pour écrire dessus". Pour mon document sur Raymond Aron, j'étais parti des idées. Pour Camus, j'ai pris comme base "le corps, l'expérience physique, la Méditerranée". C'est une question de fidélité à ce qu'il disait tout le temps : " Le réel vécu, c'est le plus important".
Inutile d'être un Camusien ou d'avoir relu 15 fois Caligula, L'homme révolté ou La chute pour apprécier votre document...
C'est une volonté de ma part. Il faut à la fois que cela plaise aux Camusiens, à sa famille, à des gens qui le connaissent par coeur comme le philosophe Raphaël Einthoven... mais aussi à mon fils de 18 ans qui n'a jamais lu un livre. C'est important d'intéresser les jeunes à la culture et démontrer que les auteurs sont comme des rockeurs. Avec Camus, c'est facile, il est beau garçon, plait aux filles.
C'est de la culture pour tous ?
Ma démarche est de faire attention de ne rien mettre de trop compliqué tout en ayant une exigence de qualité intellectuelle. Il y a un espace à occuper pour faire de la culture démocratique. Ce n'est pas parce qu'il écrit des livres qu'un intellectuel est chiant. Il peut être drôle, pétillant.
"Le débat démocratique a été remplacé par l'invective et l'insulte"
ALBERT CAMUS
En quoi l'oeuvre de Camus est-elle toujours d'actualité, 60 ans après sa disparition ?
Camus disait : "Le débat démocratique a été remplacé par l'invective et l'insulte". La formule est toujours valable lorsqu'on regarde les réseaux sociaux ou Twitter. L'idée de persuader quelqu'un de penser contre soi-même n'est pas respectée. On préfère l'insulte, la stigmatisation. Camus était attaché à la nuance, rappelant toujours que "le réel est compliqué, ambivalent". Se tenir au milieu des extrêmes n'est pas une position facile, contrairement à ce que l'on a toujours pensé.
A bas la radicalité ?
Les gens radicaux se font passer pour des gens courageux. Mais c'est surtout plus confortable fondamentalement. Camus disait : "Je déteste la violence confortable". Il suffit de voir notamment les émissions d'info continue : on organise le clash. Camus, c'est l'opposé de tout ça, c'est l'éloge de la pensée contre soi-même. Par exemple sur la question algérienne, il pense qu'il existe des arguments bons des deux côtés.
En cette période très marquée par les revendications sociales, Camus serait-il Gilet jaune ?
Il faut faire attention de ne pas faire parler les morts... Mais il y a deux choses. Camus, fils de femme de ménage, n'a jamais aimé l'argent pour l'argent et s'est toujours méfié des grands écarts sociaux. Il a toujours été favorable à une économie égalitaire. Les écarts de salaire, qui vont aujourd'hui de 1 à 100, lui serait totalement étranger. Camus, considéré comme le cauchemar du snob, n'aurait pas aimé cette époque de coupure entre les très riches et les très pauvres.
Le mouvement des Gilets jaunes a aussi été marqué par des débordements...
Cette frange de radicalité n'est pas camusienne. Camus n'a jamais aimé les discours haineux, de destruction. Chez lui, il y a à la fois un mouvement de révolte qui dit "non" mais un autre qui dit "oui". Pour Camus, la révolte n'est pas pour casser mais pour construire. C'est pour cette raison que mon film évoque Gandhi, Martin Luther King,... Camus dit : "Celui que je détruis ou que je haïs, je ne vois plus son regard". On l'a souvent fait passer pour un social démocrate mou. En fait, il faut comprendre que la position du juste milieu, c'est la plus compliquée car on est attaqué des deux côtés. Par exemple, sur la guerre d'Algérie, il était à la fois détesté par la droite et la gauche. Il faut arrêter avec un cette image d'un Camus, personnalité molle. C'est tout le contraire !
"Blagueur, amoureux de la vie, coureur de jupons..."
Son lien avec son éditeur Michel Gallimard, propriétaire d'une maison près de Dreux, était fort. Comment l'expliquez-vous ?
Ils étaient très copains. Gallimard, c'était un peu sa deuxième famille. Et il passait des moments de franche rigolade avec Michel Gallimard, comme on le montre dans mon documentaire. Rien à voir avec l'image d'un Camus, philosophe triste regardant la mer dans l'attente de la mort. En fait, j'ai montré qu'il était amoureux de la vie, blagueur, coureur de jupons,etc.
Camus adorait se détendre dans la propriétaire de Michel Gallimard à Sorel-Moussel, près de Dreux.
Ils pêchaient à la ligne tous les deux. Camus était très fidèle en amitié, avec Michel Gallimard comme avec René Char notamment. Il aimait beaucoup se retrouver avec ses amis. D'autant qu'il a eu très tard sa propre maison et a longtemps logé chez eux.
"Si on meurt un jour, il faudra nous embaumer tous les deux."
CAMUS À SON AMI MICHEL GALLIMARD
Tout juste avant l'accident de voiture qui lui a coûté la vie, Camus aurait dit à Michel Gallimard une phrase prémonitoire.
Tout le monde rigolait dans la voiture où se trouvait aussi la femme et la fille de Michel Gallimard. Camus a dit à son ami : "Si on meurt un jour, il faudra nous embaumer tous les deux. Ta femme nous mettra dans des bocaux dans le salon". C'étaient de grands copains qui sont morts ensemble.
Sa mort l'a-t-elle fait entrer dans la légende ?
Il y a un côté James Dean, il a vécu vite. Roman, théâtre, presse,les femmes, ... : il a fait plein de choses en 46 ans d'existence. Il dormait très peu et travaillait beaucoup. Le fait qu'il soit mort à la James Dean participe à son statut d'icône.
La mort l'obsède très tôt.
Il n'a pas découvert le sujet en lisant Kierkegaard., mais en découvrant adolescent sa tuberculose lors d'un match de football. A l'époque, cette maladie n'était pas soignable. Camus a toujours vécu dans l'urgence,a avec cette idée qu'il pouvait mourir demain. Il ne voulait rien se refuser, être partout.
La mort... et aussi l'absurdie, autre thème camusien. D'autant que sa mort apparaît comme absurde, sachant qu'il devait, à l'origine, prendre un train pour Paris et non pas voyager dans la voiture de son ami Michel Gallimard.
Il meurt sur une route droite, c'est absurde Les derniers mots qu'il a écrits dans son dernier ouvrage, Le premier homme, c'est : "Mourir sans révolte". Il y a quelque chose de très romanesque dans sa disparition. Le coeur de sa pensée , c'est quand même : "Comment vivre et mourir sans dieu ?". Cela nous interroge, sachant que l'on vit dans des sociétés déchristianisées. Sa pensée est très moderne.
Quel livre pourriez-vous conseiller à quelqu'un qui n'a jamais lu Camus ?
Il faudrait commencer par le dernier, Le premier homme. Il revient sur l'histoire de son père, mort à 27 ans, et de toute sa trajectoire. Il y a aussi son premier ouvrage, L'envers et l'endroit, consacré à sa mère, qui ne savait ni lire ni écrire. Camus ne s'est jamais réfugié derrière ses origines, il n'y a aucune victimisation chez lui.
Camus, l'icône de la révolte. Documentaire inédit de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler.Co-produit par Public Sénat et Plaj Productions, avec la participation de Toute l’Histoire. Première diffusion le samedi 4 janvier, à 21 heures, suivie d’un débat animé par Jérôme Chapuis dans « Un monde en docs». Rediffusions les dimanche 5 janvier, à 9 heures; 11 janvier, à 22h30; 12 janvier à 10h30; 18 janvier, à 23 h 30; 19 janvier, à 11h30 et le 24, à 22 heures.
Olivier Bohin Publié le 30/12/2019
https://www.lejdc.fr/dreux-28100/loisirs/60-ans-apres-albert-camus-reste-un-phare_13715083/#refresh
Les commentaires récents