On ne peut comprendre l’obstination de la haute hiérarchie militaire algérienne dans le refus de laisser la place aux civils pour diriger l’État algérien si on n’identifie pas la ou les source(s) de légitimité revendiquée et mise en avant en toutes circonstances depuis 1962, avec le slogan : « l’ANP est la digne héritière de l’Armée de Libération Nationale’’.
Cette affirmation est répétée sans cesse, comme paravent, parce qu’ils ne peuvent pas exprimer de manière directe ce qui correspond à la réalité : l’Algérie est considérée comme leur ‘’butin de guerre de libération nationale’’, et non celle du peuple algérien.
Le discours nationaliste n’étant alors qu’un habillage politique et démagogique pour faire admettre l’inadmissible depuis 1962.
Dans le face-à-face actuel entre l’État-Major de l’ANP et les dizaines de millions d’Algériens mobilisés pacifiquement pour un renouveau national, un Etat civil fondé sur la citoyenneté et la légitimité des urnes, une clarification est plus que nécessaire.
L’enjeu est important : comment réussir une transition pacifique, ordonnée, qui ne déstabilise pas le pays ?
On pourrait commencer notre analyse par la formule incisive d’un universitaire algérien, connaisseur des mœurs politiques du pays, après deux années passées dans plusieurs casernes pendant son service national : « pour un militaire algérien, un civil est un objet encombrant ». Si la perception est juste, elle n’est pas suffisante pour en comprendre les causes.
Dans l’histoire récente de certains pays, l’armée s’est trouvée un temps, voire des décennies, en opposition violente avec la population du pays. Si les effets de la guerre contre le peuple sont similaires, les causes racines étaient souvent différentes :
– Les dictatures d’Amérique centrale et du sud (Argentine, Mexique, Chili, Bolivie, …), dans le contexte de guerre froide, étaient missionnées par leur sponsor, les USA, pour défendre les valeurs de la société occidentale, souvent catholique de droite, contre la subversion communiste internationale. C’était le temps où l’armée argentine jetait les opposants depuis des hélicoptères au-dessus de la mer, et celui des processions ‘’des folles de mai’’, ces vieilles femmes qui recherchaient leurs enfants disparus, kidnappés par la police politique.
– L’armée des Khmers rouges, au nom du parti communiste khmer, pour ‘’éduquer’’ la population citadine, a assassiné par balles ou par la faim et l’épuisement près de 1,7 millions de personnes civiles en 4 ans de pouvoir.
– L’armée syrienne, principalement composée de soldats des minorités alaouites et chrétiennes, continue de massacrer sa population et de détruire le pays par son aviation et son artillerie sous prétexte de guerre contre les islamistes et DAECH !
L’armée algérienne n’est pas en guerre contre le peuple car elle détient le pouvoir absolu depuis le début, au nom de cette ‘’légitimité historique’’. Le peuple n’a jamais entrepris d’action pour lui disputer le pouvoir, à l’exception peut-être du soulèvement armé du Front des Forces Socialistes (FFS) de septembre 1963, qui était d’abord une opposition politique au pouvoir de Ben Bella et des militaires. C’était le fait accompli de Boumediène qui en avait fait un conflit armé en faisant occuper militairement la Kabylie par l’ANP, dès le début octobre 1963.
Les militaires ont toujours été au pouvoir depuis 1962. La concession minimale octroyée en 1989, avec le pluralisme politique contrôlé, à la suite de la révolte populaire et des massacres d’octobre 1988, n’a pas du tout remis en cause ce monopole du pouvoir militaire. Le pluralisme de façade a produit ce que l’on sait, la guerre contre le terrorisme islamique. Et l’armée a défendu ‘’Sa République’’, avec le sang du peuple.
Le soulèvement populaire du 16 et 22 février 2019 est arrivé pour mettre fin au statu quo. Le peuple remet en cause cette ‘’légitimité historique’’ et revendique la légitimité des urnes, pourtant inscrite en clair dans la constitution.
Regardons de plus près cette ‘’légitimité historique’’ supposée issue de la guerre de libération nationale de 1954 à 1962.
La filiation revendiquée sans cesse, ‘’l’ANP est la digne héritière de l’armée de libération nationale’’ est une supercherie historique. Personne n’y croit même les intéressés eux-mêmes, parce qu’ils ont vécu les événements.
En 1962, l’armée de l’extérieur, appelée à tort ‘’armée des frontières’’, soutenue et armée par l’Égypte de Abdel Nasser, est entrée par la force des armes, depuis le Maroc et la Tunisie. Elle a pris le pouvoir à Alger, en marchant sur les corps des soldats de l’Armée de Libération Nationale (ALN) des wilayas 3 et 4, et installant Ben Bella au pouvoir, à côté du colonel Boumediène. Elle ne peut donc revendiquer aucune légitimité historique.
L’emprisonnement que rien ne justifie du commandant Lakhdar Bouregaâ à la prison d’El Harrach, l’un des acteurs de cette étape historique, montre bien que rien n’est soldé, et que l’histoire est au présent. Sans remettre en cause le patriotisme des uns et des autres, un bilan de ‘’vérité et de conciliation’’ est plus que jamais nécessaire, dans la sérénité.
S’il y avait une armée qui aurait pu revendiquer la légitimité historique et révolutionnaire, ce ne pourrait être que l’ALN dans sa globalité. Or, cette armée de l’intérieur a été liquidée (1) dès la prise du pouvoir par l’armée de l’extérieur et la majorité de ses officiers supérieurs ont été démobilisés ou recyclés dans l’économie ou les structures du FLN pour assurer au nouveau pouvoir une certaine crédibilité auprès du peuple.
Ainsi, le slogan ‘’l’ANP digne héritière de l’armée de libération nationale’’ n’est pas conforme à l’histoire.
De même, la seule force militaire organisée qui aurait pu revendiquer cette légitimité historique et prendre le pouvoir en 1962 est l’armée de la wilaya 3. De par son haut niveau d’organisation en 1956, elle a été retenue comme modèle pour l’ALN au congrès de la Soummam. Mohamed Harbi l’a précisé à sa manière dans une conférence tenue à l’ACB, Association de Culture Berbère à Paris en 1992 : « la wilaya 3 était la seule force qui aurait pu imposer son hégémonie en 1962, à la manière de l’armée alaouite de Assad en Syrie… » (citation de mémoire).
Existe-t-il alors une autre argumentation qui justifierait une éventuelle ‘’légitimé historique’’ ?
En 1954, il n’y avait pas d’armée algérienne autochtone qui aurait pu mener pour son compte la guerre de libération nationale. C’était le peuple en armes, des paysans-maquisards qui reprenaient le chemin de la guérilla ancestrale, pratiquée depuis des siècles contre tous les envahisseurs, depuis les Romains. Mais cette fois-ci avec l’aide précieuse de ceux qui avaient fait leur service militaire dans l’armée française ou avaient été engagés dans d’autres conflits internationaux (guerre mondiale, Indochine), et possédant des compétences militaires reconnues, comme le colonel Si Nacer/Mohammedi Saïd, ancien de la wehrmacht allemande, 2e commandant de la wilaya 3, après Krim Belkacem.
Aussi, en 1954, il n’y avait pas de bourgeoisie forte ou minorités ethnique ou culturelle, similaire aux descendants d’Européens en Amérique Centrale et du Sud, qui se serait attribué la mission de libérer le pays et de confisquer ensuite le pouvoir à la majorité indienne autochtone, une fois l’indépendance politique acquise, au nom de ‘’la défense de la démocratie’’, de l’Occident ou d’un camp politique ou idéologique (cas typique de la guerre froide). La totalité des généraux qui ont mené des putschs en Amérique centrale et du Sud, et instauré des dictatures militaires dures, étaient d’origine européenne et formés à l’école de Guerre des Amériques, à Fort Gulick, au Panama.
Ces rappels montrent donc que la réponse est négative ; il n’y a pas de légitimité historique.
Cette contre-vérité sans cesse répétée a été entretenue dans le discours idéologique du pouvoir militaire et du FLN, que ce soit dans la propagande politique comme dans les faits quotidiens. Il s’agissait de maintenir dans les esprits ‘’un état de guerre permanent’’, par l’intermédiaire du Front de Libération Nationale : c’est-à-dire continuer de LIBERER le pays… 60 ans après la fin de la guerre de libération !
Depuis 1962, le FLN a été maintenu sous la coupe des militaires pour agir en force d’appoint idéologique et à des fins de propagande, au service du pouvoir réel.
Il suffit de considérer les profils des responsables successifs du FLN pour s’en convaincre : c’est le président lui-même qui en est responsable (présidents Ben Bella, Chadli, Bouteflika), et les secrétaires généraux ne sont que des exécutants, au service des ‘’décideurs’’.
Seul un dirigeant avait pris ses distances et son autonomie vis-à-vis de l’armée ; il a été écarté après l’interruption du processus électoral en 1991. C’était Abdelhamid Mehri, qui pouvait réellement revendiquer une légitimité historique (5). Il a été débarqué en 1996 par un putsch de type stalinien. La leçon a été retenue depuis : on ne met à la tête du FLN que des hommes de paille sans consistance ni base populaire… jusqu’à nommer à la fin des corrompus notoires (Amar Saâdani, Djamel Ould Abbes, Mohamed Djemaï), actuellement en prison ou en fuite à l’étranger.
Il faut se rendre à l’évidence que le système militaro-politique actuel, s’il arrive à survivre à la révolution pacifique de février 2019, ne lâchera jamais le FLN : c’est sa légitimité et ‘’son subalterne outil de propagande’’ pour son maintien légitimé au pouvoir. Le système trouvera toujours des subterfuges pour le blanchir, le rafistoler avec les hommes du moment et le remettre en selle. C’est pour eux une question de survie.
Ce qui sous-tend le slogan ‘’l’ANP digne héritière de l’armée de libération national’’, c’est tout autre chose que la légitimité liée à la guerre de libération nationale. C’est la confiscation de l’indépendance nationale, le pouvoir absolu et les richesses du pays, le tout enveloppé dans un discours nationaliste, teinté parfois de socialisme et de tiers-mondisme au cours des différentes étapes depuis 1962.
Qui ne se souvient des cérémonies des années 1970 : des brochettes de colonels ventrus en uniforme, qui remettaient aux paysans intimidés, les clés ou les titres de leur logement ou parcelle dans les ‘’villages socialistes agricoles’’.
L’inversion de la stratégie adoptée au congrès de la Soummam (primauté du politique sur le militaire) en a été le fil conducteur : les civils sont supposés frappés d’illégitimité ou de défaut de patriotisme congénital qui les disqualifie. Ils ne doivent pas gouverner le pays.
Pour les centaines de milliers de civils qui étaient devenus militaires au cours de leur service national, il suffit de se remémorer les discours des officiers sur la place d’armes, suspectant et dévalorisant à outrance le patriotisme des civils et le combat politique en général. Des propos qu’il est inutile de rappeler ici.
Ce mépris du civil, par ceux qui détiennent la force dans notre pays est révélateur de l’influence manifeste d’une certaine culture moyen-orientale légitimant l’usage de la force et de la brutalité du monarque comme l’expression d’une puissance octroyée par Dieu.
Aujourd’hui, les modes de gouvernance dans les monarchies moyen-orientales ainsi que les comportements de leurs princes et consorts envers leurs sujets et envers la main d’œuvre étrangère dans leurs pays est caractéristique des esclavagistes des siècles obscurs. La presse étrangère rapporte régulièrement des faits condamnables concernant les conditions de travail des ouvriers étrangers sur les chantiers, les mauvais traitements et les séquestrations de domestiques.
Il y a un décalage manifeste entre la société algérienne de 2019 et une partie importante de la haute hiérarchie militaire, de formation élémentaire, issue des putschs des années 1960 et impliquée dans les campagnes militaires de pacification dans le pays et dans la répression politique avec la sécurité militaire.
L’Algérie est leur ‘’butin de guerre’’. Mais ils l’ont gagné dans la guerre permanente contre l’opposition politique algérienne et non contre le colonialisme français.
Les noms de Khider, Chabani, Khemisti, Ait Medri, Krim, Medeghri, Mécili, etc., assassinés à cause de leur engagement pour la patrie, hantent encore l’histoire de notre pays.
Les jeunes Algériens n’acceptent plus de vivre aujourd’hui sous le pouvoir de cet officier type qui « ferma une rue dans la banlieue d’une ville algérienne, au mépris de la loi, pour agrandir sa propriété et s’assurer la tranquillité d’une impasse ». C’était un fait révoltant relayé sans fin dans les années 1970, à propos des dépassements et des passe-droit des militaires et des ‘’sḥab el ḥukuma/ceux du pouvoir’’.
Galons et business
Dans certains pays, l’armée a investi les terrains industriels et économiques, désignés sous l’appellation ‘’d’industrie militaire’’, essentiellement pour des besoins stratégiques d’indépendance technologique mais aussi de participation à l’économie du pays en contribuant aux exportations des armes et à l’enrichissement du pays.
Il s’agit d’abord des pays développés (USA, Russie, France, GB…), mais aussi de certains pays moins puissants comme le Brésil, l’Afrique du Sud, Israël, etc.
Dans le tiers-monde, cette industrie militaire est mise en place, non pour les objectifs cités plus haut d’intérêt national, mais pour renforcer la puissance d’une partie de la population liée à l’armée nationale, et servir de moyen pour l’enrichissement de la hiérarchie militaire tout en appauvrissant l’économie du pays à travers tous les canaux de corruption des intermédiaires véreux. Le cas de l’Égypte est édifiant.
Dans ces situations nombreuses, il n’y a ni indépendance technologique et militaire, ni bénéfice économique pour le pays.
En Algérie, la multitude de partenariats boiteux établis depuis des années avec des entreprises étrangères pour des usines fantômes ‘’de remontage des roues’’, sans valeur ajoutée ni transfert de technologie, qui ne font que pomper les devises du pays par les nombreux artifices de facturation et de transferts illicites vers l’étranger, n’épargnent pas les secteurs militaires où il y a encore moins de visibilité et de contrôle.
Les différents scandales révélés et les procès en préparation au niveau de la justice aujourd’hui ne devraient épargner aucun secteur économique du pays, civil et militaire.
Aucune zone de non-droit ne devrait exister dans un Etat républicain et démocratique, qui reste à édifier, bien évidemment.
Conclusion
Il n’y a pas de justification idéologique, historique ou nationaliste au maintien des militaires aux commandes du pays après 57 ans d’indépendance politique, mais seulement des privilèges et des intérêts matériels permis par le contrôle de l’économie, et le profit sans limite provenant de la manne pétrolière.
Le monopole actuel du pouvoir réel est plus une situation d’apartheid, construit sur l’inacceptable ‘’primauté du militaire sur le civil’’.
Aussi, la guerre contre l’islamisme politique et terroriste menée par l’armée dans les années 1990 et 2000 les disqualifie de fait pour prétendre défendre l’arabo-islamisme des monarchies du Golfe. Les partis islamistes revendiquent déjà le leadership et le monopole de cette idéologie politique pour laquelle ils sont missionnés. Et le spectre du Tribunal pénal international (TPI) à l’horizon n’est pas seulement une vue de l’esprit.
Pour ceux qui s’inquiètent du moral de l’armée algérienne, celle-ci devrait avoir le meilleur moral au monde. En 8 mois de manifestations pacifiques dans toutes les régions du pays, elle n’est pas intervenue avec la violence des armes. C’est une performance pour l’armée d’un pays du tiers-monde, au recours systématique à la gâchette. Et le sale boulot de la répression du mouvement de dissidence citoyenne (Hirak) est laissé aux forces de police et aux services de sécurité.
De plus, cette armée algérienne sait qu’il y a plus de 40 millions d’Algériennes et d’Algériennes mobilisés pour la libération de leur pays, mais aussi à ses côtés pour défendre la nation contre toute agression extérieure, à condition que cette armée reprenne sa seule mission constitutionnelle : la défense du territoire national… et il n’y a pas d’ennemi intérieur !
https://algerie7.com/actualite/pourquoi-les-militaires-refusent-de-laisser-les-civils-gouverner-le-pays/
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