Le traitement réservé aux femmes de confession musulmane par l’État français à l’heure actuelle fait écho aux agressions contre les femmes algériennes sous l’occupation
« N’êtes-vous pas jolie ? Dévoilez-vous ! » : affiche coloniale française distribuée au cours de la révolution algérienne.
Pendant l’occupation française de l’Algérie, Frantz Fanon a écrit sur la manière dont la France a cherché à maintenir son emprise coloniale à travers la femme algérienne : « Si nous voulons détruire la structure de la société algérienne, sa capacité de résistance, nous devons tout d’abord conquérir les femmes ; nous devons aller les chercher derrière les voiles où elles se cachent et dans les maisons où les hommes les maintiennent à l’abri des regards. »
Cette approche, semble-t-il, est loin d’appartenir au passé pour l’État français et sa version extrême de la laïcité.
En effet, encore une fois, l’actualité a récemment été marquée par des centaines de commentaires, des dizaines de dizaines de débats télévisés et radiodiffusés ainsi que de nombreux gros titres de journaux sur les femmes musulmanes et leur droit (ou leur non-droit, en l’occurrence) de porter le hijab.
Cette avalanche d’attaques ininterrompues, si courantes dans le contexte français, a unifié un large spectre politique allant de l’extrême gauche à l’extrême droite. Prenant à partie l’un des groupes les plus opprimés du pays, ces attaques faisaient suite à un incident durant lequel une mère voilée a osé accompagner son fils dans l’hémicycle du Conseil régional à Dijon lors d’une sortie scolaire.
La femme, surnommée « Fatima », a été agressée verbalement par le politicien Julien Odoul, membre du parti fasciste Rassemblement national (anciennement connu sous le nom de Front national), qui lui a demandé de retirer son foulard si elle voulait demeurer dans l’enceinte du bâtiment.
La présidente de l’assemblée régionale a opposé une tiède résistance à la tirade d’Odoul, tandis que les autres membres de l’hémicycle se tordaient d’inconfort sur leur chaise et demandaient de manière peu convaincante au représentant du RN de mettre fin à ses propos. En réalité, la mère s’est retrouvée seule face à cet assaut, tout en essayant de consoler son enfant en détresse.
L’attaque d’Odoul n’était pas non plus une aberration. Elle repose sur la législation en vigueur en France qui vise à interdire aux femmes musulmanes toute vie publique, par exemple en interdisant en 2004 aux femmes voilées l’accès aux établissements publics d’enseignement – en tant qu’employées ou usagers.
La France a, honteusement, été par ailleurs le premier pays d’Europe à appliquer l’interdiction du niqab (voile facial) en 2011.
Échos de la période coloniale
Hasard du calendrier, la semaine durant laquelle a eu lieu l’incident marquait également l’anniversaire des massacres de Paris, qui se sont déroulés le 17 octobre 1961 pendant la guerre d’Algérie.
Ce jour-là, des centaines d’Algériens qui manifestaient pour l’indépendance de l’Algérie furent assassinés et leurs corps jetés dans la Seine par la police française, sous le commandement de Maurice Papon, désormais connu pour avoir participé à la déportation de centaines de juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Il a fallu attendre la fin des années 90 pour que les événements et la mort d’une petite fraction de ceux qui ont été tués lors de ce massacre soient reconnus par l’État français, et 2001 pour qu’une plaque commémorative soit enfin placée sur le lieu du crime.
Le fait que les deux événements se soient déroulés en même temps est révélateur. La résistance de l’État français à la commémoration et à la reconnaissance de sa violence coloniale et des exactions qu’il a commises contre les Algériens, chez eux comme à l’étranger, joue un rôle important dans la dissimulation de la violence dirigée contre les musulmans en France aujourd’hui.
Le traitement réservé aux femmes musulmanes par l’État à l’heure actuelle fait écho aux agressions contre les femmes algériennes sous l’occupation. La violence policière contre les jeunes musulmans dans les rues de France aujourd’hui fait écho à la violence policière contre les travailleurs migrants à l’époque. La ségrégation sociale des populations musulmanes dans les cités et banlieues pauvres à travers le pays aujourd’hui reflète leur ghettoïsation dans les bidonvilles français tout au long de la période coloniale.
Haine contemporaine
Il est impossible pour l’État de reconnaître son passé, car ce passé n’a jamais pris fin. La reconnaissance devrait conduire à la justice et au changement. Par exemple, l’anniversaire du massacre de 1961 aurait dû voir à la fois l’État et les institutions publiques exploiter l’occasion de la commémoration pour se mobiliser contre la haine qui fait rage de nos jours.
Au lieu de cela, la journée a été marquée par la répétition du racisme qui a caractérisé l’ensemble du projet colonial français, tant en Algérie que sur d’autres continents.
La réaction d’Odoul, ce mélange de rage et de toute-puissance violemment jeté à la face de Fatima, résume exactement comment le pays se positionne encore de nos jours au sujet de la libération de ses anciens sujets colonisés. La France n’a ni accepté ni ne croit que les personnes de couleur méritent leur liberté.
Son besoin continu de ségrégation et d’assujettissement est profond et il est encore, des décennies après la libération de l’Algérie, centré sur le contrôle des femmes musulmanes, de leurs corps et de leur place dans la société.
L’humiliation qu’a subie Fatima à ce moment-là, tout comme son fils, qui était tellement bouleversé par la scène qu’il a cherché refuge dans les bras de sa mère – sans que cela n’émeuve le moins du monde l’homme politique fasciste – sont des images difficiles à regarder.
Mais promenez-vous, arborant un hijab, dans les rues de Paris, censée être une capitale multiculturelle animée, entrez dans une banque ou un supermarché local et vous comprendrez très vite que cet incident ne fait pas exception.
Six jours après l’assaut verbal contre Fatima, le journal français Libération a indiqué que 85 débats télévisés sur le hijab avaient déjà eu lieu sur les chaînes d’information françaises, avec un nombre incroyable de 286 personnes invitées à s’exprimer sur le sujet – parmi elles cependant, aucune femme portant le voile.
Durant ces débats, les questions de savoir ce que les femmes musulmanes devraient être autorisées à porter, quels droits devraient leur être retirés si elles refusent d’obtempérer et quel rôle l’État français devrait jouer dans leur exclusion ont eu carte blanche. De fait, un journaliste est même allé jusqu’à comparer le hijab à un uniforme des SS.
La chasse est ouverte
Ce qui est frappant, c’est que cette chasse aux sorcières faite aux musulmanes et à leur droit de participer à la vie publique en France n’est pas l’apanage de l’extrême droite. En effet, le point de vue de Julien Odoul a été normalisé par les arguments de féministes libérales qui ont pris la défense du dévoilement imposé par l’État depuis le début des années 2000.
Aujourd’hui, comme c’est le cas depuis deux décennies, ces attaques, ces lois d’exclusion, la violence de l’État sont maintes fois défendues comme un acte de libération des femmes musulmanes opprimées, un acte censé les sauver de leurs maris et pères barbares.
Tout comme les États-Unis ont promis de libérer les femmes afghanes en les bombardant, ou comme le colonialisme promet de libérer ses sujets en les exploitant à mort, l’intelligentsia française promet de libérer les musulmanes en les excluant de la vie publique, du débat public et de l’emploi.
La vérité est qu’aucun de ceux qui défilent dans le cortège de la défense de la laïcité et des musulmanes ne juge celles d’entre elles qui portent le hijab dignes de pénétrer dans un espace politique ou intellectuel dans lequel elles pourraient faire valoir leurs propres revendications. La dernière série de débats télévisés l’a démontré une fois de plus.
La résistance
Alors que Fatima cherche à obtenir justice en portant l’affaire devant les tribunaux, son expérience ne cessera de hanter toutes les personnes touchées par cet événement, en particulier les filles et les femmes musulmanes qui se voient ainsi rappeler que leurs corps constituent un champ de bataille sur lequel l’État français continue de mener sa guerre contre les gens de couleur.
Les manifestations, l’indignation sur les réseaux sociaux et la solidarité internationale sont des outils importants pour briser l’isolement ressenti par les personnes touchées, en plus de saper la confiance et le discours monolithique de l’islamophobie française.
On ne peut que se demander cependant si l’État français a appris quelque chose. Peut-être que refuser de reconnaître son passé le rend également aveugle quand il s’agit de tirer les leçons de ses actes. Or, si le contrôle français de la société algérienne était fondé sur le contrôle de ses femmes, celui-ci a surtout réussi à placer les femmes algériennes au premier rang de la résistance à son encontre.
En regardant Fatima faire face silencieusement et courageusement au député qui lui hurlait dessus, alors que tout le monde dans l’assemblée ne savait plus où se mettre, on pouvait voir le même processus se répéter.
Elle seule représentait la résistance dans cette pièce – et la future fin de leur règne.
- Malia Bouattia est une militante, ancienne présidente du Syndicat national des étudiants britannique (National Union of Students), cofondatrice du réseau Students not Suspects/Educators not Informants et présentatrice-animatrice de « Women Like Us », un programme de la chaîne britannique British Muslim TV.
Cette approche, semble-t-il, est loin d’appartenir au passé pour l’État français et sa version extrême de la laïcité.
En effet, encore une fois, l’actualité a récemment été marquée par des centaines de commentaires, des dizaines de dizaines de débats télévisés et radiodiffusés ainsi que de nombreux gros titres de journaux sur les femmes musulmanes et leur droit (ou leur non-droit, en l’occurrence) de porter le hijab.
Cette avalanche d’attaques ininterrompues, si courantes dans le contexte français, a unifié un large spectre politique allant de l’extrême gauche à l’extrême droite. Prenant à partie l’un des groupes les plus opprimés du pays, ces attaques faisaient suite à un incident durant lequel une mère voilée a osé accompagner son fils dans l’hémicycle du Conseil régional à Dijon lors d’une sortie scolaire.
La femme, surnommée « Fatima », a été agressée verbalement par le politicien Julien Odoul, membre du parti fasciste Rassemblement national (anciennement connu sous le nom de Front national), qui lui a demandé de retirer son foulard si elle voulait demeurer dans l’enceinte du bâtiment.
La présidente de l’assemblée régionale a opposé une tiède résistance à la tirade d’Odoul, tandis que les autres membres de l’hémicycle se tordaient d’inconfort sur leur chaise et demandaient de manière peu convaincante au représentant du RN de mettre fin à ses propos. En réalité, la mère s’est retrouvée seule face à cet assaut, tout en essayant de consoler son enfant en détresse.
L’attaque d’Odoul n’était pas non plus une aberration. Elle repose sur la législation en vigueur en France qui vise à interdire aux femmes musulmanes toute vie publique, par exemple en interdisant en 2004 aux femmes voilées l’accès aux établissements publics d’enseignement – en tant qu’employées ou usagers.
La France a, honteusement, été par ailleurs le premier pays d’Europe à appliquer l’interdiction du niqab (voile facial) en 2011.
Échos de la période coloniale
Hasard du calendrier, la semaine durant laquelle a eu lieu l’incident marquait également l’anniversaire des massacres de Paris, qui se sont déroulés le 17 octobre 1961 pendant la guerre d’Algérie.
Ce jour-là, des centaines d’Algériens qui manifestaient pour l’indépendance de l’Algérie furent assassinés et leurs corps jetés dans la Seine par la police française, sous le commandement de Maurice Papon, désormais connu pour avoir participé à la déportation de centaines de juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Il a fallu attendre la fin des années 90 pour que les événements et la mort d’une petite fraction de ceux qui ont été tués lors de ce massacre soient reconnus par l’État français, et 2001 pour qu’une plaque commémorative soit enfin placée sur le lieu du crime.
Le fait que les deux événements se soient déroulés en même temps est révélateur. La résistance de l’État français à la commémoration et à la reconnaissance de sa violence coloniale et des exactions qu’il a commises contre les Algériens, chez eux comme à l’étranger, joue un rôle important dans la dissimulation de la violence dirigée contre les musulmans en France aujourd’hui.
Le traitement réservé aux femmes musulmanes par l’État à l’heure actuelle fait écho aux agressions contre les femmes algériennes sous l’occupation. La violence policière contre les jeunes musulmans dans les rues de France aujourd’hui fait écho à la violence policière contre les travailleurs migrants à l’époque. La ségrégation sociale des populations musulmanes dans les cités et banlieues pauvres à travers le pays aujourd’hui reflète leur ghettoïsation dans les bidonvilles français tout au long de la période coloniale.
Haine contemporaine
Il est impossible pour l’État de reconnaître son passé, car ce passé n’a jamais pris fin. La reconnaissance devrait conduire à la justice et au changement. Par exemple, l’anniversaire du massacre de 1961 aurait dû voir à la fois l’État et les institutions publiques exploiter l’occasion de la commémoration pour se mobiliser contre la haine qui fait rage de nos jours.
Au lieu de cela, la journée a été marquée par la répétition du racisme qui a caractérisé l’ensemble du projet colonial français, tant en Algérie que sur d’autres continents.
La réaction d’Odoul, ce mélange de rage et de toute-puissance violemment jeté à la face de Fatima, résume exactement comment le pays se positionne encore de nos jours au sujet de la libération de ses anciens sujets colonisés. La France n’a ni accepté ni ne croit que les personnes de couleur méritent leur liberté.
Son besoin continu de ségrégation et d’assujettissement est profond et il est encore, des décennies après la libération de l’Algérie, centré sur le contrôle des femmes musulmanes, de leurs corps et de leur place dans la société.
L’humiliation qu’a subie Fatima à ce moment-là, tout comme son fils, qui était tellement bouleversé par la scène qu’il a cherché refuge dans les bras de sa mère – sans que cela n’émeuve le moins du monde l’homme politique fasciste – sont des images difficiles à regarder.
Mais promenez-vous, arborant un hijab, dans les rues de Paris, censée être une capitale multiculturelle animée, entrez dans une banque ou un supermarché local et vous comprendrez très vite que cet incident ne fait pas exception.
Six jours après l’assaut verbal contre Fatima, le journal français Libération a indiqué que 85 débats télévisés sur le hijab avaient déjà eu lieu sur les chaînes d’information françaises, avec un nombre incroyable de 286 personnes invitées à s’exprimer sur le sujet – parmi elles cependant, aucune femme portant le voile.
Durant ces débats, les questions de savoir ce que les femmes musulmanes devraient être autorisées à porter, quels droits devraient leur être retirés si elles refusent d’obtempérer et quel rôle l’État français devrait jouer dans leur exclusion ont eu carte blanche. De fait, un journaliste est même allé jusqu’à comparer le hijab à un uniforme des SS.
La chasse est ouverte
Ce qui est frappant, c’est que cette chasse aux sorcières faite aux musulmanes et à leur droit de participer à la vie publique en France n’est pas l’apanage de l’extrême droite. En effet, le point de vue de Julien Odoul a été normalisé par les arguments de féministes libérales qui ont pris la défense du dévoilement imposé par l’État depuis le début des années 2000.
Aujourd’hui, comme c’est le cas depuis deux décennies, ces attaques, ces lois d’exclusion, la violence de l’État sont maintes fois défendues comme un acte de libération des femmes musulmanes opprimées, un acte censé les sauver de leurs maris et pères barbares.
Tout comme les États-Unis ont promis de libérer les femmes afghanes en les bombardant, ou comme le colonialisme promet de libérer ses sujets en les exploitant à mort, l’intelligentsia française promet de libérer les musulmanes en les excluant de la vie publique, du débat public et de l’emploi.
La vérité est qu’aucun de ceux qui défilent dans le cortège de la défense de la laïcité et des musulmanes ne juge celles d’entre elles qui portent le hijab dignes de pénétrer dans un espace politique ou intellectuel dans lequel elles pourraient faire valoir leurs propres revendications. La dernière série de débats télévisés l’a démontré une fois de plus.
La résistance
Alors que Fatima cherche à obtenir justice en portant l’affaire devant les tribunaux, son expérience ne cessera de hanter toutes les personnes touchées par cet événement, en particulier les filles et les femmes musulmanes qui se voient ainsi rappeler que leurs corps constituent un champ de bataille sur lequel l’État français continue de mener sa guerre contre les gens de couleur.
Les manifestations, l’indignation sur les réseaux sociaux et la solidarité internationale sont des outils importants pour briser l’isolement ressenti par les personnes touchées, en plus de saper la confiance et le discours monolithique de l’islamophobie française.
On ne peut que se demander cependant si l’État français a appris quelque chose. Peut-être que refuser de reconnaître son passé le rend également aveugle quand il s’agit de tirer les leçons de ses actes. Or, si le contrôle français de la société algérienne était fondé sur le contrôle de ses femmes, celui-ci a surtout réussi à placer les femmes algériennes au premier rang de la résistance à son encontre.
En regardant Fatima faire face silencieusement et courageusement au député qui lui hurlait dessus, alors que tout le monde dans l’assemblée ne savait plus où se mettre, on pouvait voir le même processus se répéter.
Elle seule représentait la résistance dans cette pièce – et la future fin de leur règne.
- Malia Bouattia est une militante, ancienne présidente du Syndicat national des étudiants britannique (National Union of Students), cofondatrice du réseau Students not Suspects/Educators not Informants et présentatrice-animatrice de « Women Like Us », un programme de la chaîne britannique British Muslim TV.
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