Dévoilements, viols, émasculation… Un ouvrage collectif revient sur les violences réelles ou fantasmées durant le conflit.
Pendant la guerre d’indépendance algérienne, les violences sexuelles étaient monnaie courante. Comme viennent encore le souligner, après les travaux pionniers déjà très documentés de l’historienne Raphaëlle Branche sur la torture et les viols, publiés depuis le début des années 2000, divers essais de chercheurs, notamment ceux de toutes origines qui ont contribué à l’ouvrage collectif Guerre d’Algérie – Le sexe outragé, dirigé par Todd Shepard et Catherine Brun.
Presque jamais ouvertement admis, car contraires à la loi du pays colonisateur, donc impossibles à évaluer quantitativement, les viols ou la réduction forcée de femmes « indigènes » à l’état de prostituées ont été pratiqués à une assez grande échelle entre 1954 et 1962 par des membres de l’armée française. Sans même parler des BMC, ces fameux bordels militaires de campagne dont « bénéficiait » parfois la troupe.
Les témoignages individuels – le plus souvent très tardifs – de soldats français admettant avoir participé activement ou passivement aux violences sexuelles imposées aux Algériennes pendant les opérations militaires ou lors d’interrogatoires assortis de torture sont suffisamment nombreux pour le prouver.
Certains récits de femmes torturées et violées après leur arrestation firent grand bruit. Comme celui de Djamila Boupacha, grâce à l’acharnement de son avocate, Gisèle Halimi, et au soutien de Simone de Beauvoir, dès le début des années 1960.
CHEZ NOUS LA PLUPART DES JOLIES FEMMES ONT SUBI LES MILITAIRES
Louisette Ighilahriz a pour sa part raconté courageusement et en détail, notamment au journal Le Monde, puis dans un ouvrage cosigné avec Anne Nivat paru en 2001, ce qu’elle avait subi quarante années auparavant.
En 1959, déjà, dans son fameux Journal publié peu après son assassinat par l’OAS en mars 1962, l’instituteur et écrivain algérien Mouloud Feraoun écrivait des lignes accablantes sur l’armée du colonisateur.
À la date du 20 février, évoquant des informations qui circulent dans la région de Kabylie, il affirme ainsi : « À Aït Idir, descente des militaires pendant la nuit. Le lendemain, douze femmes seulement consentent à avouer qu’elles ont été violées. À Taourirt-M., les soldats passent trois nuits comme dans un bordel gratuit. Dans un village des Béni-Ouacif on a compté cinquante-six bâtards. Chez nous la plupart des jolies femmes ont subi les militaires. Fatma a vu ses filles et sa bru violées devant elle. »
La signification du viol
Le simple compte rendu des exactions – dont la plus répandue, même si elle ne fut pas la plus cruelle, a été la mise à nu quasi systématique des femmes arrêtées, en général simplement suspectées de sympathie pour les indépendantistes – ne rend cependant compte que de l’aspect immédiat, mais certes abject, de la dimension sexuelle de la guerre en Algérie.
Pour comprendre l’importance du phénomène, les raisons de son existence et la profondeur de ses effets, il faut s’interroger plus avant. Ce que fera notamment dans bon nombre de ses écrits le psychiatre et compagnon de route du FLN Frantz Fanon. Traitant relativement peu du viol comme acte « physique » réel mais plutôt de son statut symbolique et des fantasmes qu’il suscite, le Martiniquais a mis en avant la question du voile des Algériennes, ou plutôt le désir irrépressible de dévoilement de celles-ci par les colons et l’armée française.
LE VIOL DE LA FEMME ALGÉRIENNE DANS UN RÊVE D’EUROPÉEN EST TOUJOURS PRÉCÉDÉ DE LA DÉCHIRURE DU VOILE
Dans Les Damnés de la terre, Fanon dit en citant Sartre que « l’évocation du voile a un “fumet de viol” ». Auparavant, dans L’An V de la révolution algérienne, il affirmait que « le voile fonctionne comme un signifiant exotique, investi de toutes les propriétés d’un fétiche sexuel ». Une « exotisation » aux yeux des Européens qui renvoie à une « érotisation » et ramène à la problématique du viol : « Le viol de la femme algérienne dans un rêve d’Européen est toujours précédé de la déchirure du voile. On assiste là à une double défloration. » Il s’agit là, écrit‑il encore en poursuivant la même idée, d’un « support de la pénétration occidentale dans la société autochtone ».
Fantasmes sexuels
Impossible de parler du sexe et de la guerre coloniale sans s’interroger sur la problématique de la virilité et même de cette véritable « obsession virile », « celle du gain ou de la perte de la puissance », que Todd Shepard et Catherine Brun repèrent comme centrales dans toutes les recherches qu’ils ont rassemblées ou consultées.
À travers les violences physiques ou symboliques que l’homme peut faire subir à la femme en temps de guerre coloniale, le premier se rassure sur sa virilité et situe la seconde comme « conquise ». Bien souvent d’ailleurs, comme le souligne Raphaëlle Branche, quand la femme est visée, « le désir est moins sexuel que la volonté de possession et d’humiliation ». À travers ce qu’on lui fait subir, on « atteint sa famille, son village, et tous les cercles auxquels elle appartient jusqu’au dernier : le peuple algérien ».
Mais les hommes algériens eux-mêmes, indépendamment des fantasmes des Européens concernant leur sexualité supposée exacerbée, ont aussi été concernés par le « virilisme » en tant qu’acteurs de la guerre. Les combattants, et plus encore ceux qui ont été torturés et ont pu ensuite témoigner, se présentent toujours comme des hommes vaillants et virils qui ont fait face à des ennemis qui, eux, « ne sont pas véritablement des hommes ».
Ce qui, indirectement, fait écho à l’obsession française des « couilles coupées » des soldats tués pendant la guerre d’Algérie par des indépendantistes, émasculations réelles ou supposées selon les cas qui renvoyaient toutes à un insupportable imaginaire, celui de la « dévirilisation » voire de la « féminisation » du colonisateur.
« Toute guerre est guerre des corps »
Une « politique de l’injure », selon l’expression du chercheur algérien Abderrahmane Moussaoui, qui vise à l’anéantissement symbolique de l’ennemi. Un anéantissement qui était aussi celui recherché dans le camp d’en face par ceux qui, en pratiquant la torture, s’acharnaient principalement sur les organes sexuels de leurs victimes.
Il existe bien d’autres aspects du lien entre sexe et guerre d’Algérie analysés dans les travaux des chercheurs. Comme les conséquences des viols après la guerre (le sort des enfants qui en sont issus, l’attitude des familles vis‑à-vis des femmes victimes, etc.), la problématique de l’honneur, la résurgence d’exactions liées au sexe du temps de la guerre d’indépendance lors de la décennie noire dans les années 1990, la vision du sujet dans la littérature des deux côtés de la Méditerranée, les liens entre jouissance du bourreau et jouissance sexuelle pendant les séances de torture, etc.
Diverses façons de nous rappeler que, en attendant qu’un jour peut-être tout se passe par drones interposés, comme le rappelle l’historienne et spécialiste des questions coloniales et postcoloniales Zineb Ali-Benali, « toute guerre est guerre des corps ».
Aujourd’hui, des chiffres effrayants
Depuis la Seconde Guerre mondiale, et en particulier lors de tous les conflits coloniaux puis des guerres civiles, les violences sexuelles ont eu tendance à se généraliser. Le rapt et le viol des femmes, notamment, sont devenus de plus en plus souvent des armes de guerre et de véritables composantes de la stratégie militaire.
L’ONU a publié dès 2004 quelques estimations effrayantes : au moins 60 000 femmes violées entre 1991 et 2002 pendant la guerre civile au Sierra Leone, 40 000 au Liberia entre 1989 et 2003, 60 000 pendant les affrontements en ex-Yougoslavie et au-delà de 200 000 depuis 1998 en République démocratique du Congo. Aurait pu être ajouté plus récemment le Nigeria, où Boko Haram, on le sait, a pratiqué des enlèvements massifs d’adolescentes victimes ensuite de viols.
Les commentaires récents