Il devient très important que nous soyons reconnus pour ce que nous sommes. Il est très difficile pour quiconque de maintenir un horizon de signification auquel il est possible de s’identifier si les personnes qui l’entourent rejettent cet état de choses ou n’en tiennent pas compte» ; (Charles Taylor : in Pourquoi les nations doivent-elles se transformer en Etat.)
Le mouvement populaire, qui a pris naissance au mois de février dernier, tout en bouleversant l’ordre politique existant, pose une question fondamentale sur le devenir de la nation algérienne. Les Algériens ont, certes, renoué avec la possibilité et le désir de vivre ensemble mais, ce faisant, ils ont intégré que la société algérienne est marquée par la diversité. Il s’agit, alors, de faire l’effort de traduire cet appel «Khawa khawa» en lui donnant un contenu politique pour que la générosité qui s’est exprimée dans les manifestations se transforme comme base de la refondation de l’Etat. L’état-major de l’armée, voyant le danger peser sur le système qu’il incarne désormais ouvertement, s’est employé immédiatement à essayer de fracturer l’unité du mouvement populaire en s’attaquant au drapeau amazigh pour isoler, encore une fois, la Kabylie du reste du pays.
L’enjeu qui s’impose à nous tous, au-delà des questions démocratiques, est de savoir si la nation algérienne est capable de se revitaliser dans l’acceptation du respect et de la promotion des différences qui la caractérisent. C’est à cela que nous nous emploierons de défendre en montrant que les questions de transition et de consolidation démocratiques ne peuvent pas laisser de côté – sous prétexte de priorité politique – le problème de la diversité communautaire et les mécanismes de sa prise en charge soit par l’idée de la régionalisation ou celle du fédéralisme. La différence entre ces deux idées n’est pas négligeable, étant entendu que le fédéralisme est le système le plus évolué dans les formes connues de décentralisation étatique ; mais nous les utiliserons, indistinctement, car l’une comme l’autre font de la reconnaissance de la diversité sociétale comme leur fondement essentiel.
POLITIQUE DE LA RECONNAISSANCE
L’activité libre et démocratique de discuter et de débattre de la reconnaissance de l’identité d’une communauté dans une nation multiculturelle est la condition nécessaire pour ouvrir un véritable dialogue sur la diversité. Dire que l’Algérie est plurielle ne suffira pas sans l’identification des communautés qui portent et alimentent cette diversité. Pour exister, il faut naître mais pour vivre dans la société, il faut avoir un nom. Quand le grand sociologue français, Pierre Bourdieu, s’est invité à analyser la société algérienne – dans son livre Sociologie de l’Algérie –, il n’a pas fait dans le détour, et sans nier les liens intercommunautaires partagés, il n’a pas manqué de relever, dans leurs particularismes, l’existence de Kabyles, de Mozabites, de Touareg et de la communauté majoritaire que constituent les arabophones.
Le déni de reconnaissance d’une communauté constitue le premier obstacle pour la reconnaissance des droits collectifs qui sont devenus, suivant l’évolution actuelle du droit international – voir la Déclaration universelle de la diversité culturelle de 2001 –, l’instrument juridique privilégié aux mains des minorités pour faire valoir la protection de leur identité et de leur langue.
Certaines élites kabyles, bien que fortement engagées dans les luttes identitaires, se refusent toujours de parler des droits des minorités, et ne se réveillent généralement à cette réalité que dans les cas extrêmes : les agressions symboliques anti-kabyles. C’est, un peu, comme la réaction de la femme qui ne redécouvre sa réelle condition dans la société que lorsqu’elle est humiliée ou battue. Cette ambivalence tire son explication d’une illusion et d’une réalité. D’abord de l’illusion qu’une minorité, aussi forte soit-elle, peut transformer un rôle prépondérant sur le plan politique en un changement profond sur le plan institutionnel, et ensuite d’une réalité que la Kabylie, de par son poids politique et sa proximité avec la capitale, a les capacités avérées d’influer dans les situations de grands bouleversements, comme ce fut le cas durant la décennie noire. Il faut peut-être ajouter à cela l’héritage de sa forte participation dans le mouvement national et la guerre de libération qui fait porter aux Kabyles un continuum patriotique les plaçant quasiment comme des missionnaires dans les luttes démocratiques.
La Kabylie est donc devenue l’expression d’un particularisme qui n’est admis ou toléré qu’à la seule condition qu’il ne s’exprime pas sur le terrain politique. Ce qu’on refuse aux Kabyles, c’est d’abord l’accès à l’Histoire en mettant des barrières idéologiques hostiles à toute affirmation politique spécifique. La Kabylie possède pourtant des structures sociales bien établies avec une culture distincte, une histoire politique spécifique et une base territoriale clairement identifiable à travers l’usage de la langue kabyle.
Le déni des réalités est de considérer qu’il n’y a de Kabyles qu’au singulier et que la communauté kabyle n’existe pas comme une entité ethnoculturelle ayant des valeurs politiques qui la caractérisent et qui la distinguent. C’est pour cela que persiste cette forme de censure, et même d’autocensure en milieux kabyles, dans l’utilisation du concept du peuple kabyle. On lui préfère toujours le mot Kabylie comme si une région pouvait avoir une signification politique dans la négation des citoyens qui la peuplent. La Kabylie sans les Kabyles n’est, sauf à refuser de passer un pont aux ânes, tout juste qu’un territoire, un espace géographique résultant d’un processus géologique lié à la dynamique des plaques tectoniques et aux effets des éléments de la nature.
LA DOMINATION DU NATIONALISME MAJORITAIRE
Ceux qui défendent l’Etat unitaire (jacobin), ce sont généralement les arabophones parce qu’en soutenant le nationalisme d’Etat, ils se présentent comme les défenseurs d’une vision transcendante des particularismes «archaïques» et «rétrogrades» tout en maintenant à leur profit une domination qui ne dit pas son nom sur le plan culturel et linguistique. Mais leur allégeance à l’Etat central n’obéit pas à l’idée républicaine et libérale qui ne veut reconnaître l’individu que dans son rapport à la citoyenneté. C’est plutôt l’expression d’un large courant se réclamant à la fois du nationalisme et l’arabo-islamisme.
En se présentant comme les généreux défenseurs de l’unité nationale, les arabophones, qui forment le groupe majoritaire, ne font que renforcer l’état de domination culturelle qui leur est favorable. Aussi leur rappel au respect de l’unité nationale est moins une demande d’adhésion à un projet national commun qu’une invitation à une assimilation linguistique et culturelle. Pour s’en convaincre, on peut même aller chercher des exemples dans l’histoire : selon Sadek Hadjeres, dans son ouvrage Quand une nation s’éveille, il relate comment la direction du PPA-MTLD s’est opposée à l’expression des chants patriotiques en kabyle !
Et si tous les chefs d’Etat sont issus exclusivement, depuis l’indépendance, voire depuis la création du GPRA, de la communauté linguistique majoritaire (arabophone), ce n’est pas un fait dû a hasard mais tout simplement parce qu’on ne peut dissocier la domination politique de la représentation culturelle majoritaire. L’Etat, présenté comme organisant des rapports strictement égalitaires avec l’ensemble des citoyens, est une mystification et un leurre qui vient profiter au groupe majoritaire. Ceci est valable aussi bien sur le plan culturel que cultuel, et la marginalisation du rite ibadite participe de cette même conception.
Peut-être pour dédramatiser cet état de fait, il convient de remarquer qu’à chaque fois que l’on se place dans une configuration d’une société plurale, comme c’est le cas de l’Algérie, il est dans la nature des choses de voir des rapports conflictuels entre partisans de la culture dominante et ceux des cultures minoritaires. Ce qui est, par contre, important de signaler, c’est que la dépossession des groupes minoritaires d’un pouvoir institutionnel qui leur est propre est de nature non seulement à maintenir une domination univoque, mais de menacer de disparition leurs langues et leurs cultures.
Il s’agit, alors, d’aller au-delà de la simple reconnaissance identitaire pour lui adjoindre une politique de convivialité communautaire, une politique qui serait fondée sur le respect mutuel. C’est dans la reconnaissance des identités régionales que l’on pourrait considérer la possibilité à l’Etat d’incarner pleinement une nation multiculturelle sachant que le droit à la différence rétablit l’équilibre entre identité et citoyenneté.
Le politologue Stéphane Pierre-Caps invite à distinguer «entre l’unité politique de l’Etat et l’unité nationale. Cette distinction est fort importante, l’unité politique demeure pertinente, essentielle même, en ce qu’elle permet aux diverses communautés nationales de partager un avenir commun là où l’unité nationale cherchait à faire taire les oppositions ou leur rendre la vie difficile». Art. «La multination. L’avenir des minorités en Europe centrale et orientale».
LE VIVRE-ENSEMBLE PAR LE FéDéRALISME
Il faut donc repenser la nation algérienne, en sortant du seul cadre de référence par lequel on l’a légitimée jusqu’à présent. Le Mouvement national et la Guerre de libération ne peuvent, à eux seuls, rendre compte de sa profondeur historique, sans quoi on serait forcé d’admettre que les Algériens se sont réveillés à l’existence de leur nation que sous l’effet de la colonisation et donc, antérieurement à 1830, elle n’avait jamais existé, comme l’avait soutenu Ferhat Abbas à ses débuts. C’est sur cette ambiguïté que certains révisionnistes, notamment leur chef de file, Bernard Lugan, travaillent pour soutenir que l’Algérie est une création française. Ce travail de trituration de l’histoire est de la même veine que celui mis en avant par cet avatar politico-idéologique se réclamant de novembria-badissia.
Parce que chacune des démocraties de longue durée opérant dans une nation multilingue et multiculturelle est Etat fédéral ou régionalisé, il convient d’ouvrir un débat sérieux sur le fédéralisme ou la régionalisation car ces deux conceptions n’auront aucune portée si elles sont circonscrites seulement dans la simple réforme de l’Etat. Il convient, en parlant de fédéralisme, de distinguer entre deux formes de fédéralisme : le fédéralisme territorial et le fédéralisme multinational ou ethnoculturel. Le premier correspond aux cas de figure des nations homogènes culturellement, comme c’est le cas de l’Allemagne et des Etats-Unis ; le deuxième correspond aux nations multiculturelles ou multinationales comme c’est le cas de la Belgique, l’Inde, la Suisse, etc.
Les bienfaits du fédéralisme dans la participation démocratique des citoyens n’est plus à démontrer, et les succès sur le plan économique sont largement attestés, mais le plus grand apport du fédéralisme reste sans conteste sa capacité à gérer la diversité culturelle et linguistique, tout en évitant les tentations sécessionnistes. En effet comme le soutient Alain Gagnon, «le fédéralisme permet de renforcer l’exercice démocratique en redistribuant les pouvoirs, en encourageant la participation des citoyens et en contribuant à accommoder les nations minoritaires au sein des institutions. L’implantation du fédéralisme contribue ainsi à raffermir le libéralisme procédurier en mettant en valeur l’apport des communautés plutôt qu’en ciblant uniquement les citoyens». (La Raison du plus fort – Plaidoyer pour le fédéralisme multinational).
Bien sûr, on ne peut parler de fédéralisme et occulter que ce système n’élimine pas totalement les conflits communautaires. Cependant, ce que l’on peut assurément soutenir, c’est que, dans un système fédéral, la recherche et la réalisation de compromis pour maintenir le vivre-ensemble sont non seulement possibles, mais ils participent de l’exercice démocratique puisqu’ils se présentent comme des modalités permettant d’éviter la domination au nom de la loi de la majorité.
La transition démocratique qui s’annonce, en dépit de toutes les contradictions et des contrariétés auxquelles elle doit faire face, doit intégrer tous ces défis politiques pour aller vers une Algérie nouvelle, totalement réconciliée avec son histoire, sa diversité culturelle et ses réalités communautaires. Le changement de système ne peut être un vrai changement que s’il met fin à l’esprit de domination politique. Le mouvement du 22 février, pour être une véritable révolution, ne doit pas en rester dans le sourire mais une matrice féconde d’une nouvelle nation.
Par Hamou Boumediène , Coordinateur du RPK
https://www.elwatan.com/edition/contributions/oser-la-diversite-pour-construire-lalgerie-federale-03-09-2019
Les commentaires récents