Abane Ramdane était surnommé « l'architecte de la révolution ». Il avait réussi à regrouper et unir au sein du FLN l’ensemble des courants politiques disparates dont le dénominateur commun était la lutte contre la domination française. Principal organisateur du Congrès de la Soummam, le 20 Août 1956, c’est lui qui avait tracé les grandes lignes du mouvement de résistance visant à créer un état dans lequel l'élément politique l'emporterait sur l'élément militaire, et qui avait opté pour le pluralisme politique et linguistique en Algérie.
Il est mort assassiné en décembre 1957 au Maroc sur fond de querelles de pouvoir au sein du FLN.
Le Congrès de la Soummam avait établi deux principes fondamentaux :
- premièrement, la branche politique du parti devrait avoir la primauté sur l'armée
- deuxièmement, la priorité devrait être donnée à ceux qui avaient combattu dans le pays pendant la guerre plutôt qu'à ceux qui étaient à l'étranger, perçus comme déconnectés des réalités de terrain..
Il s’agissait d’une approche lucide des rapports de forces et d’une tentative pour mettre fin aux rivalités et consolider un mécanisme de prise de décision politique réellement démocratique.
Hélas, ces principes ont été oubliés très tôt et ce projet du futur état algérien présenté lors du congrès n’a jamais été mis en œuvre au moment de l’accession à l’indépendance de l’Algérie.
Le premier président algérien, Ahmed Ben Bella, qui n’avait pas assisté au congrès, est arrivé au pouvoir en 1963 avec le soutien des forces armées, en écartant des personnalités civiles telles que le président par intérim de l’assemblée constituante, Ferhat Abbas, qu'il avait placé sous assignation à résidence en 1964.
Les méthodes autoritaires de Ben Bella avaient écarté un grand nombre des dirigeants historiques du FLN, si bien qu’en 1965, son ministre de la Défense, le Colonel Houari Boumediene, l'a renversé par un coup d'Etat, mais c’était en fait pour consolider le pouvoir de l'armée. Les troisième et quatrième présidents algériens, Chadli Bendjedid et Liamine Zeroual, étaient également des personnalités militaires de premier plan.
Ces péripéties sont magistralement analysées par Ferhat Abbas dans son livre : "l’indépendance confisquée".
Etrangement, malgré la tension constante entre les pouvoirs militaires et civils, l'armée algérienne a continué à être perçue comme une armée populaire, même si les soulèvements d'octobre 1988 ont égratigné ce mythe qui a pourtant la peau dure : la foule excédée par l’austérité et la corruption généralisée était descendue et l'armée était intervenue réprimer violemment les manifestations, tuant 500 personnes.
La colère publique grandissante avait pourtant contraint le régime algérien d’alors à mettre en place un système multipartite et à organiser des élections législatives en décembre 1991. Le FLN avait été battu par le Front islamique du salut (FIS). Mais l'armée avait tout simplement annulé le résultat du suffrage et rappelé l'exilé Mohamed Boudiaf, personnage populaire et membre fondateur du FLN, qui s'était opposé à la fois à Ben Bella et à Boumediene, dans l’espoir d’apaiser les tensions. Mais en juin 1992, Boudiaf a été assassiné dans des circonstances mystérieuses, qui ont plongé le pays dans une guerre civile, renforçant à la fois le sectarisme persistant depuis l'indépendance et la suprématie de l'armée.
L’assassinat de Boudiaf a provoqué des tas de rumeurs qui décrivaient l’armée comme une force malveillante contrôlant « l’état profond » algérien. Boudiaf est alors apparu comme un véritable homme providentiel qui tentait de sauver le pays. Bien qu’il fût à l’origine d’une répression impitoyable à l encontre des militants islamistes, il était perçu comme celui qui avait protégé la nation d’un possible coup d’état militaire.
Tout comme Ramdane, Ben M'hidi et d’autres, Boudiaf a laissé derrière lui un héritage historique de gouvernement civil que les manifestants algériens souhaitent aujourd’hui raviver.
Trois jours seulement après la démission de Bouteflika, le fils de Boudiaf, Nacer, et la soeur de Ben M'hidi, Drifa, ont pris part à la manifestation à Alger et ont pris la parole devant une foule enthousiaste : "Nous ne demandons pas que trois personnes seulement partent, ils doivent tous partir !" a dit Drifa. Quelques jours plus tard, la famille Boudiaf a publié une déclaration appelant à un retour aux principes initiaux de la révolution algérienne, déclarant que "l'Algérie [était] une république et non une caserne" et que les intérêts de l'Algérie devaient venir "avant toute chose" .
En évoquant des personnalités historiques comme Boudiaf, Ramdane et Ben M'hidi et en se référant aux principes du Congrès de Soummam, les manifestants algériens ont clairement indiqué qu'ils ne laisseraient pas l'élite dirigeante "confisquer" leur mouvement. S’ils n’ont pas rejeté la légitimité historique de l’armée en tant qu’institution, ils ont néanmoins émis une injonction ferme selon laquelle les dirigeants militaires devaient servir les intérêts du peuple.
La guerre d’indépendance n’est pas seulement dans les livres d’histoire, les clivages qu’elle avait provoqués sont à nouveau apparus dans les rues algériennes ces dernières semaines et l'annonce de la tenue des élections présidentielles le 4 juillet n'a pas fait baisser la mobilisation des manifestations du vendredi.
Gaid Salah a bien tenté d'utiliser la vieille ficelle de l'ingérence étrangère et de la manipulation, mais en fait, aucun pays partenaire de l’Algérie pour des raisons géopolitiques, que ce soit la France, la Russie ou les Etats-Unis, n’a intérêt à bouleverser le statu quo algérien que la rue veut casser. Il ne s’agit pas d’une nouvelle « révolution de couleur ». Par contre, ces accusations ont une nouvelle fois suscité des inquiétudes à propos des intentions de certains éléments du régime algérien qui appellent de leurs vœux une prise de contrôle de fait par l'armée dont le poids est déjà considérable.
C’est pour cela que, ces dernières semaines, les Algériens se sont référés à plusieurs reprises à l' article 7 de la Constitution, héritage direct du congrès de la Soummam, qui stipule qu'en fin de compte, la souveraineté appartient au peuple et que sa volonté est représentée par des institutions civiles.
Cela n’empêche pas que l'armée conserve toujours sa légitimité auprès de la population dont elle a le soutien : après tout, cette armée de conscription a pris la succession institutionnelle de la branche militaire du FLN. Mais les manifestations en cours révèlent que des tensions historiques non résolues entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil ont refait surface, et leurs racines remontent à la lutte pour le pouvoir entre les différentes factions du FLN au cours de la guerre d’indépendance, et les références à cette matrice ont refait surface.
Par exemple, au cours des dernières semaines, les manifestants ont réclamé la démission du président par intérim, Ben Salah, du Premier ministre Noureddine Bedoui et du ministre de l'Intérieur Tayeb Belaiz (qui a démissionné le 16 avril), rejetant leur participation à la période de « transition ». Ils ont été surnommés les "trois B", un rappel symbolique à un autre trio politique qui n’est pas tombé dans l'oubli : Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobal.
Les "trois B" historiques étaient des personnages clés de la résistance algérienne qui représentaient la domination de la branche militaire du FLN sur ses dirigeants politiques pendant la guerre. Les trois sont soupçonnés d'être responsables du meurtre d'Abane Ramdane, membre du FLN et militant révolutionnaire, qui reste très populaire encore aujourd'hui. Son portrait est arboré régulièrement lors des manifestations.
La pyramide des âges algérienne est une des plus jeunes du monde, mais la mémoire n’est pas individuelle, elle est collective. Une société est un être vivant dont les individus qui la compossent assurent la cohérence et la continuité
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vendredi 19 avril 2019
https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-algerie-le-congres-de-la-soummam-214424
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