Parmi les auteurs du putsch d'Alger (21 avril 61) que de Gaulle qualifia de "quarteron de généraux", il y avait Raoul Salan.
Dans L'Express du 27 avril 1961
Il y a un mois, à Madrid, dans une chambre d'hôtel, deux officiers à la retraite discutaient de leurs désaccords et parlaient de l'avenir. Face à face, le colonel Jules Roy, l'auteur de La Guerre d'Algérie, et le général Raoul Salan, l'exilé de "l'Algérie française". Aujourd'hui, cette conversation éclaire, mieux que tout autre témoignage, l'entreprise du "quarteron" d'Alger.
J'ai rencontré plusieurs fois le général Salan en Indochine. Plus particulièrement dans la citadelle de Na-San, chef-d'oeuvre d'aberration mentale, répétition du désastre qui mit fin à la guerre. Sur le plan militaire, je m'étais permis des objections qu'il rejeta négligemment. Non, les Viets ne pouvaient pas tirer sur la piste d'aviation sans être détruits. Quant à Giap, je ne le connaissais pas, il en était à digérer son manuel du gradé d'infanterie. Na-San fut évacué de justesse et ce ne fut pas le général Salan qui paya les pots cassés de Dien-Bien-Phu, mais son successeur. Salan, jusqu'à présent, avait toujours eu de la chance. Si je parle de lui à l'imparfait, c'est parce qu'il n'en a plus.
A Madrid, où j'étais le 12 mars dernier, je lui téléphonai et il accepta de me revoir. "Nous sommes deux officiers, me dit-il, nous pouvons parler librement de ce qui nous oppose".
Si Challe incarne l'ambition et l'autorité, Zeller la ruse et la mesure, Jouhaud la détermination, Salan était à la fois ambition et ruse. Son visage cuit de tigre royal, impassible d'ordinaire, frémissait et se crispait brusquement, ses yeux se plissaient, un sourire vite figé glissait parfois sur ses lèvres. Mince, élégant, vêtu d'un pantalon de flanelle, d'une chemisette de soie beige et d'une veste de tweed, jeune d'allure, mêlant la douceur et le tranchant, le regard baignant dans une eau grise semée d'éclats, il me reçut avec une affabilité marquée et me fit asseoir près de lui dans le modeste cabinet de travail dont le capitaine Ferrandi entrebâillait de temps en temps la porte sur un masque triste et glacé. Chacun de ses gestes était d'un homme sûr de soi, qui observait pour l'instant, en retrait, le conflit.
Sur une table, un jeu de cartes était étalé. Le soir, les parties de poker se prolongeaient avec l'aide de camp. De son amour du faste et de l'apparat, seul héritage qu'il eût reçu du maréchal de Lattre qui le malmenait, que gardait-il ? Un appartement de série dans un hôtel d'exil, des notes de téléphone fabuleuses et beaucoup de clefs de coffres et de valises. L'officier le plus décoré de l'Armée française ne portait plus rien à la boutonnière.
La seule vertu des armes
De ses déclarations, je citerai l'essentiel : "C'est moi qui ai crié : Vive le général de Gaulle, le 13 mai. Et pourtant, si je suis ici, c'est parce qu'on m'a chassé d'Algérie. Pour quelles raisons ? J'ai proclamé que nul n'avait le droit de céder un pouce du territoire national sans trahir. Le ministre m'a convoqué assez gentiment et m'a bouclé en métropole. Que signifient ces procédés ? Ici, du moins, je suis libre de mes actes. Les policiers espagnols me protègent, c'est tout. Écoutez-moi. Nous avons trahi une jeunesse, et cette jeunesse monte. Elle n'acceptera pas que nous lâchions sa cause. Même si cela arrivait, je ne vois pas Ferhat Abbas à Alger, car il devrait y arriver et les Français de là-bas ne seraient pas les seuls à l'en empêcher. Les musulmans veulent vivre et travailler avec nous, à condition que nous soyons des Français nouveaux et non ceux qu'ils trouvent près d'eux. Vous vous êtes élevé contre la façon dont celle guerre se fait. D'accord. On s'est trop tué et trop mal tué. Il n'empêche que nous ne pouvons pas abandonner l'Algérie comme ça, en croyant y rester si l'Armée s'en va. Les gens du F.L.N. nous mettront à la porte d'une façon brutale et dans le désordre. Ils ne supporteront pas notre existence. Et puis, qu'est-ce qui succédera à ce désordre ? Ces gens-là n'arriveront pas à commander leurs troupes. Vous en connaissez quelques-uns de bien parmi eux ? Combien ? Je ne suis pas parti sur un coup de tête : je savais ce que je faisais. La situation évoluera. Les Français d'Algérie se révolteront, je leur fais confiance pour ça, et en France il y aura des braves gens pour ne pas les laisser assassiner. Alors ? Eh bien ! nous avons de quoi lever et équiper une armée de 250 000 hommes là-bas et, avec l'aide des musulmans, nous ferons la véritable Algérie française..."
A quoi servait de l'interrompre ? Je l'ai tenté à deux reprises inutilement. Sur la question des harki, par exemple. Il n'écoutait pas : il ne voulait pas croire que les harki pouvaient rejoindre les rangs du F.L.N. aussi facilement qu'ils s'étaient engagés de notre côté. Et quand je lui dis qu'il se trompait à propos de la métropole, il eut le même geste de la main et le même pli oblique des lèvres pour me laisser entendre qu'il était convaincu du contraire.
Sur l'Armée, il était moins obstiné et moins absolu qu'Argoud. Mais tous les hommes du pronunciamiento se rejoignaient sur le même principe : quiconque osait toucher au dogme de la seule vertu des armes était frappé d'excommunication majeure ; quiconque osait dire ou écrire que l'esprit doit prédominer ou dénonçait les abus de la force commettait l'impardonnable péché qui devait mener, je le supposai, au peloton d'exécution. Il était permis de s'attaquer aux institutions, aux chefs et même à l'Etat, jamais, même quand elle commettait des erreurs de jugement, à cet Etat dans l'Etat qu'était devenue l'Armée, déclarée guide suprême et infaillible, même en ses aveuglements.
Des mois de recueillement
En espérant découvrir en Salan et les autres quelque dessein généreux, j'avoue que je rêvais. Mais ces hommes-là rêvaient aussi affreusement quand ils imaginaient qu'une dictature militaire pourrait nous briser, même par-dessus un corps immense percé de leurs coups de poignard, ou si la grande voix que j'ai entendue de nouveau se taisait. Economes du sang français comme ils l'affirmaient, comment pouvaient-ils prétendre l'être encore en déclenchant la guerre civile ? Soucieux de l'honneur de leurs drapeaux, comment ignoraient-ils qu'ils le salissaient ?
Des mois de recueillement leur avaient permis de peser avec minutie les paroles et les actes qui devaient encadrer un si périlleux hasard, et leur habileté a tenu compte de toutes les réalités politiques, sauf d'une seule : on ne joue pas au poker avec la liberté d'une nation et la gloire des armes.
Pour la première fois de ma vie, voulant, comme tant d'autres s'y sont déjà décidés en de pareils moments, sauvegarder mes libertés essentielles, j'ai éprouvé la tentation de fuir devant l'Armée française. Plus exactement, devant les mercenaires de la légion qui se sont réfugiés sous notre commandement et qu'on voulait employer à cette besogne. Ces grands garçons à l'apparence débonnaire que j'ai croisés quand on les utilisait à casser du "Viet", puis à casser du "Fellagha", Salan les avait dressés à devenir des exécuteurs de hautes oeuvres. Le quarteron des colonels et des généraux avançait derrière ces gladiateurs marqués de l'insigne des régiments étrangers, otages d'une infamie.
Pas son genre
Pour moi, j'ai toujours cru qu'ils n'arriveraient pas jusqu'ici parce que des pilotes français ne pouvaient pas accepter d'accomplir une telle mission. C'est ici qu'il faut se hâter d'apporter une fois encore une distinction essentielle entre l'Armée et les insurgés, entre les unités de type classique et les gardes prétoriennes, peu à peu détournées de leur mission. Qui va pâtir de ces nouveaux troubles ? L'Armée tout entière comme l'Eglise tout entière est déchirée par un schisme. Le divorce va s'accentuer entre la nation et les cadres de carrière, le discrédit jeté sur quelques-uns va les toucher tous. La France sera tentée de n'avoir plus aucune confiance dans ce bras auquel elle n'a pas prêté assez d'attention quand il souffrait parce qu'il portait tout le poids des mauvaises guerres dont elle se désintéressait. Et cependant, loin de contaminer tout le corps des officiers, la maladie dont tant de consciences égarées sont atteintes n'a gagné qu'une minorité d'entre eux. Mais quelle minorité ! Agitée de si grandes passions dans un désespoir si redoutable !
Une telle imposture devait-elle être tolérée si longtemps ? Ces hérétiques qui empoisonnaient peu à peu l'ensemble d'un corps sain méritaient-ils tant d'indulgence ? A qui faisait donc peur l'épouvantail qu'ils brandissaient ? Ceux qui pouvaient douter de leur innocence sont à présent fixés, et l'Armée qui ne supportait plus qu'on la critique reconnaîtra, aux lueurs fulgurantes qui ont déchiré cette tempête, qu'elle était, d'une certaine façon, atteinte du même mal que beaucoup de ses chefs.
Ce mal s'appelle la religion de la force. Il va falloir l'arracher ou périr.
Pour le général Salan, quand la nouvelle a couru, la nuit dernière, qu'il s'était suicidé, mon premier mouvement fut d'en douter. Ce n'était pas son genre. Et puis j'y ai cru jusqu'au démenti qui suivit : Salan avait pu se tuer, parce qu'il avait perdu et qu'il ne pouvait plus payer sa dette de jeu.
Par Jules Roy (en 1961),publié le
https://www.lexpress.fr/actualite/politique/1961-putsch-d-alger-salan-m-avait-dit_2020119.html
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