Poète illuminé des hauts remparts d’Icosium , comédien majestueux sur les planches du TNA, tribun de la cinémathèque d’Alger, écrivain mémorialiste, auguste acteur des films réalistes, champion du monde de plongée en Apnée, qui est Himoud Brahimi , tendrement surnommé Momo le philosophe de la Casbah ?
Une enfance artistique
Mohamed Brahimi dit Himoud a vu le jour le 18 mars 1918 au cœur de la Casbah d’Alger, rue des frères Bachagha (ex- Klébert). Sa mère, Doudja Bouhali Chekhagha , héritière de traditions artistiques d’une ancienne lignée d’artisans kabyles d’Azeffoun, et son père, El Hadj Ali Brahimi, descendant d’une famille de poètes de Tablat , commerçant lettré , lui donnèrent une éducation moderne enracinée dans l’authenticité de la petite bourgeoisie d’Alger. Il était l’unique enfant de cette famille aisée. Comme tous les enfants de son épo-que il suivit une instruction entre l’école coranique et l’école coloniale française. Une ruelle séparait les nattes d’alfa et les planches de bois de Djamaâ Safir et les lourdes tables à encrier de céramique et le tableau noir de l’école communale Mathès. C’était L’univers enfantin de Momo. Très studieux , bien élevé , c’est tout naturellement qu’il obtint son certi-ficat de fin d’études primaires en 1931, grand privilège pour un enfant indigène, même issu d’une famille aisée porteuse de mémoires anciennes et acquise à la modernité française. Momo avait surtout de la chance d’avoir un père avec des prédispositions particulières pour les choses de l’art et une mère dépositaire des reflexes culturels de sa lignée. Momo baignait dans cette atmosphère familiale fleurant la culture et l’enracinement civilisationnel. Son père lui répétait souvent : « La liberté est en toi mon fils ! Ce n’est pas l’arme à feu qui fera de toi un homme libre. Ne te fies pas au drapeau, mais apprends le français, prends en le meilleur et reste toi-même. » . Voilà en une phrase du père –poète, résumé le destin du jeune Momo, acquérir la modernité sans renoncer à ses racines. Son univers culturel s’élargira avec l’entrée au lycée Bugeaud et la découverte des films muets au cinéma La Perle. Il dira un jour « C’est le cinéma qui m’apprit les meilleures leçons de la vie ». Son adolescence sera ponctuée par un drame : la perte de sa maman. Il projettera toute sa frustration dans la Casbah, sa nouvelle mère, son refuge, son giron affectif et son berceau de chaleur humaine, toute son affection, son amour inassouvi pour sa vraie mère artiste sensible et tendre disparue sans avoir eu le temps de le voir grandir. C’est sans doute de cette séparation inattendue, cette déchirure aigué qu’il eut sa vocation de poète au regard mélancolique et parfois distant. Momo se formera par la force des neurones durant ses séjours parisiens et ses incessants va et vient de la Casbah à Saint-Germain des près, les lieux privilégiés de Momo où soufflait l’esprit de sa géniale poésie. Il s’installera à Paris pour se cultiver et apprendre. Il connaitra de grandes figures de l’art et de la littérature « je me suis plongé dans toutes les lectures possibles et imaginables. Spinoza, Kant, Nietszche et même Bronski… » Il reviendra pourtant à la Casbah , s’immerger la culture locale et les profondeur de sa civilisation multimillénaire.
Plus fort que Tarzan
Il ne fréquentera pas longtemps encore le Lycée Bugeaud, où Albert Camus fut son meilleur ami. Sa vie basculera à la mort de sa mère, alors qu’il avait 15 ans. Il finira son adolescence avec sa grand-mère et rejoindra tôt le monde du travail. Elancé, bien musclé, Himoud avait un corps d’athlète. Il voulait gagner son autonomie et faire de sa vie, comme le lui avait recommandé son père, un parcours créatif dans l’honneur et la dignité. Son premier job sera dans une imprimerie où une minerve lui broya une partie de la main droite. Il sera opéré par un médecin féru de plongée sous marine et des prouesses de l’apnée tout comme lui. Ils deviendront amis et se retrouveront régulièrement au bout du Môle. Toute la jeunesse de Momo passera entre les ruelles de la casbah et la mer dans laquelle la vieille cité plongeait ses orteils. Momo était passionné d’apnée, il restait sous l’eau jusqu’à faire peur à ses amis. « C’est dans le fond des eaux que je m’approchais le plus de mon être éternel ». Ecrivit-il dans l’un de ses textes. « On le voyait nager. La jeunesse de l’époque était sur la jetée, Mesli le peintre, Galiero, des sportifs et Momo nous subjuguait par ses exploits sous l’eau. » dira son ami enseignant de Français Naceur Abdelkader qui joua avec lui dans le film culte « Tahya Ya Didou ». Momo le plongeur , était tellement aimé dans la Casbah , que ses amis créèrent cette légende selon laquelle il aurait battu en 1956 à Paris le record du monde de plongée en apnée, effaçant l’américain Johnny Weissmuler, cinq fois médaillé en or aux jeux olympiques, celui-là même qui interpréta au cinéma le fameux personnage de Tarzan, l’homme singe ,film qui marqua le cinéma mondial durant des décennies. Dans un élan de sincérité, Momo, démentira l’information rapportée en 1947 par le journal « Alger Républicain ». Ce démenti viendra un an avant sa mort en 1997, lors d’un entretien accordé à Radio Alger Chaine 3. La légende aura vécu une cinquantaine d’années.
Momo dénoncera vigoureusement et dans la douleur les massacres du 8 mai 1945, perpétrés par l’armée coloniale contre des civils sans armes, qui croyaient par leurs manifestations pacifiques rappeler à l’occupant ses promesses d’indépendance contre la participation des algériens à la seconde guerre mondiale. Il écrira : « Face à la formidable participation des indigènes dans la guerre contre le nazisme, le colon nous récompensa par la tuerie… »
Personnage insolite
Il frisait l’insolite, le fantasque Rais aux cheveux bouclés noués en queue de cheval ! Original presque irréel, barbe en pointe, Momo était impressionnant de fragilité. Seule la puissance du regard pénétrant nous donnait de la distance sur la profondeur de son être. Le verbe haut, le port altier presque ostentatoire, il en imposait comme un acteur de théâtre avec son gilet et son saroual paysans rehaussé de son « Asarou » un « Hzem » de laine hérité de sa maman artiste d’Azeffoun. Il était dans son personnage de conteur mythique de légendes, d’aède porteur de récits fondateurs sorti tout droit d’un souk constantinois du moyen-âge. Son allure parlait de son parcours de poète affecté par la décrépitude continue de la Casbah, sa mère, sa génitrice, son univers. Une solitude tenace rongeait ses yeux malicieux et sa face burinée par les embruns du Mole. J’entends encore le malicieux poète avec sa voix sacerdotale, au printemps de l’année 1978, déclamer à un auditoire fidèle de la cinémathèque d’Alger, son poème-cantilène ‘’Architecture’’ . Sa voix montait et flottait comme une brise matinale, elle en appelait aux esprits de la Casbah :
« Ville incomparable, jolie comme une perle,
Splendide à souhait, au bord de la mer
Les mouettes au port, les bateaux ancrés
Les iles reliées, le mole qui les suit
Vision d’une coupole, la Casbah colline
Maison séculaires, cèdres renforcés
Habitat mystère, les murs patinés
terrasses gouailleuses, ruelles clairières
Céramiques claires, colonnes torsadées
Marbre le parterre, patios ombragés
Alger El Djazair, comptoirs phéniciens
Hercule y vécut, Mezghenna aima
L’andalou maçon traça le schéma
Le soleil selon, un gite à la lune
Un peuple pour époux, épouse dulcinée
Casbah solitaire, joyau de mon cœur
Casbah de mémoire, aux histoires citées
Le voile qui te sied, ne peut plus cacher
Les rides séniles, rongeant toute ta peau
A chaque jour nouveau l’agonie te guette
Et toi toute muette, dans les yeux ta vie
Gaieté des enfants, l’œuvre des mamans
Dans ce monde nouveau, tu es matriarche
Je sais ce que racontent, les tournants des rues
Les pavés qui chantent, les pas des partants
Du sang sur les murs, linceuls dans les tombes
Je me dois de dire à ceux qui ne sont plus
Qu’ils sont avec nous et Toi avec eux
Nous sommes leur Casbah et toi notre aïeule !
La charité culturelle de Momo
Nous etions nombreux à traquer le verbe majestueux du Poète de la Casbah, à glaner, à ramasser, à recueillir et sauvegarder jalousement les poèmes de Momo, des paroles suintant comme des goutes d’or d’entre ses lèvres en colère, des écrits tombant de ses poches encombrées, des secrets murmurés à des moments de perte de soi ! Il était l’idole d’une génération, cinéphiles, poètes, artistes, musiciens et mélomanes, nous l’attendions dans la petite ruelle qui menait à la cinémathèque d’Alger, sur les escaliers du TNA, sur les terrasses de café à la croisée des ruelles encaissées de la Casbah, sur les marchés grouillant de monde dans le ventre de la vieille cité. Il était attendu, non comme le messie, mais comme le prince illuminant les dédales ombrageux de la citadelle imprenable .Son aura imposante, son verbe caustique, son front haut faisait de lui le Pharaon de la Casbah. Il veillait sur ses trésors immatériels, ses lumières, ses odeurs, ses parfums, ses saveurs. Point d’ors ,point de bijoux , mais des voiles blancs de féminité immaculée, des murailles fêlées , des fleurs fanées , des fontaines murmurant des histoires anciennes, où des êtres veillent , invisibles sentinelles tutélaires sur le nombril de la cité magique . Momo était le chantre de la charité culturelle. Il offrait ses poèmes comme des présents porteurs d’amitié et de reconnaissance tel un vieil aède qui déclamait ses poésies dans les Souks. Ses offrandes n’attendaient pas de retour .Il donnait et partait. Momo ne disait pas, mais écrivait et distribuait ses textes. Lui ne conservait rien. On retrouvera ses poèmes éparpillés chez ses amis, le Docteur Mohamed Madani, l’artiste Mohamed Zinet, son fils Mohamed et ses trois autres enfants, même chez le Cheikh Omar Chalabi, un de ses admirateurs. C’est avec beaucoup de peine que l’écrivain mémorialiste Omar Belkhodja à qui l’on doit un travail remarquable sur l’œuvre de Momo , en récupérera l’essentiel . Il écrira dans son livre « Momo le poète béni » : ‘’ ce fut une quête improbable d’aller à la recherche – à la conquête- d’éléments qui aient pu servir, à reconstituer, ne serait-ce qu’une partie de l’œuvre de celui dont la personnalité recouvrait des aspects plus intéressants les uns que les autres. »
La casbah est une femme
Momo avait un rapport charnel à la Casbah, il connaissait son corps, ses membres, sa bouche, ses yeux, ses jambes tentaculaires, ses chutes de rein, son nombril. Il était dans un flirt perpétuel. Il aimait ses colonnades, ses balcons ajourés, ses alcôves chaulées, ses ruelles étroites encaissées, ses placettes suspendues, ses terrasses dérobées, ses minarets en équilibre instable, ses clochers aux pleurs lointains. Pour Momo, la casbah n’est pas une cité, une ville, mais une femme. La casbah est une femme, territoire de l’amour et de la perte de soi ! C’est ainsi qu’il voyait sa haute citadelle avec ses dédales érotiques qui de leurs marches de pierre pénètrent avec fougue les maisons, unissent les balcons, ouvrent la voie aux terrasses, caressent la peau intérieure des foyers chauds et font se toucher et s’entrelacer les murailles, les lourdes portes, et les fontaines ruisselantes de vie. Amoureux jaloux et conquérant, Momo, veille et surveille et “Chaque matin le soleil salue son amour et la Casbah ravie lui ouvre toutes ses couches”.
Sa vie fut un attachement physique à cette cité et souffrait de la voir vieillir trop vite. Il aimait la Casbah d’un amour total, corps et âme au point où il déniait à tout autre d’appro-cher sa dulcinée. Il se disait, dans un élan possessif de folie amoureuse, l’époux de la casbah :
« T’a-t-on dit mienne Casbah ?
T’a-t-on dit l’amour ?
Je t’aime comme l’épouse
Qui pose son regard apaisé sur les prunelles paisibles de l’époux »
Quelle déclaration d’amour ! Qui est l’époux, qui est l’épouse dans ce couple fusionnel d’ êtres symbiotiques. Momo le fou est amoureux des lumières, des odeurs, des bruits, des paroles des murailles qu’il est seul à entendre et à interpréter. Rhapsode illuminé, il entendait les mots inaudibles des disparus, l’appel des âmes vagabondes qu’il transmettait comme un legs historique, un viatique de bonheur, par le dire, le chant, le poème. Il voyait en la Casbah, la cité du Soleil !
« Comme un cygne paré de sa blancheur laiteuse,
La Casbah s’apprête à recevoir le soleil arqué à l’horizon.
Paraissant immobile, le soleil avance,
et la Casbah en révérence ailée, le salue.
Et toi, baie d’El Djazaïr,
Comme une vierge de Botticelli qui attend tout de l’amour
tu drapes ta nudité en baissant pudiquement les paupières. »
Momo le Soufi
« Sur la terrasse de l’Institut du Monde Arabe, par un dimanche de canicule, le narrateur a rendez-vous avec un homme à qui il voue un grand respect : Momo, le poète ésotérique de la Casbah d’Alger. Il l’a rencontré là-bas il y a plus d’un quart de siècle. Ce personnage qu’il attend tarde à venir et le lecteur apprend… qu’il est mort. Il a pourtant fixé ce rendez-vous, lui-même, la veille. Ces derniers jours, la présence de Momo s’est faite insistante. Le narra-teur a repris la lecture des textes qu’il lui a légués pour tenter d’en approcher enfin le sens, Le poète de la Casbah se dit “métaphysicien” et à l’écoute de messages qui lui donnent l’inspiration. Il cite Ibn Arabi, Hallaj et René Guénon. Vénère le Coran et Jésus. Les textes et les paroles de Momo sont évoqués dans les lieux qui souvent leur ont donné naissance…De Saint-Germain à la Casbah d’Alger, les lieux de Momo où soufflait l’esprit se renvoient l’un à l’autre à travers la nostalgie du narrateur. Ainsi s’esquisse le portrait de Momo, Himoud Brahimi, poète du vieil Alger. “Le fou de la Casbah” disaient ceux qui n’osaient pas le comprendre. “Illuminé” ou homme éclairé, il se révèle un maître de sagesse. ». Telle est la note de présentation de l’éditeur de l’ouvrage « Une lumière dans les années sombres de l’Algérie » où l’auteur Jean René Huleu s’intéresse à la spiritualité soufie de Momo, cet incompris multidimensionnel.
Momo au cinéma
Il laissera un ouvrage immortel « Casbah lumières » où ruisselle à chaque page, en poèmes lourds parfois ésotériques, encombrés de culture ancienne, criant de modernité, l’amour des siens, de sa patrie, de sa Casbah. C’est pourtant au cinéma que Momo laissera les empruntes les plus marquantes. Il jouera dans « Les Noces de sable », puis dans « Les Puisatiers du désert » et dans « Pépé le Moko ». C’est en portant le personnage central de « Tahya ya Didou » qu’il crèvera l’écran. Le journaliste Jamel Moknachi écrira à propos de ce film en 1971 : « Sous la double signature du poète Himoud Brahimi et d’un nouveau metteur en scène, Mohamed Zinet, l’APC d’Alger présentait un film qu’elle a entièrement financé… Tahia ya Didou relate l’arrivée de touristes à Dar El Beida pour visiter Alger . Zinet a promené sa caméra sous les angles les plus inattendus, les plus insolites …et avec les touristes il nous fait découvrir Alger une capitale que nous ignorions. Il ne s’est pas attardé sur la beauté plastique de la capitale mais avec courage , il nous ballade sur las plaies d’Alger , bidonvilles ,HLM , chômage , dragueurs ,proxénètes , filles des rues , enfants perdus , insalubrité , malades abandonnés dans les rues , artisans vivants de miracles ,foule anonyme , torrents de lumière pour noctambules millionnaires …Zinet met Alger en état d’arrestation et lui fait les poches … c’est peut-être du cinéma , mais du vrai … » et d’ajouter « Son film est soutenu d’une épaule par un monstre au verbe dantesque : Himoud Brahimi, poète surréaliste , acteur , metteur en scène, tribun ,meddah , existentialiste, … Momo ne mache pas ses mots dans ce film où il tient le rôle du narrateur, du coryphée, du guide, de la conscience collective mais avant tout du chantre de la casbah :
Si j’avais à choisir parmi les étoiles pour te comparer
Le soleil ne saurait éclipser
La lumière du verbe que tu caches … »
Le poème de Momo est le fil conducteur de ce film culte, que les algériens n’ont pas la chance de voir encore parce qu’enterré dans les tiroirs de l’oubli avalé par les méandres de l’anti-culture.
Par Rachid Oulebsir
2019/01/28/
https://www.algeriemondeinfos.com/2019/01/28/portrait-momo-le-chachnaq-de-la-casbah-par-rachid-oulebsir/
Tahia ya Didou !
Mélange d’images d’archives et de scènes de fiction, le film est un hommage à la ville d’Alger, qui est à l’origine du projet. Au hasard des promenades et des rencontres, Simon et sa femme, un couple de touristes français, découvrent Alger. Simon reconnaît dans un bistrot un Algérien qu’il a autrefois torturé. L’homme le fixe. Pris de panique, Simon s’enfuit.
Thèmes : Alger, ville cinématographique , Guerre d’indépendance algérienne
Réalisateur(s) : Zinet, Mohamed
Pays de production : Algérie
Type : Long métrage
Genre : Fiction
Edition du festival : Maghreb des films juin juillet 2012 , Maghreb des films novembre 2010
Autre titre Alger Insolite !
Année : 1971
Durée : 76’
Scénario : Mohamed Zinet, Himoud Brahimi
Image : Ali Marok, Bruno Muel, Pierre Clément
Son : A. Oulmi
Musique : Mohamed El-Anka
Production : Mairie d’Alger
Distribution : Centre National du Cinéma et de l’Audiovisuel (CNCA) Algérie
Avec : Himoud Brahimi, Mohamed Zinet, Georges Arnaud, N. Drais, Suzie Nace
Le commentaire de Wassyla Tamzali
Publié en mai 2013 dans Le Quotidien d’Oran (ultérieurement dans les Temps Modernes), aux côtés de 6 autres commentaires (Yasmina de Lakhdar Amina, Nouad’Abdelaziz Tolbi, La Nouba des femmes du Mont ChenouadeAssia Djebar, Nahla de Farouk Beloufa, Inland de Tariq Tegia, Demande à ton ombre de Lamine Ammar-Khodja)
Tahia Ya Didou de Zinet, Le premier film urbain.
De quelle année est Tahia Didou ? L’année où il a été réalisé ou 1973 l’année où il a été pour la première fois montré à la Cinémathèque dans une projection privée ? Un film existe-il sans son public aussi clairsemé soit-il ?
La question mérite d’être posée tant nombreux sont les films réalisés et jamais distribués de part le monde. Avez vous remarquez la manière particulière d’un cinéaste qui parle de son film jamais montré ? Un air de deuil en quelque sorte. Ou de mystère. À toutes les raisons connues dans tous les pays s’ajoutent dans notre pays, mais pas uniquement chez nous, les films censurés sans être censurés. Les pratiques occultes autour des films sont multiples et jalonnent le Cinéma algérien écrivant ainsi de petits scénarios qui ne demanderaient qu’à être tournés. Ainsi pour les candidats, « Libération » de Farouk Beloufa. Produit par le ministère de l’information en 1972, qui furieux de voir que le réalisateur faisait le lien entre la Révolution d’Octobre et notre guerre de libération (l’insolent !), charcuta le film tant et si bien que Beloufa demanda qu’on enleva son nom. Le titre même fut changé en « La guerre de libération ». Voilà un film qui a changé de titre, qui n’a plus de réalisateur et qui pour dernier avatar à disparu de la circulation.
Nous avons eu plus de chance avec Tahia Ya Didou. Là aussi nous avons frôlé la disparition corps et âme d’un des meilleurs films du Cinéma Algérien. Ouf ! Il restera dans l’histoire de la Ville. Savez vous que les escaliers derrière la Place Emir Abdelkader sont appelés par les gens du quartier les escaliers Tahia Ya Didou en souvenir de cette scène d’anthologie charlinchapplinesque des enfants qui montent en courant, et qu’une des dernières salles de cinéma qui peut revendiquer cette qualification s’appelle Zinet ?
C’est l’administration de la Ville d’Alger qui avait commandé à Zinet ce film. Le tournage commença en 1969, se poursuivit en 1970. Quand les responsables de la ville virent le film ils le rangèrent au fond d’un tiroir avec le mépris pour les artistes, connue de l’administration, obtuse, autoritaire et très souvent inculte. Il faut reconnaître à leur décharge qu’il était difficile de faire de Tahia Ya Didou un dépliant touristique. Le réalisateur s’était laissé submerger par des souvenirs douloureux de la bataille d’Alger qu’il ne pouvait dissocier du petit peuple héroïque de la Casbah. La Cinémathèque batailla pour l’avoir. La Ville assez mercantile pour ça exigeait d’être payée en retour ignorant tout du statut de la Cinémathèque. - Langlois et la Cinémathèque Française piratait et envoyait les films à Alger gratuitement.
Tahia Ya Didou est un film précieux à notre mémoire, irremplaçable. Il filme un peuple (le petit peuple d’Alger comme on dit), une culture, il rend compte d’un langage, de mœurs, de gens, de lieux à jamais disparus. Où est la gouaille du petit peuple de la Casbah ? Ce petit peuple magnifié par la voix de Hadj El Anka, ce petit peuple courageux, frondeur, insolent qui nargue les projets mégalomanes de l’État socialiste aujourd’hui tous démantelés par le libéralisme sauvage, avec bon sens et intelligence. Ce petit peuple enfoui aujourd’hui sous des couches de bigoterie, de fausse religion quand il n’est pas terrorisé par la violence de ses enfants à qui on n’a laissé aucun espoir, voyous, waabistes et Salafistes de tous poils. Si, comme je le pense, le sujet principal du cinéma est le temps et la mémoire alors Tahia Ya Didou est un objet parfait de cinéma. Et de nostalgie.
Avant de le voir nous savions déjà que c’était un film précieux. Parce que c’était Zinet. À 9 ans Zinet était monté sur les planches, acteur il alla poussé par la Guerre d’Algérie à travers le monde, 1962 le trouvera en Scandinavie dans le rôle d’Amédée de Ionesco. En 1963 il présenta au public d’Alger sa pièce « Tibelkachoutine ». En 1964 il est assistant sur la Bataille d’Alger de Ponte Corvo. Il est aussi journaliste, humoriste, dessinateur mais ce qu’il y a de plus important pour le cinéma et pour nous dans les bagages du petit homme de la Casbah c’est la liberté. Cette liberté que nous ne connaissions pas nous les Enfants I de l’Algérie pétris par les Grandes causes nationales. Zinet vivait aussi difficile soit-elle sa liberté d’homme. Cette liberté fit de lui un paria dans la société de la Révolution nationaliste et socialiste, souterrainement islamiste. On le retrouva mort sur un trottoir, un matin gris à Paris. Il me disait, « Tous ceux que je rencontre veulent m’offrir à boire, personne ne m’offre à manger. » Quelle est triste la Révolution quand elle laisse mourir ses poètes, et qu’elle empêche ses femmes de danser !
Commentaires de Marion Pasquier
Tahia Ya Didou est l’unique film du comédien Mohammed Zinet. Né d’une commande de la ville d’Alger, qui attendait qu’il soit un documentaire touristique, il ne fut pas du goût des autorités et il n’y eut aucune sortie en salles. Devenu malgré tout un film culte, Tahia Ya Didou est bien plus qu’un documentaire promotionnel. Hommage à la ville d’Alger, à ses habitants, il est doté d’un ton inclassable, cohabitation de comique burlesque et de tragiques réminiscences du passé douloureux du pays.
Du marché au port, des rues aux cafés, la caméra de Mohammed Zinet déambule dans la ville dont elle capte le pouls. Variant les angles, les échelles de plans et les mouvements d’appareil, c’est avec fluidité qu’elle observe les Algérois, sur le visage desquels elle prend souvent le temps de s’attarder. Certains apparaissent plusieurs fois et deviennent ainsi personnages (une ribambelle d’enfants poursuivis par un gendarme bienveillant, un suisse insolite tout juste arrivé en avion, en short, et dépourvu de passeport, un pêcheur de crevettes...). Les portraits esquissés sont souvent drôles, les êtres captent l’intérêt, nous sommes bien immergés dans le mouvement de cette ville.
Fil conducteur de ce tableau d’Alger, les déambulations d’un couple de touristes français. Lui (Simon) a fait la guerre et méprise les algériens (sur des images où ces derniers s’échinent sur des chantiers, le Français explique à sa femme qu’ils sont des fainéants, que tout ce qu’ils savent, ils le doivent aux Français). Elle, émerveillée, est le porte-parole de tous les clichés (elle écrit sur une carte postale combien les enfants sont mignons, la nourriture délicieuse...). Mais la magie du voyage est soudainement rompue, lorsque Simon reconnaît en un homme aveugle l’un de ceux qu’il a torturés pendant la guerre. Tahia Ya Didou date de 1971, et l’on sent des plaies encore ouvertes. Les gens semblent avoir besoin d’évoquer l’occupation et la guerre d’indépendance, ces souvenirs font encore partie de leur quotidien. Capture du temps présent reconvoquant le passé, Tahia Ya Didou est aussi empreint d’une dimension intemporelle, véhiculée par les apparitions récurrentes du poète illuminé Momo. Ses paroles, hymnes à Alger, ne sont pas sous titrées au moment même où il les prononce mais répétées juste après, en français. Nous avons ainsi le loisir de nous imprégner des sonorités de la langue arabe dont on ne comprend pas le sens.
Mêlant avec aisance l’approche documentaire et fictionnelle, la comédie et la tragédie, Mohammed Zinet a donné vie à un film atypique, très vivant, dans lequel on se délecte d’être immergé. Il est ainsi extrêmement regrettable que le négatif de cet opus ait été perdu.
http://www.maghrebdesfilms.fr/tahia-ya-didou.html
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