Nous sommes tous intimement liés à l'Histoire. Qu'on le veuille ou non, elle nous imprègne. Elle nous façonne. Nous ne devons pas grand-chose à nos ancêtres Gaulois, qui ont laissé infiniment moins de traces que les envahisseurs romains; nous sommes faits avant tout de ce que l'Histoire contemporaine nous a légué.
De même que la défaite de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine ont longtemps nourri des sentiments anti-allemands qui aujourd'hui encore persistent, de même que le bombardement de la flotte française à Mers-el-Kébir par la Royal Navy continue confusément à entretenir par transmission l'anglophobie de nombre de Français, la guerre d'Algérie n'en finit pas de peser sur les mémoires comme dans l'inconscient national, suscitant ici la nostalgie, le regret, la honte, là le ressentiment, la stigmatisation, une haine mal contenue englobant sans distinction tous les citoyens originaires du Maghreb et étendue bien au-delà de la frontière des générations.
Il y a des signes qui ne trompent pas. Et le vocabulaire en fait partie. Selon la façon dont nous avons choisi de nommer l'Autre, il est aisé de mesurer ce qui nous en sépare. C'est l'étendue, la richessse de l'invention langagière qui permet le mieux d'apprécier le degré d'hostilité, de mépris, de rejet de l'Etranger : ennemi, envahisseur, indésirable. Chaque conflit, chaque vague d'immigration a stimulé cette créativité singulière. L'Occupation allemande avait été une formidable source d'inspiration. Mais force est de constater que le Maghrébin est, depuis des décennies, le détenteur incontesté du plus grand nombre d'appellations péjoratives, méprisantes ou injurieuses... L'Histoire, encore une fois, est passée par là...
ON LES APPELAIT LES SIDIS
Lorsque j'étais petit garçon, on en voyait peu. Ils faisaient partie de ces personnages pittoresques qui exerçaient leur métier sur le pavé : le vitrier, le rémouleur, le collecteur de peaux de lapin - ou encore l'allumeur de réverbères, ce visiteur du soir silencieux qui circulait à bicyclette, sa longue perche à la main. « Eux », on les appelait les "Sidis" - ça se voulait plutôt gentil, bien qu'un peu condescendant. Ils faisaient l'article au porte-à-porte, leurs tapis sur l'épaule. La plupart portaient le chèche. Ils mettaient une touche d'exotisme dans notre décor estompé par la suie et les fumées méphitiques qui, sous le ciel bas de notre banlieue ouvrière, rendaient l'air irrespirable. On marchandait ou on feignait de négocier en imitant leur sabir ; on les traitait avec un paternalisme rigolard, en leur donnant du « Mon z'ami », comme dans la comptine en boucle (« Pourquoi la casbah elle a brûlé mon z'ami ?... ») composée au bon vieux temps des colonies. C'était encore l'époque des tickets de rationnement. Notre portion de rue, pilonnée par les bombardements alliés, était réduite à une succession d'amas de briques, de pans écroulés et de cratères instables. Notre maison à la façade criblée d'éclats se tenait debout à la lisière des ruines, à la frontière de ces terrains de jeux interdits. Dans cette artère rectiligne qui conduisait au port, matin et soir les vélos des dockers s'alignaient en files inclinées contre les murs des trois bistrots qui jalonnaient le parcours. Il y avait des rails qui formaient deux sillons luisants au milieu de la chaussée, destinés aux lourds wagons-citernes de produits chimiques frappés d'une tête de mort. Et pour le cycliste qui avait un coup dans le nez, c'était la gamelle assurée.
Les années ont passé, le regard a changé et le vocabulaire avec lui. Alors que les classes d'appelés se succédaient en Algérie, que les mitraillages des tenants du FLN et de leurs rivaux du MNA faisaient voler en éclats les vitres des «cafés arabes» de ma banlieue plus rouge que rouge, aux interminables murs d'usines où, noirs comme du goudron, s'étalaient en lettres géantes les slogans du Parti - "Libérez Jacques Duclos", "Ridgway la peste" ou "US go home !" - les "Sidis" ont disparu du paysage. Eboueurs, manœuvres, OS de la pétrochimie : les "Bicots" débarquaient en nombre ! La plupart rasaient les murs, redoutant les contrôles. Les rares filles qui «sortaient» avec des Arabes se faisaient traiter de putes et les professionnelles de la profession refusaient de «monter» les "Nordafs". La question-test à l'usage des familles, c'était alors : « Accepteriez-vous que votre fille épouse un Noir ou un Arabe ? » On évitait d'inclure un Juif. On se contentait d'y penser et, de toute façon, pour beaucoup, la réponse allait de soi...
DES DISPARUS PAR MILLIERS
Plus tard, je suis devenu soldat. J'avais 19 ans, je me sentais l'âme d'un poète maudit et j'avais, par bravade, séché les épreuves du Bac. Pas question donc de sursis : service militaire, direct ! C'était trois mois après la signature des accords d'Evian. Le cessez-le-feu était entré en application. Je n'ai pas eu à choisir entre soumission et désertion. Mes parents ont poussé un « Ouf ! » de soulagement : ils me voyaient déjà partir entre deux gendarmes devant tout le quartier. La honte ! Bien pire à leurs yeux que de me savoir contraint de casser du fell ou de risquer ma peau dans le djebel... Après tout, la plupart des appelés en revenaient...
J'ai fait mes « classes », appris à marcher au pas et à manier les armes. Avec mon béret, j'avais l'air d'un con. Puis, après quatre mois passés à me familiariser avec les codes secrets, à chiffrer et déchiffrer des messages, j'ai franchi la Méditerranée, découvert Alger la Blanche et traversé ses faubourgs en camion militaire bâché afin de nous protéger des jets de pierre des mômes. Direction : la cité administrative de Rocher Noir, construite en bord de mer, à une cinquantaine de kilomètres d'Alger, en basse Kabylie, et qui avait accueilli quelques mois plus tôt l'exécutif provisoire franco-algérien chargé de l'organisation du vote pour ou contre l'indépendance de l'Algérie.
L'indépendance acquise, Rocher Noir était devenu le siège du commandement supérieur des forces armées françaises en Algérie ; une immense caserne «trois étoiles» où se côtoyaient des militaires de toutes les Armes encore présentes sur le sol algérien. Dans les caves du vaste bâtiment un temps affecté aux services du Haut-commissaire du gouvernement, Christian Fouchet, des cartons d'archives éventrés avaient libéré, abandonnées là comme de vieux papiers mis au rebut, des milliers de lettres adressées aux représentants des autorités françaises. Des milliers de requêtes en ultime recours, simples et maladroites, d'une excessive politesse, dont la quasi-totalité faisaient état de l'arrestation (advenue le plus souvent durant la bataille d'Alger) d'un mari, d'un frère ou d'un fils depuis porté disparu... Dans presque toutes, au fil des lignes, l'espoir, ténu, cédait la place au fatalisme. Plus de cinquante ans après, même si telle ou telle faction s'efforce de l'exploiter, le ressentiment est rarement exprimé par les générations suivantes. Mais cela signifie-t-il pour autant qu'il est absent ?
UNE SOUS-POPULATION MEPRISEE, HUMILIEE
Lorsque j'ai regagné la France, à la fin de l'hiver de 1963, près d'un million de Pieds-noirs m'y avaient précédé. Les affrontements sur le sol algérien, la violence aveugle, la torture, les disparitions avaient creusé entre Eux et Nous un fossé que les vagues successives d'appelés rentrés au pays et le flux de rapatriés ballottés par l'exil ont contribué à maintenir béant, et leur apport à élargir considérablement le champ lexical où puiser pour désigner les Maghrébins de France. Ouvriers de l'automobile ou du bâtiment, main-d'oeuvre docile et bon marché entassée dans les logements insalubres des quartiers en déshérence et dans les immenses bidonvilles de la « ceinture rouge », les Bicots, les Biques, les Bougnoules, les Crouilles, les Crouïas, les Melons, les Ratons, et j'en passe, sont devenus une sous-population méprisée, vilipendée, humiliée. Mise à l'écart. Et l'on voudrait qu'aujourd'hui les enfants et les petits-enfants de ces oubliés des Trente glorieuses, de ces injuriés, de ces hommes et femmes privés de droits civiques, se comportent tous en citoyens respectueux, exemplaires, en dignes enfants de la République - ce que, l'on ne sait par quel miracle, beaucoup sont devenus... ?
"LES ARABES !" UN THEME OBSESSIONNEL ET CONSENSUEL
Vingt ans après l'indépendance de l'Algérie, des obligations familiales m'ont conduit régulièrement dans le Midi de la France, à Draguignan, dans ce Var qui allait bientôt devenir un fief du Front National. A chacun de mes déplacements j'ai pu constater, au marché comme au bistrot, dans les réunions familiales ou amicales, à l'heure du repas ou de l'apéro, que les Arabes et leurs méfaits - réels ou supposés - étaient au cœur des conversations. Leur présence, leur nombre. Un thème obsessionnel et consensuel. Un mal qui touchait des proches, des voisins que je considérais comme de braves gens, et me les rendait finalement insupportables. Infréquentables.
L'interminable conflit israélo-palestinien, l'injustice sociale et le sentiment d'exclusion ont, au fil des ans, créé un terreau favorable au prosélytisme et aux influences des fondamentalistes. Pour nombre de jeunes musulmans de France d'origine maghrébine ou sub-saharienne, l'Islam est devenu une valeur de substitution sur laquelle fonder son identité... et parfois un instrument de combat. La haine a trouvé là de nouvelles justifications. Etendu ses racines. Contaminé d'autres groupes sociaux auxquels les actes terroristes et l'afflux de migrants sur le sol européen ont fourni des motifs d'avoir peur.
De la longue mémoire des opprimés, certains de leurs héritiers ont fait leur fond de commerce. Exigent réparation. Tandis que, au nom de la cause féminine ou de la laïcité, d'autres ont adopté une position guerrière. Et qu'entre deux, le plus grand nombre est sommé de choisir son camp.
L'an passé, sur Facebook, la «politiste» et «spécialiste du genre» Fatiha Daoudi parlait de régression à propos du burkini. Elle assurait que dans les années 60 les femmes du Maghreb se baignaient librement en tenue de plage à l'occidentale. Mais, durant tout mon séjour à Rocher Noir, pas une fois je n'ai vu une musulmane en tenue de bain. Des Algériennes venaient en groupes à la plage, un peu à l'écart, voilées de blanc des pieds à la tête. Toutes se trempaient jusqu'aux chevilles. Les plus audacieuses retroussaient leur voile et pénétraient dans l'eau plus avant. Jusqu'aux genoux, jamais plus. Respect de principes religieux, contrainte matrimoniale, tradition ou simple pudeur ? Allez savoir... A la plage ou ailleurs, ces femmes en tenue «archaïque» étaient l'objet de quolibets, de plaisanteries salaces, de provocations imbéciles de la part de bidasses venus avec moi de métropole. J'imagine aujourd'hui les mêmes, l'âge n'arrangeant rien, commenter à leur façon cette affaire d'Etat qu'a constitué le port du burkini…
QUAND LE HIJAB PREND DES COULEURS
Ce dont je peux encore témoigner, c'est qu'au début des années 60 en Algérie, les épouses, couvertes de la tête aux pieds, marchaient plusieurs pas en arrière des hommes, qu'ils soient en djellaba ou en costume occidental. En voiture, elles prenaient place à l'arrière. Tandis qu'à Alger, dans le quartier des universités, de jeunes femmes arboraient des tenues légères - parfois ultra-courtes - sans que je les aie jamais vues se faire insulter.
Ces dernières années, un nombre croissant de jeunes musulmanes ont adopté le port du hijab, librement ou sous la contrainte. Par conviction religieuse, par soumission, par provocation ou par commodité : leurs motifs sont impossibles à démêler. Ma conviction est que la condamnation insistante, répétée, de ces femmes-là a renforcé la portée symbolique de ce tissu de la discorde et contribué pour partie à son adoption par les plus jeunes. Ne pas les accabler, les stigmatiser en leur opposant sans cesse celles qui, ailleurs, sont victimes du port imposé et/ou de son refus, n'est pas se rendre coupable d'aveuglement, de complicité, d'islamo-gauchisme. Non. C'est peut-être même, réfléchissons-y, éviter que la pratique se généralise durablement, voire permettre qu'au fil du temps certaines s'en affranchissent. En France comme ailleurs, peu à peu, le hijab prend des couleurs. J'y vois, peut-être à tort, un signe prometteur, la victoire, encore timide, de la féminité sur la rigidité.
L'Histoire est faite d'à-coups, d'avancées et de retours en arrière. Je comprends l'agacement, les impatiences des militant(e)s féministes et en particulier de celles qui ont elles-mêmes subi la contrainte des injonctions vestimentaires. Mais l'agressivité, le rejet, la condamnation ne feront pas que l'Histoire avance plus vite. Et elle se traîne parfois, l'Histoire.
- 26 JANV. 2019 PAR JGGOURSON
- https://blogs.mediapart.fr/jggourson/blog/260119/faut-il-faire-la-guerre-au-hijab
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