Abd el-Kader, qui se faisait traduire les journaux français par une sorte d'agent double, avait-il eu vent de cet article du Constitutionnel, qui rapportait le 17 juillet 1833 que "le chef-indien qui l'année dernière a fait la guerre aux Etats-Unis et qui fut fait prisonnier" avait assisté, médusé, à un décollage en montgolfière dans un square à New-York ? C'est la toute première occurrence de Black Hawk, le chef du Mid-West américain, dans la presse française :
Même s'ils étaient curieux et au fait de l’actualité de leur temps, il reste peu probable que les deux hommes se soient lus mutuellement. Or c'est bien l'histoire de l'un qui nous mène à celle de l'autre (et vice versa). Car, voilà presque deux siècles, chacun des deux chefs de guerre tint, à dix petites années d’écart, la chronique de son combat contre l’impérialisme. Contemporains, ils furent au même moment deux fois Vercingétorix, de part et d’autre de l’océan, et prirent la plume pour le dire - et se dire.
L’année 1832 est cruciale pour Black Hawk autant que pour Abd el-Kader. Cette année-là, dans la vallée du haut Mississippi, le chef de la tribu indienne des Sauks, au sud-ouest du lac Michigan qui dessine déjà la frontière entre le Canada et les Etats-Unis, se lance dans une guerre éphémère contre les colons américains. Né en 1767 du côté de l’actuel Wisconsin, Black Hawk, “l’épervier noir”, est issu d’une lignée indienne importante. Son nom sauk est en fait Ma-ka-ta-i-me-she-kia-kiak. C’est un Blanc qui a fait de son aïeul un chef prééminent. Lui-même sera intronisé guerrier alors qu’il va sur ses quinze ans. Il est bardé d’une réputation de “brave” tandis que le XVIIIe siècle qui s'achève voit les Américains affronter les vieux colons britanniques dans la région. C’est la guerre d’Indépendance, c’est aussi la fin d’un monde indien cousu de guerres entre tribus, d'alliances tricotées et détricotées avec les puissances occidentales : avec les Français d’abord, puis avec les Britanniques, qui les manipulent - mais jamais avec les Américains, qui éteignent un peuple en le confinant sur des terres hostiles et en lacérant de grands espaces vagabonds à coups de frontières et de clôtures.
Cette même année 1832, Mahieddine, le patriarche d’une famille maraboutique de l’ouest algérien, est sollicité par d’autres tribus alentour. Le temps presse, il y a urgence : voilà déjà deux ans que la France a entamé sa conquête des terres algériennes sous domination ottomane. Le 5 juillet 1830, Alger est tombée aux mains de Charles X après seulement trois semaines de combats, et l’armée française poursuit sa marche sur l’arrière-pays. Les liens tribaux qui s’étaient consolidés contre les Turcs sont réactivés, et Mahieddine pourrait s’imposer à la tête de la résistance aux coups de butoir français qui se profile sur le mode du djihad (la guerre sainte).
Les familles maraboutiques, dont on dit qu’elles descendent du Prophète et puisent là une autorité religieuse, se tiennent d'ordinaire plutôt éloignées des affaires guerrières. Traditionnellement, leur rôle tient davantage de la position d’arbitre que du chef de guerre (“caïd”). Mais si la guerre à l'impérialisme mobilise au nom de l’islam, le chef peut prétendre au titre d’émir, qui mêle leadership religieux et autorité militaire. Seulement, Mahieddine vieillit. Il décide de passer la main, et choisit Ald-el-Kader. Né en 1808, ce fils-là n’est pourtant pas son aîné. Mais voilà longtemps que c'est lui que le père a choisi dans la fratrie : il a eu accès à une instruction raffinée et, à 17 ans déjà, son père l'avait emmené faire le Hajj à La Mecque - une consécration avant l'heure. Abd el-Kader est bon orateur, charismatique, il semble taillé pour le djihad. Et le voici, au cours de l’année 1832, qui fédère rapidement quelque 12 000 hommes face aux deux envahisseurs ottoman et français.
Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, les choses tournent mal pour Black Hawk en cet automne 1832. Deux ans après l’entrée en vigueur de la loi d’expulsion des indiens (1830), la résistance sauk a le souffle court. Les peuples indiens qui, depuis le XVIIe siècle, avaient pu se maintenir dans la région en profitant, bon an, mal an, des rivalités entre puissances européennes, souffrent pour de bon depuis la fin de la guerre d’Indépendance américaine. La victoire américaine, en 1783, change la donne : alors que les monarques français ou britanniques avaient maintenu une politique d’alliances avec les chefs indiens, les Américains envoient plutôt des “agents indiens” chargés de surveiller les peuples indigènes. Ou de les mater en s’asseyant sur des décennies de diplomatie rompue, une fois Jackson élu à la Présidence des jeunes Etats-Unis (en 1828). La relégation des Indiens s’accélère à mesure que leurs terres, aux sous-sol riches en plomb, sont convoitées.
Face à ce nouvel ennemi, les Indiens, divisés et cantonnés sur de mauvaises terres, se déchirent. Un traité signé en 1804 au prix d’une spoliation massive, est contesté par quelques-uns, qui préféreraient réactiver l’alliance avec le voisin britannique qui les tolère de l’autre côté de la frontière canadienne, et tenter de repousser la présence américaine. Black Hawk est de ceux-là, lui qui avait déjà 61 ans en 1824 lorsque, de retour d’une chasse d’hiver avec les siens, il découvrait que des Blancs avaient investi son village, clôturé leurs terres. L’objectif était clair : les bouter plus à l’ouest du Mississippi, et la loi de 1830 entérine la spoliation. Mais Black Hawk raconte qu’il n’a pas voulu se résigner : en 1832, le voilà qui décide de raviver le combat. Il multiplie les barouds diplomatiques pour convaincre d’autres chefs, d’autres tribus, qu’il faut repartir en guerre contre Washington.
Sanctuariser une histoire de soi par soi
Éphémère et sanglante, cette dernière guerre du chef sauk confinera à la boucherie. Isolé, Black Hawk est fait prisonnier le 10 septembre 1832, rappelle dans une chronologie bien utile l’historien Thomas Grillot qui signe l'introduction de Chef de guerre, l’autobiographie de Black Hawk publiée fin 2018 aux éditions Anacharsis (et pour la toute première fois en France). Car Black Hawk, comme Abd el-Kader, doit aussi sa stature à la trace qu’il a laissée de son vivant, et par écrit.
Une trace autobiographique, un récit de soi-même par le guerrier que chacun fut. Un plaidoyer pro domoet une narration destinée à consolider un leadership, aussi. Le titre d’origine de l’Autobiographie de Black Hawk était en réalité Vie de Ma-ka-ta-i-me-she-kia-kiak, ou Black Hawk. Le livre paraît en 1833 aux Etats-Unis sous la houlette d’un certain John B. Patterson. Patterson est un petit éditeur sans envergure nationale considérable. Mais un éditeur à qui on ne pas retirer qu'il a eu du flair : cette Vie signée Black Hawk et couchée sur le papier par Antoine LeClair, le traducteur qui a joué les entremetteurs entre le chef sauk et l’éditeur, sera un best-seller du vivant-même de l’Indien.
L’autobiographie d’Abd el-Kader n’aura pas exactement la même postérité, parce qu’elle n’a pas le même statut. Tout comme celle de Black Hawk qui tient sans doute plus de "souvenirs", l’autobiographie de l’émir n’a jamais été intitulée ainsi par l'auteur, qui répond plutôt à une commande de ses geôliers : tandis qu’Abd el-Kader est assigné à résidence une fois la résistance algérienne matée par la France de la conquête coloniale, l’exécutif l’encourage à raconter sa guerre perdue contre la France. L’émir aime écrire et faire valoir la finesse de son érudition, il s’exécute. Ce qu'on connaît de l'objet final est en fait très parcellaire : le manuscrit, conservé au musée à Alger, était en réalité cinq fois plus épais que la traduction publiée en 1995 par la petite maison d'édition parisienne Dialogues, qui depuis a mis la clef sous la porte. Épuisé, le livre intitulé L'Emir Abdelkader, autobiographie : écrite en prison (France) en 1849 et publiée pour la première fois, n'est plus accessible que dans un tout petit nombre de bibliothèques.
Le texte rassemble aussi bien une évocation de la vie du Prophète, des pensées pieuses, des lectures apprises par cœur, que des souvenirs de la guerre contre la France. Un peu bancal et très confidentiel, il tranche avec un autre document issu de la correspondance d’Abd el-Kader, qu’on appelle La Lettre aux Français et qui est nettement plus connu. Ou avec un court essai qu’Abd el-Kader consacrera aux chevaux arabes, à l’origine de l’intérêt de Bruno Etienne pour la vie de l’émir, dont le chercheur (aujourd’hui décédé) deviendra le biographe et un spécialiste reconnu. Alors que l’émir est réputé fin écrivain, son Autobiographie désarçonne un peu. Pour autant, son authenticité n’est pas contestée et on estime qu’au moins deux des chapitres ont été rédigés de sa main. L'ensemble demeure une trace unique de la lutte contre l'impérialisme français, même si Abd el-Kader ruse et n'affronte jamais directement le pouvoir français par écrit.
Chez Abd el-Kader comme chez Black Hawk, l’emprisonnement jouera un rôle considérable dans la volonté de raconter. Raconter tous azimuts : les massacres, la bravoure, l’élan anti-impérialiste, la posture du chef, un sens de l'honneur, le lien à la terre comme à l’ennemi, ou encore le rapport aux chevaux ou aux armes... Défait, Black Hawk restera onze mois entravé, passant des barreaux de la prison aux salons cossus de la côte Est où les responsables du jeune État américain le promènent sous étroite surveillance dans le but d’en jeter aux yeux de l’indigène - et mieux le soumettre symboliquement.
iAbd el-Kader, quant à lui, n’a pas vécu la boucherie des Sauks sur leurs terres du haut Mississippi. Il n’est pas là, personnellement, lorsque les troupes du duc d’Aumale (c'est-à-dire, Henri d'Orléans, fils du roi Louis-Philippe, et gouverneur général de l'Algérie fin 1847) envahissent son fief. En guise de fief, plutôt un village de tentes et des positions très précaires, rappelle du reste l’anthropologue François Pouillon, spécialiste de l’émir algérien, qui a longtemps travaillé à cette histoire avec Bruno Etienne. Contesté par des tribus voisines, privé du soutien de ses anciens alliés marocains, Abd el-Kader est aussi privé de sanctuaire. Il décide de renoncer au djihad. Le 21 décembre 1847, l’émir capitule. Le Général Bugeaud, missionné explicitement en Algérie pour écraser Abd el-Kader - “autorisé à utiliser tous les moyens” nous renseignent les archives de l’armée - et achever la conquête algérienne, a gagné. Abd el-Kader est défait, et l’Algérie sera française jusqu’en 1962.
Abd el-Kader est fait prisonnier, embarqué en France par bateau, puis assigné à résidence à Amboise, dans la vallée de la Loire, pour plus de quatre années. C’est pendant cette période qu’il rédige ce qui figurera dans l’Autobiographie.
Se faire tirer le portrait après s'être fait tirer dessus
Nos deux Vercingétorix, héros déchus de la résistance à l’impérialisme, n’ont bien sûr pas les mêmes codes, ni les mêmes ambitions. Abd el-Kader, par exemple, négocie d’emblée une exfiltration en terre sainte, où il affirme vouloir se cantonner à l’étude de l’islam, renonçant pour de bon à toute activité militaire. Ils ne jouiront pas non plus du même traitement, puisque par exemple la France paiera une rente à l’émir sitôt en France où Abd-el-Kader est assigné à résidence mais entouré d’une suite nombreuse qui a fait le voyage avec lui.
La France, qui filtre ses visiteurs mais le laisse rencontrer le gratin notable ou se lier par exemple à Ferdinand de Lesseps, parmi d'autres, s’accommodera du refus de l’émir d’être représenté sur des portraits durant toute sa captivité. Car Abd el-Kader contrôle son image de vaincu. Il cisèle sa stature héroïque, et refuse par exemple toute iconographie de lui entravé, diminué. Images volées pour l’essentiel, les portraits de lui jusqu’à sa libération par Napoléon III, en 1852, sont rarissimes. Aux Etats-Unis au contraire, les images de Black Hawk sont très nombreuses. Elles magnifient l’exotisme d’un indigène près de chez soi, mais aussi la figure d’un chef rebelle maté par un jeune Etat en quête de lettres de noblesse. Un roman national est déjà en train de s'écrire, et Black Hawk en est un personnage.
Durant son périple sous haute surveillance à Chicago, New-York ou Washington au cours du mois de juin 1833, Black Hawk se fera abondamment tirer le portrait. Toutes ces toiles, qui datent d’un temps où les photographies par daguerréotype franchissaient à peine l’Atlantique, scellent la fin d’un monde indien. Nombre de ces portraits comptent aujourd’hui parmi les collections du Smithsonian American Art Museum de Washington, où les éditions Anarcharsis ont sélectionné une petite dizaine de visuels reproduits dans le livre qui ne lésine pas sur les annexes pour un ouvrage grand public (cartes, chronologies, documents, iconographie...).
Issus de mondes bien différents et insérés dans leurs réalités historiques propres, les deux insoumis n’ont par définition pas des trajectoires siamoises (ni même jumelles). De retour après cette tournée contrainte dans l’Est américain, Black Hawk ne termine pas sa vie, cinq ans plus tard, auréolé de lumière, malgré sa célébrité inédite pour un Indien. Alcoolisé, malade, il meurt dans l’Iowa, du côté de la rivière Des Moines, le 3 octobre 1838, tandis que son peuple s’est fait décimer et que ceux qui ont survécu portent souvent des vêtements de Blanc désormais.
Abd el-Kader, qui veille à toujours apparaître en public en habit traditionnel, finira par obtenir de la France ce pour quoi il l'exhortait à longueur de lettres : qu’elle honore sa promesse et l’expédie en Orient étudier l’islam. Le 21 décembre 1852, cinq ans exactement après sa capitulation, l’émir et sa suite quittent Marseille pour la Turquie, pour accoster deux semaines plus tard au pied du palais Topkapi, à Istanbul. Ils gagnent la ville de Brousse (aujourd'hui, Bursa) un peu plus tard. C’est là qu’Abd el-Kader séjournera malgré une haine des Turcs qui lui reste d'une enfance sous le joug ottoman. Avant d'obtenir finalement de Napoléon III le droit de s’installer en Syrie, pour y étudier et y enseigner la tradition soufie.
A Damas, en 1860, Abd el-Kader sauve d'un véritable pogrom des chrétiens d’Orient et des diplomates européens qui en réchappent de peu - plus de 4 000 chrétiens, massacrés par des Druzes, périront tout de même en neuf jours. Cet acte de bravoure lui vaut pour de bon les honneurs de la France, qui double alors sa rente, rappelle l’anthropologue François Pouillon, énumérant les très nombreuses décorations dont on gratifie dès lors l’ennemi d’hier : une croix de belle taille offerte par le Vatican, des médailles venues de Russie ou de Grèce tandis que la France le fait grand-croix de la Légion d’honneur. Une très grande partie des visuels qu’il nous reste d’Abd-el-Kader remonte à cette époque. Ils esquissent cette image ambivalente d’un héros défait par la puissance coloniale, mais consacré par elle… et à travers ses codes à elle puisqu’Abd-el-Kader, l’héritier maraboutique, devient même franc-maçon.
Outil identitaire et coups de ciseaux rétrospectifs
De ce rebelle dont la légende a pourtant été largement façonnée par l'ennemi, les pères fondateurs de l’Algérie indépendante feront volontiers une figure exemplaire de l’insoumission. Dans une conférence qui date de 1947, Kateb Yacine s'exclame : “Abd el-Kader ? C’est à nous !” Outil identitaire prêt à l’emploi, on fait facilement de l’émir l’ancêtre de l’Etat algérien moderne. Puis son image sera remobilisée durant la décennie noire de la guerre civile algérienne, dans les années 90 : contre le GIA réputé irrigué par les maquis afghans, il s'agit notamment de se prévaloir d’un islam local, vernaculaire. La figure de cet héritier autochtone réputé descendre du Prophète tombe à pic.
S'il demeure un héros en Algérie, une partie de l’iconographie d’Abd el-Kader commence pourtant à faire tiquer en Algérie depuis la fin du XXe siècle. C’est le cas par exemple d'un visuel que la France coloniale imprimera sur des emballages de tablettes de chocolat et punaisera aux murs des écoles primaires mais dont, en Algérie, on découpera volontiers un personnage après l’Indépendance : trop déférente, la mère d'Abd el-Kader s'inclinait excessivement devant Napoléon III.
Célèbre en France, Abd el-Kader devient une sommité internationale après le massacre de Damas, et le restera jusqu’à sa mort, le 26 mai 1883. Cette glorification ambivalente peut aussi se dire du chef indien sauk sur le sol américain, où ce sont précisément ceux qui avaient combattu Black Hawk qui entreprennent, très tôt, d'ériger des monuments ou des statues à son effigie. Car la tournée du chef indien, accompagné par son fils, fait sensation aux Etats-Unis, au point qu’on parle d’eux comme de véritables stars, se pressant pour les apercevoir tandis que le président Andrew Jackson les reçoit officiellement à la Maison Blanche. Devant leur succès affolant, on écourte bientôt la tournée.
Perdants magnifiques, perdants utiles
Et c’est la lecture de “l’autobiographie” de chacun de ces deux chefs rebelles qui permet de mieux comprendre la place qui fut la leur. Celle qu’ils ont occupé à la fin de leur vie, alors qu’ils rédigeaient leurs souvenirs, puis celle qu’on a dessinée pour eux, post mortem. C’est au retour de ce voyage sur la côte Est que Black Hawk commence à coucher ses mémoires sur papier. Le projet est explicite, rappelle Thomas Grillot dans son introduction. Dans un courrier du 16 octobre 1833 publié par l'édition française, le traducteur, Antoine LeClair, certifie la démarche de Black Hawk, une fois de retour dans le Mid-West :
[Black Hawk] exprima un désir ardent que l’histoire de sa vie fût écrire et publiée, pour que, selon ses termes, “le peuple des Etats-Unis (auprès duquel j’ai voyagé et par lequel j’ai été traité avec autant de respect, d’amitié, et d’hospitalité qu’on peut l’espérer) connaisse la raison qui m’a poussé à agir comme je l’ai fait, et les principes qui m’ont guidé.
Si la prose des deux chefs rebelles semble se faire écho malgré la distance géographique, l’époque ne fait pas tout. C’est aussi ce miroir que chacun tend à l’ennemi, qui tient ensemble Black Hawk et Abd el-Kader. Ils campent tous deux un perdant magnifique, le vaincu idéal. En consolidant leurs positions et en tramant leur propre légende guerrière, ils ne manquent pas d'une certaine générosité pour l’ennemi qui les a étrillés. Par écrit, ni Black Hawk ni Abd-el-Kader ne sont au fond terriblement hostiles à la puissance qui a laminé leur peuple. Tous deux louent par exemple le progrès technique, la civilisation occidentale. Sa civilité, même. Black Hawk, qui remercie pour l'hospitalité, écrit : “Je suis reconnaissant envers les Blancs”, tandis que l'infinie courtoisie d’Abd el-Kader est systématiquement mise en avant par ses visiteurs qui évoquent sans ciller son regard "christique".
Dans les correspondances et les journaux, on loue non seulement la "grande beauté" des deux hommes. Mais aussi leur "bonté d'âme", tandis que eux se font beaux perdants : les deux autobiographies ne sont-elles pas destinées au vainqueur qui, de part et d'autre de l'Atlantique, a éventré leur monde d’hier en les étrillant en personne ?
En comparant aux moines du Moyen Âge Abd el-Kader qu’on dessine, chapelet à la main, dans une parfaite piété, en achetant la prose de Black Hawk dont l'histoire se vend comme des petits pains, le camp du vainqueur se fabrique aussi une posture généreuse. C’est un ennemi commode, de ceux dont on aime dire du bien parce qu’il ne nous peuvent plus de mal. Un ennemi dont on gagne d’autant plus à louer le courage et l’âpreté à la bataille qu’il a… perdu. C'est aussi cette histoire-là que nous lègue cette autobiographie qui vient de sortir en France pour la toute première fois.
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