« Je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil » écrit Camus, dans l’envers et l’endroit. Rejeton d’une famille pauvre de « l’Algérie de papa », l’homme a pris conscience très tôt de l’impasse dans laquelle le lobby « coloniste », ultra, avait engagé les habitants de l’Algérie, indigènes, « pieds noirs » et juifs.
L’espoir né des promesses du général De Gaulle et de la touchante loyauté des autochtones durant le conflit mondial, fut immolé le 8 mai 1945, le jour même de la fin de la guerre. Un été meurtrier installa la terreur pour longtemps. Localement, la répression du Constantinois a été sous les ordres du Préfet de Constantine et du sous-préfet de Guelma. Mais, dans les Mémoires de Guerre, le général de Gaulle en rendit responsable Yves Chataigneau, Gouverneur Général de l’Algérie. Beaucoup en doutent, car ce dernier n’était pas en Algérie le 08 mai 1945 et les jours suivants ; de plus, d’autres répressions sanglantes ont été perpétrées en Côte-d'Ivoire, au Niger, à Madagascar, en Indochine et ailleurs, autant de régions qui ne dépendaient aucunement de son gouvernorat. Tous ces évènements plaident plutôt pour une reprise en main musclée des colonies ; pour le reste, certains parlent de dérapages, d’autres de concertation coupable. Quoi qu’il en soit, la classe politique française ne tira aucune leçon de ces massacres.
Marcel-Edmond Naegelen, qui lui succéda fin 1948 (gouvernance 1948 à 1951), essaya de panser les blessures des uns et de freiner l’ardeur des autres. Sept ans avant le début de la guerre d’Algérie la torture et les sévices étaient déjà là ; ils tenaient de la routine. Malgré ses efforts, Naegelin échoua à les faire cesser. Il fit alors de la politique et alla jusqu’à devancer, en vain, les désirs de l’association des maires d’Algérie à la remorque des ultras qui déclaraient à qui voulait les entendre : « les indigènes ne comprennent que la force».
Cette période fut «l’ultime chance de la réconciliation des habitants de l’Algérie »déclara, dans l’autisme ambiant, la très sage association des « amis de l’Algérie ». Sourde à tout, l’administration Naegelen faisait du clientélisme, de l’intimidation et de la tricherie électorale ses armes de prédilection. La clochardisation [1] des colonisés polarisait les esprits. Elle induisait la rancune et la révolte dans le cœur des uns, la crainte et la culpabilité dans celui des autres. La peur était devenue la ligne de démarcation de deux folies ; elle indiquait aux indigènes qui étaient les maîtres de l’heure ; elle canalisait les « pieds noirs » vers la solidarité forcée contre l’évidence et les obligeait à se ranger derrière les excès de leurs ultras. Cette peur finit par faire d’un fossé un gouffre de malentendus, et de l’absurde le quotidien de l’Algérie.
C’est dans ce contexte que Camus joua le funambule de la réconciliation sur le fil, de plus en plus ténu, de l’entre-deux. Ses efforts, bien que méritoires, furent vains. Pire, la situation révéla à tous que, comme le poison, la peur à forte dose annihile ses propres effets : des loups réapparurent là où on ne voyait plus que des agneaux depuis des lustres.
Camus a partagé l’absurde et la révolte. « J’ai exprimé la négation sous trois formes : dramatique, idéologique et romanesque » a-t-il dit avant d’ajouter, en 1951, à propos de l’homme révolté : « j’ai voulu dire la vérité sans cesser d’être généreux ».Il savait pourtant que la vérité et la générosité l’avaient déjà condamné : la vindicte, que lui valurent ces Chroniques Algériennes ( publiées dans Alger-Républicain ) dès la première parution , Misère en Kabylie [2] ,l’avait contraint à quitter sa terre natale.
Dans son genre, Camus a donc été un réfugié doublé d’un révolté. Visionnaire, il déclara : « le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir des justifications ».
Aujourd’hui, Irakiens, Syriens, Palestiniens et bien d’autres nationalités, victimes, non pas « de crimes de passion » mais de « crimes de logiques », font également ce constat amer.
Crimes de logiques, le drame algérien en fut assurément un témoin, le drame palestinien, en est un autre ; on retrouve, dans les deux, la même dynamique séparatiste sur fond de morgue, d’arrogance et de mépris gratuit ; autant de choses qu’autorise l’assurance de l’impunité.
Observons un autre foyer de crimes de logiques .Les bombardements de l’Irak (qui s’inscrivent dans la « Doctrine Carter » et, avant la lettre, dans « le nouveau siècle américain » [3]) ont été, en nombre de mégatonnes, plusieurs fois plus importants que ceux subis par l’Allemagne hitlérienne durant toute la seconde guerre mondiale. On largua sur ce malheureux pays le stock de l’OTAN Europe (constitué en vue d’une éventuelle guerre contre le pacte de Varsovie) ; pas folle-la-guêpe, le CENTCOM remplit la mission qui lui avait été confiée par la Doctrine Carter en purgeant un stock désormais inutile ; la facture de ce dernier fut réglée in fine par ceux qui n’avaient pas participé directement à la guerre de 1991, donc par la France, le Japon et quelques autres pays développés. Ajoutons qu’une fois le pétrole irakien dans de bonnes mains, l’oncle Sam refit un tour de table à l’issue duquel la France passa en pertes et profits l’énorme ardoise irakienne. « C’est ce que l’on appelle le gagnant gagnant à tous les coups » ironisait férocement le gaulois rennais colérique.
Les conséquences
La guerre ne quitte jamais longtemps nos médias. Pourtant, aseptisée à dessein, elle n’est plus sanglante et se résume à quelques lueurs vertes sur fond nocturne de Baghdâd, de Gaza ou de Damas. Exit « l’horreur sacrée », que , dans les temps anciens , inspirait le sang du meurtre qui sanctifiait , ainsi, le prix de la vie .C’est là « la vraie condamnation de notre époque (…) Le sang n’est plus visible ; il n’éclabousse pas assez haut le visage de nos pharisiens .Voici l’extrémité du nihilisme : le meurtre aveugle et furieux devient une oasis et le criminel imbécile paraît rafraîchissant auprès de nos très intelligents bourreaux » [4]
L’outrance de l’injustice lancinante qui les accable engendre, dans le cœur de certains, une révolte contre l’homme d’abord, et insidieusement contre Dieu lui-même, à qui ils finissent par se substituer au moment où ils entrent en action. « La vertu meurt, mais renaît plus farouche encore. Elle crie à tout venant une fracassante charité, et cet amour du lointain qui fait une dérision de l’humanisme contemporain .A ce point de fixité, elle ne peut opérer que des ravages .Un jour vient où elle s’aigrit, la voilà policière, et, pour le salut de l’homme, d’ignobles bûchers s’élèvent (…) ».Dieu est toujours là, bien sûr, mais au service exclusif de leur douleur. Ils en viennent même à occulter - quand ils ne les biaisent pas tout simplement - les prescriptions divines pour adoucir les traits de la haine qui les consume et pour jeter un voile pudique sur leurs meurtres, dont celui de l’innocence, coupable d’être là à un instant donné. Puis, « Au sommet de la tragédie contemporaine, nous entrons alors dans la familiarité du crime (…) [duquel] dès lors le monde entier se détourne distraitement ; les victimes viennent d’entrer dans l’extrémité de la disgrâce : elles ennuient. » [5]
C’est ainsi que l’absurde chassé revient au galop ; même ceux qui crient au blasphème donnent eux-mêmes dans le blasphème : « la rébellion humaine finit en révolution métaphysique » écrit Camus [6].
« La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière. Elle est métaphysique parce qu’elle conteste les fins de l’homme et de la création ». Comme l’esclave révolté - qui nie à son maître le droit de le nier, lui, esclave, en tant qu’exigence - le révolté métaphysique refuse la condition qui lui est faite. « Si les hommes ne peuvent pas se référer à une valeur commune, reconnue par tous en chacun, alors l’homme est incompréhensible à l’homme. Le rebelle exige que cette valeur soit clairement reconnue en lui-même parce qu’il soupçonne ou sait que, sans ce principe, le désordre ou le crime régneraient sur le monde. Le mouvement de révolte apparaît chez lui comme une revendication de clarté et d’unité. La rébellion la plus élémentaire exprime, paradoxalement, l’aspiration à un ordre ». Le révolté métaphysique « se dresse sur un monde brisé pour en réclamer l’unité ». Il « ne veut donc rien d’autre, primitivement, que résoudre cette contradiction, instaurer le règne unitaire de la justice, s’il le peut, ou de l’injustice, si on le pousse à bout ». [7].
Faute de compromis, comme pour l’esclave, qui finit par rejeter son état, « le mouvement de révolte le porte plus loin qu’il n’était dans le simple refus.il dépasse même la limite qu’il fixait à son adversaire, demandant maintenant à être traité en égal (…) Cette part de lui-même qu’il voulait faire respecter, il la met alors au-dessus du reste et la proclame préférable à tout, même à la vie ». Ce qui était résistance irréductible de l’homme devient l’homme tout entier qui s’identifie à elle et s’y résume ; il verse alors dans le tout ou rien. « La conscience vient au jour avec la révolte (….) L’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle le tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir (…) Le mouvement de révolte n’est pas , dans son essence , un mouvement égoïste. Il peut avoir sans doute des déterminations égoïstes. Mais on se révolte aussi bien contre le mensonge que contre l’oppression. ». [8]..
C’est du tréfonds de l’homme et de son passé que jaillit le sentiment de révolte, en réaction à l’oppression dont on l’accable, au spectacle de l’oppression dont on accable autrui, en particulier quand la faiblesse de ce dernier est manifeste. On parle alors d’identification. Et, identification il y a dans nos banlieues noires et maghrébines comme dans les communautés juives française et israélienne (des illustres inconnus à Gédéon Levy en passant par Edgar Morin [9] , Dominique Vidal, Rony Brauman, Esther Benbassa, la liste est longue) : les secousses telluriques sporadiques du malheur palestinien se traduisent par des révoltes perlées.
Ces répliques font aussitôt crier, le CRIF et ses officines du sionisme, à « l’antisémitisme nouveau ». Mais, Il n’y a rien d’anormal en cela : le chantage à l’antisémitisme est leur fonds de commerce.
Non ! L’antisionisme de ces révoltés n’est pas de l’antisémitisme car l’oppresseur n’est pas le judaïsme mais le sionisme, une entité politique qui fait de l’apartheid son dogme fondamental.
[1] clochardisation fut le qualificatif utilisé par Germaine Tillon pour décrire la misère du peuple Algérien à cette époque
[2] http://www.lelitteraire.com/?p=3657
[3] https://blogs.mediapart.fr/edition/lescarbille/article/281216/moyen-orient-genese-du-chaos-et-si-y-regardait-de-plus-pres
[4] Albert Camus, l’homme révolté, folio essai 15, p.350
[5] Albert Camus, l’homme révolté, folio essai 15, p.350
[6] l’homme révolté, folio essai 15, p.43
[7]l’homme révolté, folio essai 15, p.41 ,42
[8]l’homme révolté, folio essai 15, p.41 ,29
[9]https://blogs.mediapart.fr/280128/blog/221017/il-y-juif-et-juif
- PAR BELAB
- 26 JANV. 2019
https://blogs.mediapart.fr/edition/lescarbille/article/260119/de-l-absurde-et-de-la-revolte
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