A ses débuts le FLN, Front de libération nationale, était composé uniquement d’hommes, naturellement machistes. Pas de femmes parmi les fondateurs, pas de femmes parmi ses membres. Personne n’imaginait alors que des femmes puissent rejoindre le Front.
Ce sont les dures conditions de la lutte armée, de la clandestinité et de la survie qui obligent les guérilleros à se réfugier dans des familles, à la ville ou à la campagne. Dans ce cadre, ce sont des femmes qui les nourrissent, qui les cachent, qui les soignent. Ce sont elles qui transportent leur courrier, leurs armes.
Dénoncées ou repérées, obligées à la clandestinité à leur tour ou tout simplement volontaires, quelques-unes les rejoignent. Dans les maquis, la spécialisation des tâches entre les hommes et les rares femmes qui s’y trouvent s’explique par le manque d’armes. Les maquisards ne disposaient pas toujours d’arme personnelle. Difficile, dans ces conditions, voire impossible pour un guerrier, un homme, un vrai, d’en confier une à une femme.
On aurait pu imaginer cependant que le manque d’armes et la disponibilité plus grande de ceux qui n’en possédaient pas les incitent à aider les femmes dans leurs tâches. Mais non ! Le respect des traditions l’emporte à tous les échelons de la hiérarchie. Dans ses mémoires, Ali Kafi, responsable du Constantinois consacre quelques lignes à ‘‘la’’ femme au maquis. Il précise le rôle qui lui était dévolu : « Elle s’occupait des moudjahidin jour et nuit. Elle lavait le linge, cuisinait et s’occupait d’effacer toute trace de leur présence [1] ». Il oublie que les femmes ont assuré bien d’autres missions comme les liaisons, les transports d’argent et même d’armes. Certaines ont été prises dans des combats. Comme les hommes, elles ont subi la torture et la mort.
Tous les responsables ne sont pas comme Ali Kafi. De plus fins politiques ont compris très vite que la présence de femmes à leur côté les valorisaient et surtout légitimaient leur projet puisque le FLN, s’il décidait de se tourner vers un avenir de liberté, se devait de représenter l’ensemble du peuple algérien, femmes comprises. Les premières photographies de moudjahidate, les maquisardes, ont été avancées dès 1956. Quelques photos de groupe cadrent des femmes, en treillis et armées, dans la position du tireur couché. Mais, derrière elles, leurs camarades hommes, debout, les dominent. Certaines de ces images, en particulier celles d’infirmières soignant des combattants ou la population des villages ont été diffusées par le FLN. L’adversaire y a répondu en créant et en photographiant à son tour des harka de femmes combattantes « arabes ».
Mais les uns et les autres se sont bien gardés de les représenter dans leurs activités principales, trop évidentes et dévalorisées : faire la cuisine ou laver le linge des guerriers.
Danièle-Djamila Amrane-Minne appartenait en 1957 à un commando urbain d’Alger où elle était fidaya ; après l’indépendance elle est devenue historienne. Elle a analysé le fichier des moudjahidin qui rassemble les noms et qualités des combattants et combattantes de l’Armée de libération nationale. Elle a surtout réalisé de nombreux entretiens avec les moudjahidate.
Elle a recensé 10 949 militantes, 1 755 maquisardes et 65 combattantes ayant exercé directement la violence [2]. Ces évaluations sont à éclairer. Effectivement, en tant que filles, mères ou épouses, les femmes algériennes, sur lesquelles reposaient l’essentiel des tâches du quotidien, ne pouvaient guère abandonner leurs proches pour rejoindre le FLN. Mais cela ne signifiait pas un désintérêt pour la cause de l’Indépendance, ni même un manque d’estime de soi qui aurait pu leur faire dire : « Je suis inférieure aux hommes, je n’ai pas droit à l’espace public, ma place est à la maison ! ».
Celles qui n’avaient pas de charge de famille et voulaient s’engager devaient auparavant mener deux combats : l’un pour obtenir l’accord de leurs parents et l’autre pour trouver et convaincre les responsables du Front.
Le nom de ces quelques femmes est connu, elles ont été comptabilisées. Hors statistiques, dans une zone grise, d’autres femmes, innombrables, ont pris l’initiative de sortir de leurs foyers, d’occuper l’espace colonial et l’espace public masculin, seules ou avec leurs enfants. De leur propre chef, le plus souvent, elles ont décidé de participer aux manifestations pour l’indépendance. Quelques rapports militaires signalent leurs actions et la répression qui les frappe durant l’insurrection du 20 août 1955. Ainsi, à la tête des manifestants de Sidi Mesguich, deux jeunes filles portant le drapeau algérien sont arrêtées.
Au Khroub, à cette même date, des femmes, des hommes et des enfants partent à l’assaut d’une caserne. Le bilan est lourd : 23 hommes, 19 femmes et 11 enfants sont tués [3].
Les appelés que j’ai interviewés pour ma thèse [4] étaient cantonnés dans le bled. L’un d’eux, dans les Aurès à Chéria, se souvient très bien d’une grande manifestation commémorant le déclenchement de la guerre de libération en novembre 1961. La foule, dit-il, encore sidéré, était immense, composée de femmes et d’enfants, parfois armés de bâtons et de cailloux. Il décrit les blindés qui s’avancent, l’ordre donné de tirer, la panique. Les femmes qui se font bousculer, écraser, les balles qui sifflent. Des blessées, des morts… Des femmes et des enfants, en nombre… Les archives militaires que j’ai consultées ensuite, confirment l’événement. Elles soulignent elles aussi la brutalité de l’affrontement, mais le bilan qu’elles avancent, un seul mort qualifié de civil et six blessés, ne peut correspondre à la réalité. Pourtant quelques semaines plus tard, le 20 et le 21 novembre à Chéria, des femmes manifestent à nouveau, dans des conditions encore plus tendues. Là aussi, le bilan donné par les archives se limite comme précédemment à un mort, qualifié cette fois de rebelle [5].
Le FLN n’était pas un regroupement de bandits, ni même une organisation « terroriste » comme le prétendait le pouvoir colonial à l’époque [6]. Dès ses débuts, il était ouvert à la discussion et à la négociation et s’est tourné vers les instances internationales. Mais, dans ce conflit asymétrique face à un adversaire puissant, décidé, sans scrupule, qui a utilisé le terrorisme à grande échelle, il l’a utilisé également. Le terrorisme a été mis en place par les responsables du FLN à Alger à la fin de l’année 1956 et en 1957, dans des circonstances précises, dans un temps limité. Les objectifs ont été militaires, fixer les forces française en ville pour soulager les maquisards de Kabylie, et également politiques, alerter les médias et témoigner de la présence et de la réactivité du FLN au coeur même du pouvoir colonial. Parfois, il s’agissait simplement de « faire du bruit » et l’ordre donné au fidayin était clair : la bombe devait être déposée dans un lieu excluant tout risque de faire des victimes [7]. À d’autres occasions, des modalités meurtrières ont été choisies. Elles étaient ciblées quand elles visaient des militaires ou des personnalités colonialistes [8], ou non ciblées quand il s’agissait d’attentats aveugles tuant de simples civils.
La « bataille d’Alger », expression valorisante pour désigner la répression menée contre les « terroristes » et l’ensemble de la population « musulmane » par les parachutistes, a bénéficié de la présence de nombreux journalistes. A Alger, ces derniers travaillaient dans des conditions très favorables : confort des grands hôtels et facilité de déplacements. Il leur suffisait de faire mousser les faits pour écrire de véritables romans policiers et capter l’attention de leurs lecteurs. Le sujet, simplifié à l’extrême, respectait la morale : de courageux parachutistes, chevaliers des temps modernes, risquaient leur vie pour sauver des enfants. Pour cela, il leur fallait traquer de très jeunes femmes, d’autant plus dangereuses qu’elles dissimulaient leur violence aveugle sous des apparences innocentes et séduisantes.
Les images qui illustraient ce récit étaient diffusées par les magazines comme Paris-Match ; elles se sont imprimées dans les mémoires françaises et se trouvent reproduites aujourd’hui sur la Toile. Les autres événements comme la première bombe au plastic, déposée rue de Thèbes, le 10 août 1956 dans la Casbah d’Alger par des activistes européens (70 civils tués), les exécutions des militants du FLN, guillotinés dans la cour de la prison Barberousse, les représailles menées à la suite du meurtre de deux parachutistes dans le quartier du Ruisseau (80 « Arabes » tués) sont le plus souvent oubliés. Les comptabilités sinistres s’attachent en priorité aux victimes européennes, 18 civils tués par les jeunes femmes « terroristes » [9].
Le terrorisme a pesé sur les populations. Dès les débuts, dans les Aurès, les militaires français l’ont pratiqué et l’ont poursuivi, à grande échelle, jusqu’à la fin de la guerre. Dans une directive datée du 3 novembre 1959, le général Challe le reconnaît, non pour l’interrompre ou le limiter, mais pour mieux le dissimuler : « Celui qui parle le premier gagne. Les démentis laissant toujours planer un doute (...).Mettre en valeur l’œuvre constructive de l’Armée (...), l’Armée protège, construit, soigne, administre. Ne jamais donner de renseignements sur les noms des victimes, les actions de bombardement, les destructions d’infirmeries FLN et la capture des médecins [10] ».
À Alger comme ailleurs, les jeunes filles qui souhaitaient rejoindre les fidayin étaient une minorité. Mais comme la vie était plus libre en ville, il leur a été moins difficile d’être agents de liaison, infirmières ou secrétaires quand la nécessité l’exigeait. Rapidement, elles se sont révélées indispensables. Machistes eux-mêmes, les responsables comme Yacef Saâdi appréciaient les possibilités que leur ouvraient le machisme de leurs adversaires. Effectivement, les militaires français, qui fouillaient les passants aux barrages, ne soupçonnaient pas a priori les jeunes filles.
Pour les fidayate et les fidayin d’Alger, les difficultés de survivre dans la clandestinité, les très petites unités où ils se retrouvaient, la jeunesse des unes et des autres, ont favorisé des relations amicales moins inégales. La spécificité des activités dévolues aux unes et aux autres étaient le plus souvent respectée. Mais les impératifs de la clandestinité, leur volonté et leur sang-froid ont fait accéder ces jeunes femmes à des tâches de plus en plus militaires et délicates ; des liaisons, elles sont passées au transport d’armes, du transport d’armes à la pose de bombes.
Les jeunes filles étaient toujours volontaires. Leur rôle était de transporter les bombes jusqu’au lieu de l’attentat et de les remettre au fidaï chargé de les déposer. À une très jeune femme qui insistait pour déposer elle-même la bombe devant le commissariat visé, le chef de groupe a asséné : « Tu te tais, tu n’as pas le droit à la parole, ce n’est pas un travail de fille ! [11] » Comme elle ne cédait pas, après de longues délibérations, elle a obtenu gain de cause.
À propos de la violence exercée par les combattantes du FLN, Danièle-Djamila Amrane-Minne émet l’hypothèse que les femmes auraient manifesté un plus grand respect de la vie, parce qu’elles mettent au monde des enfants. Elle pense également que les hommes, soucieux de leur virilité, acceptaient plus volontiers la violence de sang ; pour eux, le passage à l’acte aurait été plus facile. Cela se discute. À propos du passage à l’acte des jeunes filles, des questions se posent pourtant. Si les hommes sont les jouets de leur virilité, pourquoi les femmes ne seraient-elles pas les jouets de l’infériorité qui leur est attribuée ? Obligées en quelque sorte de prouver leur égalité, par le passage à l’acte ? Dans quelle mesure l’impatience des adolescentes d’être reconnues adultes intervient-elle ? Chaque passage à l’acte est à questionner.
Deux moudjahidate parmi d’autres
C’est à l’occasion de mes recherches sur le terrain en Algérie que j’ai rencontré Doukha, puis Hadjira, deux moudjahidate parmi d’autres. Elles ont subi et dépassé la violence coloniale qui leur a été imposée à la suite de leurs engagements. Fières de leurs choix, elles ont accepté d’être mes interlocutrices.
Au moment où elles découvrent la possibilité de rejoindre la lutte, les deux jeunes femmes vivent dans des milieux complètement différents. Agée de 27 ans en 1955, Doukha, mariée, mère de trois enfants, enceinte du quatrième, est paysanne. Elle vit dans une mechta isolée, accrochée aux pentes de la presqu’île de Collo. Elle n’est pas allée à l’école. Hadjira, qui a 19 ans en 1956, se prépare au baccalauréat. Elle est la cadette d’une famille aisée, possédant la double culture. Son père est fonctionnaire français. La famille est installée à Saint-Jean, le quartier chic de Constantine.
Comment sont-elles devenues des moudjahidate ?
Avant d’aborder les événements qu’elles ont vécus, peut-être faut-il s’interroger à propos de leurs identités. Identités multiples qui se renforcent ou s’opposent, identités données par leurs familles et les différents milieux auxquelles elles appartiennent, identités assignées par la société coloniale, identités électives ou alors construites par leurs actes en avançant dans leur vie.
Doukha
Les identités d’une personne comme Doukha semblent simples, c’est une paysanne, attachée à sa survie, à sa famille [12]. Elle appartient à la tribu des Beni Oudjehane, une tribu des confins orientaux de la Kabylie, dont la langue est l’arabe. Elle est musulmane. Ces identités lui ont été données à la naissance par sa famille. Elles l’attachent à des ensembles sociaux, culturels et religieux de plus en plus larges qu’elle ne questionne pas. En 1955, elle ne se distingue pas des femmes de son âge. Son horizon ne dépasse pas les limites de la mechta. Ses activités de mère de famille, de paysanne l’occupent et la fatiguent de l’aube au coucher du soleil.
- Doukha en 2013. Photo Etienne Copeaux.
L’irruption des soldats au village change la donne. Les violences qu’ils imposent jouent le rôle d’un révélateur. Les identités de Doukha, évidentes et non remises en cause, se dessinent soudain précisément et fortement. Pour les militaires français, Doukha est une femme, une « arabe », une « musulmane ». La valeur qu’ils lui accordent, à elle et à ses compagnes, est fonction de l’usage qu’ils en font. Le 11 mai 1956, les soldats du secteur investissent le village, ils raflent les hommes et les massacrent ainsi que les femmes et les enfants qui protestent (62 morts, dont 9 femmes et 8 enfants). Doukha réussit à s’enfuir et à se cacher avec ses enfants dans la forêt. Après l’arrêt des bombardements qui ont suivi le massacre, les femmes survivantes, avec l’aide de paysans du voisinage et de moudjahidin du secteur, identifient et enterrent les morts. Elles reviennent s’installer dans les ruines. Mais elles sont raflées par les soldats qui les obligent à rejoindre un camp de regroupement sous leur autorité à El Ancer.
Les hommes de la famille de Doukha sont morts, son mari est en France, elle ne dépend plus d’une autorité masculine, elle est seule responsable d’elle-même et de ses enfants.
Enfermée dans le camp de regroupement, paradoxalement, elle est libre. Quand peu après, un messager du FLN lui demande de l’aide, elle décide d’accepter. Elle sait qu’elle est arabe et musulmane, elle a vu « la France » détruire sa mechta, elle choisit d’être Algérienne, d’aider les combattants. Elle accepte ensuite la responsabilité du camp de regroupement. Elle est chargée des liaisons avec le FLN, relève les cotisations et distribue les secours.
Au cours de nos deux rencontres, Doukha tient à témoigner de sa vie. Elle ne théorise pas. Elle raconte des histoires. Ces histoires sont chargées de me faire comprendre quels ont été ses choix et quels enjeux ils impliquaient.
Il y a l’histoire de la disparition de sa nièce très aimée Fatima. Fatima était son agent de liaison. Sous un faux prétexte, elle et deux compagnes plus âgées avaient été autorisées par l’officier français, administrateur du camp, à quitter le regroupement. Les trois femmes ont alors rejoint la zone interdite où se dissimulaient les combattants du FLN. Dans la zone interdite patrouillaient aussi les militaires français. L’ordre qui leur était donné était simple : « Tirer sur tout ce qui bouge ». Les trois femmes ne sont pas revenues. Ceux qui sont partis à leur recherche sur la « route des moudjahidin », ont retrouvé à proximité de Oudjehane les corps de deux femmes. Mais de Fatima, âgée de 18 ans, ne restait que son foulard taché de
sang.
Fatima et ses compagnes, comme Doukha, avaient choisi de s’engager. Sur la « route des moudjahidin », la mort les attendait. Aucun doute à ce propos. Elles le savaient. L’histoire de l’amitié entre Doukha et Paulette est gaie, réconfortante. Au regroupement, Doukha était chargée de récupérer les mandats que les travailleurs immigrés envoyaient de France. Mais aucun adulte survivant ne savait lire ni écrire, ni s’exprimer en français. Comment obtenir de la postière la remise de l’argent, si important pour les familles et pour le FLN ? Cela a été long et difficile. Il lui a fallu probablement trouver un enfant pour jouer les traducteurs, négocier, revenir, plaider sa cause. En tout cas, elle a réussi à se faire comprendre et même à attendrir Paulette, la postière, qui a accepté finalement, malgré les règlements, de signer les reçus. Doukha et Paulette sont devenues amies. C’est avec elle qu’elle a appris ses premiers mots de français. Doukha a eu l’intelligence de distinguer et d’apprécier dans le camp adverse ceux qui pouvaient l’aider et la comprendre.
Dans la révérence que Doukha porte à ceux qui ont eu le bonheur d’être instruits, on sent que l’illettrisme a été une souffrance pour elle. Quand, au plus noir de la misère du regroupement, s’allume soudain la lumière de l’école, Doukha la responsable FLN, de sa propre autorité, s’y rend immédiatement. Surprise ! Michel, l’instituteur militaire la reçoit amicalement. Elle imagine l’avenir. Elle lui confie ses enfants et ceux du regroupement. Ils feront des études.
Nos entretiens se sont déroulés chez son fils cadet Azzedine, chez qui elle vit. Il a été instituteur, comme Michel, il est à présent inspecteur de l’enseignement primaire. Elle rayonne quand elle me présente sa petite fille, la fille d’Azzedine qui termine ses études de droit à Bejaïa (Bougie). Sa décision a porté ses fruits.
Au cours du même entretien, elle a tenu à m’expliquer comment, avant même le massacre, les combattants du FLN ont plaidé leur cause auprès des femmes. « Les moudjahidin nous ont dit : "Regardez : vous, les femmes algériennes, vous portez tout sur la tête, les femmes françaises elles ne portent rien, elles ont le droit d’aller à l’école…" ».
Azzedine explique : « Les filles n’allaient pas à l’école, elles aidaient leurs mères. Elles s’occupaient des enfants, des bêtes, allaient à la source, ramassaient le bois, cueillaient les olives. Leurs charges étaient si lourdes qu’elles étaient obligées de les porter sur la tête. »
Doukha les a entendus. Après le massacre, elle a assumé seule le présent. Elle s’est engagée aux côtés du FLN. Elle a décidé de son avenir et de celui des ses enfants, avec intelligence, audace et imagination. Elle est bien loin des représentations simplistes que certains dirigeants comme Ali Kafi ont donné de « la » femme algérienne.
Hadjira
En 1942, Hadjira, cinq ans, est scolarisée en maternelle. Elle parle arabe avec sa mère et français avec son père, ses aînés et les enfants du quartier. Une dizaine d’années plus tard, elle est au collège « Madame de Sévigné ». En 1956, elle va entrer en classe de première pour passer, comme ses frères auparavant, le « premier bac ».
Qui est-elle, elle qui parle deux langues, adore les cours de littérature et a chanté, un temps, avec ses compagnes, « la Marseillaise » sans se poser de questions ?
- Hadjira en 2013. Photo Etienne Copeaux.
Josée, Annie et d’autres camarades disent à Hadjira : « Tu es comme nous, tu es Française ! » Le « comme » impliquait : « Tu dois prendre notre parti. » Hadjira a fortement ressenti l’ambiguïté de leur reconnaissance et la conteste : « Mais pas du tout ! J’étais née ici, je portais un prénom arabe, j’étais une Algérienne, j’étais moi et cela me suffisait [13] ».
Etre soi, être une Algérienne, est-ce possible pour elle qui vit comme les « Européens » ?
Dans les récits de Hadjira, une anecdote est répétée. Celle d’une petite fille de l’immeuble qui s’est prise d’amitié pour elle, qui la cajole et la gâte. Un matin alors que la fillette veut se rendre chez sa voisine, sa mère l’en empêche : « Non, tu ne peux pas y aller aujourd’hui, c’est la fête des Arabes ». La petite fond en larmes et hurle : « Non, Hadjira n’est pas arabe ! Je ne veux pas, c’est mon amie ! » Pensant que Hadjira serait flattée par la réaction de leur fillette, les parents lui ont relaté le fait.
Les identités qui participent à la personnalité de Hadjira sont conflictuelles. Elle lui sont données par sa famille, elles lui sont aussi imposées par la société coloniale et la guerre.
Hadjira, elle, tient à vivre sa vie comme elle l’entend. Elle refuse à la fois d’être amputée de son arabité et d’être une Française au rabais. Elle refuse les devoirs qu’on exige d’elle. Elle choisit son identité, elle est elle, Hadjira, une Algérienne, une « patriote » pour reprendre cette dénomination qu’elle affectionne. Elle vit à la française et aussi à l’arabe et cela lui convient. Au collège Sévigné, Hadjira se lie avec Fadila qui possède elle aussi la double culture. Fadila connaît la vie et la guerre. Son père, instituteur, est mort de maladie alors qu’elle était enfant. Pour fuir la violence militaire, la mère et ses quatre filles ont été obligées de quitter la maison familiale. Elle se sont installées d’abord au village arabe de Constantine, puis, fuyant encore, en périphérie du quartier Saint-Jean. Politisée, elle est membre d’une association de jeunesse nationaliste et informe Hadjira à propos des événements qui se déroulent dans la région.
En 1955, les aléas de la vie et de la guerre atteignent et bouleversent à son tour la famille de Hadjira. Le père décède brutalement, ses deux frères aînés s’exilent en Allemagne afin d’échapper à la répression et au service militaire français. Hadjira se retrouve seule avec sa mère, indépendantes de toute autorité masculine, comme Fadila, comme Doukha et bien d’autres.
Contrairement à Doukha qui, soumise à un séisme barbare, bascule sans transition d’une dépendance entière vis-à-vis des hommes à la direction de sa famille puis très rapidement à celle du regroupement, le cheminement de Hadjira est plus progressif. Vivant dans un milieu ouvert, favorable à l’idéal nationaliste, amie de Fadila, elle se rapproche naturellement du FLN.
Comme pour d’autres militantes, le récit de vie permet à Hadjira de reconstruire son itinéraire à partir d’événements choisis. Ils apportent certes leurs lumières mais est-ce suffisant ? Tout deviendrait logique, téléologique ? Pourtant d’autres jeunes femmes se sont trouvées dans des situations similaires à celles de Hadjira ou de Doukha, elles ont vécu les mêmes événements, mais sans s’engager aux côtés du FLN.
Hadjira accorde une grande importance aux événements qu’elle a vécus personnellement. Ils jalonnent son itinéraire et donnent aujourd’hui un sens à son récit, à sa vie.
L’un d’eux introduit notre premier entretien. Réduit à une date, il renvoie à la terrible et longue répression qui s’est abattue sur le Constantinois, après les manifestations de mai 1945 à Sétif et à Guelma [14] : « 1945, 1945, 1945 m’a fait basculer, maman en parlait tout le temps. Je suis née à Guelma. Mon père avait été interprète au tribunal de Guelma avant d’être nommé à Constantine ».
La répétition de la date, 1945, souligne l’importance de l’événement. Quand on connaît son souci de s’en tenir aux faits dont elle a été témoin, son entrée en matière surprend. Le raccourci qu’elle établi entre 1945 et son engagement aux côtés du FLN, est étrange lui aussi. Est-il possible de basculer à l’âge de 8 ans ? Comment comprendre ce qu’elle affirme ?
Hadjira a vécu l’événement à travers le chagrin de ses parents qui y avaient perdu des parents et des amis. Pour la petite fille qu’elle était alors, le monde a vacillé. L’incertitude où elle se trouvait précipitée, comme ensuite le balancement où l’a installée sa double culture « ennemie », l’ont menée vers la recherche d’une ouverture, d’une soif d’autre chose. Cette ouverture a joué un rôle dans son engagement.
Les faits du quotidien lui ont permis de construire son identité, une identité complexe. Deux événements, d’importance nationale et même internationale, vont lui donner la possibilité d’être actrice dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. En 1956, elle participe à la grève des étudiants, en 1957 à celle des « huit jours ».
La grève des lycéens a bouleversé la vie de Hadjira. Le vieux monde s’écroulait, des étudiants d’Alger, des lycéens de Constantine sont partis à la rencontre des jeunes filles.
Elles sortent de leurs collèges, de leurs lycées. Joie de manifester ensemble, d’être enfin actrice de l’Histoire. Joie pour elles de rencontrer naturellement d’autres jeunes, des filles et surtout des garçons. Des garçons qui ne sont ni des frères, ni des cousins, avec lesquels la discussion s’établit sur un pied d’égalité. Joie de contribuer à un bouleversement d’une grande ampleur : l’engagement de la jeunesse éduquée aux côtés du FLN. Alors qu’elle se trouvait dans la proximité intellectuelle de la jeunesse coloniale et bénéficiait de ses privilèges, Hadjira choisit son camp. Elle qui rêvait d’avoir son bac abandonne ses études.
Elle décide de travailler. Embauchée au central téléphonique de la ville, alors qu’elle n’a que six mois d’ancienneté, elle prend part en 1957 à la grève générale des « huit jours ».
Sanctionnée par son administration, elle est exilée à Bejaïa. Tout aurait pu alors rentrer dans l’ordre. Mais Hadjira est une insoumise. Au bout d’un an, elle obtient de retrouver son travail à Constantine et rejoint son amie de collège Fadila Saadane, membre de l’organisation politico-administrative (OPA) du FLN. Fadila et Hadjira décident de travailler en ville. Pas question, disent-elles, de « monter au maquis pour faire la cuisine des moudjahidin ou laver leur linge ».
Hadjira et sa mère hébergent tout d’abord des militants. L’accueil des clandestins bouscule parfois les principes de la société musulmane. Dans ses récits, de petites scènes pleines d’humour en font état.
Les moments de discussion avec les fidayin sont très importants. Aucun angélisme, Hadjira n’hésite pas à signaler ses désaccords. Peu à peu, elle décide de s’investir davantage. Tout en continuant de travailler au central téléphonique, elle effectue les différentes missions que ses responsables lui confient. Devenue agent de liaison, elle dépose des tracts, distribue le courrier, transporte de l’argent et exceptionnellement des armes. Elle connaît les risques. D’ailleurs, ses responsables l’ont avertie. En cas d’arrestation, il lui faudra tenir, si possible deux ou trois jours, le temps que les autres militants puissent assurer leur sécurité.
Au bout de quelques mois d’actions, au printemps de l’année 1959, Hadjira est arrêtée par les parachutistes et détenue à la ferme Ameziane. Les Constantinois la nommaient et la nomment toujours : « Le centre de torture ». C’est le début d’une expérience terrible, d’un combat qui la mène aux portes de la mort.
Doukha et Hadjira, toutes ces femmes aussi, vouées à leurs foyers…
Avec ou sans les hommes de leur famille, elles ont choisi. Le choix était simple : subir l’oppression coloniale et se soumettre profil bas, ou subir l’oppression coloniale et suivre le FLN pour l’aider dans son combat. Elles ont été des « petites mains », volontaires pour réaliser des actions décidées par les hommes. Le plus souvent, elles n’avaient pas d’arme.
Mais elles ont combattu, elles ont donné la preuve de leur détermination et de leur courage, pour la liberté, pour leur liberté de femme.
Qui se souvient de celles qui ont disparu, à l’époque des faits, écrasées par la répression ? Qui se souvient de celles qui ont été ensuite dévorées par leurs familles et le machisme de plus en plus violent des hommes ? Effacées de l’histoire. Que reste-t-il aux quelques survivantes ? L’expérience de la liberté dont elles ont disposé au cours de l’action. C’est peu, mais c’est beaucoup [15].
Ce texte a été mis en ligne sur Academia.edu. Voir aussi : Hadjira, la ferme Ameziane et au-delà. Essai de micro-histoire empathique
[1] Ali Kafi, Du militant politique au dirigeant militaire, 1946-1962, Casbah éditions, Alger, 2002 p. 68.
[2] Danièle-Djamila Amrane-Minne, « Les femmes face à la violence dans la guerre de libération », Confluences méditerranéennes, printemps 1996, p. 94.
[3] Claire Mauss-Copeaux, Algérie 20 août 1955, insurrection, répression, massacres, Payot, 2010 pp. 107 et 108.
[4] Claire Mauss-Copeaux, « Images et mémoires d’appelés de la guerre d’Algérie, 1955-1994 », Université de Reims, 1995. Publiée sous le titre Appelés en Algérie. La parole confisquée, Paris, Hachette-Littératures, 1999, 332 p., rééditée en collection Pluriel, 2002.
[5] Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie, op. cit., 2002, p. 142.
[6] Voir le rapport de M’Hamed Yazid, représentant du FLN à New-York, in Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution Algérienne, Jeune Afrique, p.173.
[7] Témoignages recueillis par Danièle-Djamila Amrane-Minne, Les femmes algériennes dans la guerre, Plon, 1991.
[8] Comme Amédée Froger, président de l’Association des maires de l’Algérois, assassiné le 24 décembre 1956 par Yacef Saâdi.
[9] Les derniers attentats meurtriers à Alger, réalisés par des hommes, les 3 et 9 juin 1957, ont causé la mort de 16 personnes, « européennes » mais aussi « arabes ».
[10] Directive datée du 3 novembre 1959, signée par le général Challe, SHAT, 1H.
[11] Danièle-Djamila Amrane-Minne, op. cit., p. 95.
[12] L’itinéraire de Doukha est évoqué plus longuement dans mon livre La Source, Mémoires d’un massacre, Oudjehane, 11 mai 1956, Paris, Payot, 2014.
[13] Claire Mauss-Copeaux, Hadjira, la Ferme Ameziane et au-delà, Nyons, Les Chemins du présent, 2017, p. 58.
[14] Voir Jean-Pierre Peyroulou et Marc-Olivier Baruch, Guelma, 1945, Une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 2009.
[15] Voir le travail photographique accompli par Nadja Makhlouf, exposé en 2014.
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