Plus d’un demi-siècle après l’indépendance de l’Algérie, est-il possible de raconter sans manichéisme et sans œillères la guerre au terme de laquelle un territoire ayant vécu cent trente ans sous le drapeau français est devenu un État souverain ? La conquête et la colonisation au xixe siècle, le statut des différentes communautés au xxe siècle, le terrible conflit qui ensanglanta l’Algérie et parfois la métropole de 1954 à 1962, tout est matière, aujourd’hui, aux idées toutes faites et aux jugements réducteurs.
Avec ce livre, Jean Sévillia affronte cette histoire telle qu’elle fut : celle d’une déchirure dramatique où aucun camp n’a eu le monopole de l’innocence ou de la culpabilité, et où Français et Algériens ont tous perdu quelque chose, même s’ils l’ignorent ou le nient.
Journaliste, essayiste et historien, auteur de nombreux ouvrages qui ont été des succès de librairie (Zita impératrice courage, Le Terrorisme intellectuel, Historiquement correct, Historiquement incorrect, Histoire passionnée de la France), Jean Sévillia est chroniqueur au Figaro Magazine et membre du conseil scientifique du Figaro Histoire.
Les verités cachées de la guerre d’Algérie
Plus d’un demi-siècle après l’indépendance de l’Algérie, est-il possible de raconter sans manichéisme et sans œillères la guerre au terme de laquelle un territoire ayant vécu cent trente ans sous le drapeau français est devenu un État souverain ? La conquête et la colonisation au xixe siècle, le statut des différentes communautés au xxe siècle, le terrible conflit qui ensanglanta l’Algérie et parfois la métropole de 1954 à 1962, tout est matière, aujourd’hui, aux idées toutes faites et aux jugements réducteurs.
Avec ce livre, Jean Sévillia affronte cette histoire telle qu’elle fut : celle d’une déchirure dramatique où aucun camp n’a eu le monopole de l’innocence ou de la culpabilité, et où Français et Algériens ont tous perdu quelque chose, même s’ils l’ignorent ou le nient.
Journaliste, essayiste et historien, auteur de nombreux ouvrages qui ont été des succès de librairie (Zita impératrice courage, Le Terrorisme intellectuel, Historiquement correct, Historiquement incorrect, Histoire passionnée de la France), Jean Sévillia est chroniqueur au Figaro Magazine et membre du conseil scientifique du Figaro Histoire
Les vérités cachées de la guerre d’Algérie
Par Jean Sévillia
Le 18 mars 1962, la signature des accords d’Evian allait mettre fin à 130 ans de souveraineté française en Afrique du Nord. Un demi-siècle plus tard, il est temps de raconter le conflit qui a conduit à l’indépendance de l’Algérie sans occulter une part de la réalité.
1 L’Algérie, une création française
L‘Algérie heureuse » : dans la mémoire des Français nés « là-bas », l’expression évoque un art de vivre, des couleurs, des odeurs et des saveurs dont le souvenir, un demi-siècle après, les hante encore. Mais de quand dater cette Algérie heureuse ? D’avant 1954, année de l’insurrection déclenchée par le FLN ? D’avant la Seconde Guerre mondiale quand, dans la foulée du centenaire du débarquement français en Algérie (1930) et de l’Exposition coloniale (1931), l’idée d’« Empire » faisait rêver les Français ? Historiquement, l’Algérie est une création de la France. Au début du XIXe siècle, le pays n’est qu’une juxtaposition de territoires peuplés de tribus hétérogènes (Arabes, Kabyles, Chaouias, Touareg…) et de contrées inhabitées. Ce sont les colonisateurs qui, après les dures guerres de conquête menées jusqu’en 1870, dessinent des frontières, tracent des routes, bâtissent des villes et créent des institutions, conférant une unité à un espace organisé en trois départements français.
A côté des « indigènes » (mot d’époque), l’Algérie devient une colonie de peuplement. Aux habitants venus de métropole s’ajoutent des Espagnols, des Italiens ou des Maltais qui, au fil du temps, acquièrent la nationalité française. Français, les Juifs d’Algérie, eux, le sont depuis 1870. Tous ceux-là, qu’on appelle les Européens, constituent une communauté originale, nourrie par les idéaux de la IIIe République : patriotisme, instruction publique, morale civique, promotion sociale. Les colons proprement dits, parmi eux, ne sont qu’une poignée : moins de 20 000 vers 1950. La plupart sont des citadins dont beaucoup exercent de petits métiers : songeons à l’enfance pauvre d’Albert Camus.
Cette société est mêlée. Européens et musulmans vivent côte à côte, fréquentant les mêmes bancs d’école. Cependant, alors que les élites indigènes aspirent à l’intégration (voir le parcours de Ferhat Abbas), les milieux dirigeants coloniaux sont hostiles à toute réforme politique. Aussi apparaît-il, à côté d’un authentique loyalisme indigène nourri par la fraternité des batailles de 1914-1918 et de 1943-1945, un courant autonomiste qui se transforme bientôt en courant indépendantiste. Le 8 mai 1945, à Sétif, une émeute aboutit à l’assassinat d’une vingtaine d’Européens, drame qui provoque une impitoyable répression. Vers 1950, deux populations coexistent en Algérie. D’un côté 900 000 Européens, citadins en majorité, jouissant de tous les droits de la nationalité et de la citoyenneté. De l’autre 8 millions de musulmans, majoritairement ruraux, et souffrant du sous-équipement hors des trois grandes villes, Alger, Oran et Constantine.
« L’assimilation de l’Algérie à la France avait déjà échoué en 1954, avant même le déclenchement de l’insurrection », estime Guy Pervillé, un spécialiste de l’Algérie coloniale (1). L’Algérie heureuse ? La formule est donc vraie, mais ne traduit pas la fragilité de la situation.
2 Une violence extrême dans les deux camps
L’insurrection éclate à la Toussaint 1954. Le 31 octobre, le FLN a annoncé son intention de parvenir à l’indépendance « par tous les moyens ». Les attentats s’enchaînent alors. Le 20 août 1955, à El-Halia, dans le Constantinois, 71 civils européens sont massacrés. De 1955 à 1957, on passe de 5 Européens tués à 50 par mois. De la part des indépendantistes, cette stratégie vise à creuser le fossé entre les communautés. Mais les rebelles exercent également la terreur sur leurs frères musulmans : notables, caïds, anciens combattants ou gardes champêtres sont les premières cibles, victimes d’abominables sévices (mutilations faciales, émasculations, égorgements, éviscérations). En 1956, une moyenne de 16 musulmans pro-français sont assassinés chaque jour. En ville, le FLN pratique le terrorisme aveugle, posant des bombes dans les cafés, les stades, les autobus ou les cinémas. Le 30 septembre 1956, à Alger, on relève 60 blessés ; le 10 février 1957, 9 morts et 45 blessés ; le 3 juin 1957, 8 morts et 90 blessés…
Le FLN se présente par ailleurs comme un parti révolutionnaire qui a pour vocation, ses buts atteints, d’exercer seul le pouvoir. Dès lors que le Mouvement national algérien de Messali Hadj refuse cette logique, le FLN mène contre lui une lutte féroce, appliquant à ses concurrents les mêmes méthodes que celles utilisées contre les Européens ou les indigènes loyalistes. En 1957, 315 musulmans du village de Melouza, réputé fidèle à Messali Hadj, sont liquidés par le FLN. La violence de ce dernier s’exerce aussi en métropole, tant contre les forces de l’ordre que contre les travailleurs algériens rétifs à ses mots d’ordre.
Le 3 avril 1955, l’état d’urgence est proclamé en Algérie. Le 12 mars 1956, à Paris, l’Assemblée approuve l’attribution des pouvoirs spéciaux à l’armée, mesure demandée par le chef du gouvernement, le socialiste Guy Mollet, et obtenue grâce au soutien des députés communistes. A Alger, en janvier 1957, les « pleins pouvoirs civils et militaires » sont encore confiés par Guy Mollet au général Massu, commandant de la 10e division parachutiste. Afin de mettre les poseurs de bombes hors d’état de nuire, les soldats remontent les filières, arrêtent les coupables et leurs soutiens musulmans ou européens. Les uns après les autres, les chefs sont capturés : 122 attentats ont été commis à Alger en décembre 1956, 6 en août 1957, aucun en novembre 1957.
Pour parvenir à ce résultat, quelles méthodes ont été utilisées ? Hélie de Saint Marc, dans ses Mémoires, évoque la bataille d’Alger qui, « dans la suite d’épreuves que ma génération de soldats a eue à affronter, reste sûrement la plus amère : au paroxysme du terrorisme, la France a répondu par le paroxysme de la répression ». Il est aujourd’hui établi que, dans la traque aux terroristes, des interrogatoires violents ont été pratiqués, sans qu’on puisse incriminer globalement toute l’armée française d’avoir utilisé la torture.
A la guerre, la fin justifie-t-elle les moyens ? Non, répondent la morale et l’honneur. Mais la guerre révolutionnaire bouscule les codes habituels, puisque le terrorisme ignore lui-même la morale et l’honneur. C’est le FLN qui a revendiqué, en 1954, le droit d’employer « tous les moyens ». Chronologiquement, c’est lui qui porte la première responsabilité dans la montée aux extrêmes qui a caractérisé la guerre d’Algérie.
3 Une guerre gagnée par l’armée française
C’est seulement le 5 octobre 1999 que le Parlement français a rétroactivement reconnu l’existence d’un « état de guerre » en Algérie de 1954 à 1962. Une mesure qui a pris en compte la réalité : ce conflit, tous bords confondus, a provoqué environ 300 000 victimes militaires ou civiles. A leurs débuts, le FLN et sa branche militaire, l’Armée de libération nationale (ALN), représentent quelques centaines d’hommes, sans prise sur la population. En 1956, l’extension de la rébellion conduit Guy Mollet à faire appel au contingent. Afin de répondre à la stratégie indépendantiste visant à séparer les communautés, la doctrine politique et militaire de la IVe République, a contrario, obéit à deux principes : intégration et pacification. La dimension civile et la dimension militaire de ces deux objectifs étant intimement liées, l’armée se trouve chargée par le gouvernement de la République de missions qui, en métropole, relèvent de l’autorité civile.
Pour les militaires, les opérations dans les départements algériens font suite à la guerre d’Indochine. Elément capital. D’une part, parce que les officiers ne veulent pas subir une nouvelle défaite. D’autre part, parce qu’ils vont appliquer en Afrique du Nord des recettes expérimentées au Tonkin ou en Annam, en tentant de mettre les autochtones de leur côté. Dans le djebel, pendant que les unités d’élite, légionnaires et parachutistes, traquent les maquisards, la troupe quadrille le pays. De leur côté, les Sections administratives spéciales (SAS) organisent l’autodéfense des musulmans contre les terroristes, et édifient des écoles et des dispensaires là où l’incurie administrative avait délaissé la population rurale indigène.
En octobre 1956, un détournement d’avion couvert par le gouvernement permet l’arrestation des chefs extérieurs du FLN. L’organisation terroriste urbaine des indépendantistes est anéantie, en 1957, lors de la bataille d’Alger. A partir de 1957, la construction d’une ligne fortifiée le long de la frontière entre l’Algérie et la Tunisie isole de leurs bases les bandes de l’ALN. Privées d’armes et de renforts, celles-ci sont progressivement mises hors de combat. En 1959, de Gaulle étant président de la République, un nouveau dispositif militaire, le plan Challe, s’emploie à pacifier définitivement le territoire ; 400 000 hommes, contingent compris, et 210 000 supplétifs musulmans servent sous le drapeau français. Au printemps 1960, l’armée a gagné : sur 46 000 fellaghas, l’ALN a perdu 26 000 tués et 10 000 prisonniers.
Cette indéniable réussite est aujourd’hui occultée. Christophe Dutrône, un historien qui vient de lui consacrer un livre, observe néanmoins que « la victoire militaire acquise sur le terrain n’aurait pu être pérennisée qu’en allant jusqu’au bout de la logique d’intégration amorcée en 1958 (2) » . Le vrai tournant de la guerre d’Algérie sera donc politique.
4 L’indépendance : un choix politique de De Gaulle
Georgette Elgey, auteur d’une Histoire de la IVe République, déplore de voir certains jeunes chercheurs se demander pourquoi, après la « Toussaint rouge », Pierre Mendès France, le président du Conseil, n’avait pas parlé de « guerre d’Algérie ». L’historienne dénonce cet anachronisme : en 1954, personne, en France, n’avait idée qu’une guerre commençait sur le territoire national. Car pour tous, de la gauche à la droite, l’appartenance de l’Algérie à la France relevait de l’évidence.
Après le déclenchement de l’insurrection, le radical Pierre Mendès France tient en effet un discours très ferme : « On ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix intérieure de la nation, l’unité, l’intégrité de la République : les départements d’Algérie constituent une partie de la République française. » Un point de vue corroboré par le ministre de l’Intérieur, un certain François Mitterrand, qui rappelle que « l’Algérie, c’est la France ».
Jusqu’en 1958, même à gauche, ceux qui songent à l’indépendance sont très minoritaires. Comment en serait-il autrement, dès lors que la IVe République engage des moyens militaires et financiers considérables en Algérie ?
En vue de ramener le général de Gaulle au pouvoir, ses partisans exploitent le sentiment Algérie française. Le 13 mai 1958, dans une étonnante ambiance de fraternité franco-musulmane, un comité de salut public constitué à Alger engage un bras de fer avec Paris, appelant de Gaulle au gouvernement. Le 29 mai, le président de la République, René Coty, nomme le Général à la présidence du Conseil.
Le 4 juin 1958, à Alger, devant une foule enthousiaste, le Général lâche sa célèbre phrase : « Je vous ai compris. » En apparence, tout donne à penser qu’il poursuivra la politique algérienne de ses prédécesseurs. En octobre 1958, le plan de Constantine prévoit un programme d’investissements économiques sur cinq ans. Et le Général soutient l’armée dans sa lutte contre la rébellion : « Moi vivant, jamais le drapeau FLN ne flottera sur l’Algérie », affirme-t-il encore en août 1959.
La population européenne, les militaires et les musulmans loyalistes sont dès lors convaincus que la France restera en Algérie. Cruel malentendu. Car le 16 septembre 1959, de Gaulle proclame le droit des Algériens à l’autodétermination.
A quel moment s’y est-il résolu ? Ce débat divise les historiens. La plupart, aujourd’hui, estiment que le Général est arrivé au pouvoir en sachant qu’il allait donner l’indépendance à l’Algérie. De Gaulle – il le dira à Alain Peyrefitte – ne croit pas à l’intégration des musulmans et il nourrit de grands projets qui, à ses yeux, supposent de tourner la page coloniale de l’histoire de France. Le chef de l’Etat sait de plus que l’opinion métropolitaine le suivra, comme le prouvera le référendum de janvier 1961 (79 % de voix pour l’autodétermination). L’Algérie française est condamnée.
5 Pieds-noirs et harkis : les drames de l’après-19 mars
Ni l’insurrection des pieds-noirs algérois lors de la semaine des barricades (janvier 1960), ni le putsch des généraux (avril 1961), ni l’irruption brutale de l’OAS dans un jeu désespéré ne feront obstacle au processus enclenché par les discussions ouvertes entre le gouvernement français et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA). Au terme de multiples péripéties, ces négociations conduisent à la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962, et au cessez-le-feu proclamé le lendemain, acte ratifié par référendum, en France métropolitaine, par 90 % des suffrages, le 8 avril suivant.
Cependant ni Ahmed Ben Bella, prisonnier en métropole depuis 1956, ni le colonel Houari Boumediene, chef de l’ALN basée en Tunisie et au Maroc, n’ont été associés aux pourparlers d’Evian. Ces deux pionniers de l’indépendance, récusant le GPRA, videront de leur contenu les rares clauses de sauvegarde prévues par les négociateurs français à propos des Européens d’Algérie.
Le 26 mars 1962, une manifestation de pieds-noirs, interdite mais pacifique, est mitraillée par la troupe française, rue d’Isly, à Alger, dans des circonstances controversées : le bilan est de 49 morts et de près de 200 blessés. Dans les villes ou dans le bled, à cette époque, les rapts d’Européens se multiplient. L’historien Jean-Jacques Jordi, qui vient d’étudier ce drame occulté, recense 1 630 personnes enlevées qui n’ont jamais été retrouvées, dont 1 300 entre le 19 mars et la fin de l’année 1962 (3). Selon la formule célèbre, les Français d’Algérie ont le choix entre la valise et le cercueil. Pendant qu’une bataille sans issue entre l’OAS et le FLN embrase les villes d’Algérie, 700 000 pieds-noirs, en quatre mois, franchissent la Méditerranée afin de gagner un pays qu’ils ne connaissent pas et qui ne les attend pas, laissant derrière eux leur véritable patrie, leurs tombes et leurs biens. Le 5 juillet, premier jour de l’indépendance algérienne, 700 Européens sont tués à Oran, sans que l’armée française intervienne (4).
Parallèlement, une autre tragédie se déroule. A partir du 19 mars, les 150 000 supplétifs musulmans de l’armée française sont désarmés. Pour le FLN, les harkis sont des traîtres. Afin de protéger leurs hommes, certains officiers français les font passer en métropole avec leurs familles. Le 12 mai, Louis Joxe, ministre des Affaires algériennes et négociateur d’Evian, ordonne de les renvoyer en Algérie. A partir de juillet 1962, les anciens harkis, abandonnés par la France, sont systématiquement assassinés par les vainqueurs, dans des conditions d’une horreur inimaginable. L’historien Maurice Faivre évalue le nombre de victimes de ce massacre entre 60 000 et 80 000 hommes, femmes et enfants (5).
Cent trente ans de souveraineté française sur l’Algérie ont pris fin dans les larmes et le sang. Ce désastre pouvait-il être évité ? En retracer les tenants et aboutissants, en tout cas, nécessite de dire toute la vérité : dans l’histoire des peuples, le bien ou le mal sont rarement d’un seul côté.
Jean Sévillia
(1) La France en Algérie, 1830-1954, de Guy Pervillé, Vendémiaire.
(2) La Victoire taboue. Algérie, la réussite tactique de l’armée française, de Christophe Dutrône, Editions du Toucan.
(3) Un silence d’Etat. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, de Jean-Jacques Jordi, Editions Soteca.
(4) Oran, 5 juillet 1962. Un massacre oublié, de Guillaume Zeller, Tallandier.
(5) Harkis, soldats abandonnés, témoignages, préface de Pierre Schoendoerffer et introduction du général Maurice Faivre, XO Editions.
https://www.moroccomail.fr/2018/12/14/les-verites-cachees-de-la-guerre-dalgerie/
par Emmanuel Alcaraz *
Sur le plan de la méthode, le livre de Jean Sévillia ne fait référence à aucune archive et à très peu d'entretiens. Les nombreux témoignages algériens, pourtant publiés en Algérie chez Casbah Editions, Barzakh, Chihab, sont totalement absents du livre. Il se fonde essentiellement sur des sources secondaires en mettant en avant les travaux d'essayistes et de journalistes partageant ses orientations : Guillaume Zeller, petit-fils du général putschiste André Zeller, Jean Monneret, Pierre Montagnon, Roger Vétillard ou en sélectionnant dans les travaux d'historiens plus académiques d'orientation différente les analyses corroborant ses thèses (Charles-Robert Ageron, Guy Pervillé, Daniel Lefeuvre, Jean-Jacques Jordi, Maurice Vaïsse, Olivier Dard, Jacques Frémeaux, Raphaëlle Branche et Benjamin Stora). Très peu d'historiens algériens sont mentionnés à part une ou deux références à Mohammed Harbi. C'est bien une histoire franco-française du conflit qui est écrite par Sévillia. Il oublie qu'une guerre, cela se fait à deux, et qu'il faut prendre en compte le point de vue de tous les belligérants.
Sur le fond, Sévillia réactualise les thèses des défenseurs de l'Algérie française, plus à la manière d'un Pierre Boutang que de l'historien Raoul Girardet qui avait adhéré à l'OAS métropole. Pour l'essayiste, l'Algérie avant 1830 n'existe pas. Elle est une création coloniale. Notons au passage qu'il y a fort peu de constructions nationales abouties sur le continent européen en 1830. La thèse de Sévillia est contestable. La Régence d'Alger, qualifiée avec mépris par l'auteur d'«Etat corsaire», était un pouvoir politique autonome au sein de l'Empire ottoman dès le XVIIIe siècle avec la dynastie husseinite. Le sentiment national algérien en lien avec l'islam et la conscience territoriale sont en gestation dès le XVIIe siècle. A l'époque ottomane, les sources se réfèrent au watan al-jazâ'ir, «le pays des îles», comme le mentionne l'historien algérien Lemnouar Merouche (Recherches sur l'Algérie ottomane, 2 tomes, Bouchene, 2007).
La Régence d'Alger a participé à la construction d'une entité politique algérienne clairement distincte à l'est de la Régence de Tunis et à l'ouest de l'Empire chérifien alaouite, même s'il n'y avait pas des frontières linéaires, mais des zones d'influence mobilisées pour la collecte de l'impôt. Née de la résistance à l'expansion espagnole, s'appuyant sur les raïs et les janissaires, une caste militaire ayant longtemps inclut des Européens convertis à l'islam, la Régence d'Alger était un pouvoir politique ottoman auquel étaient associées les grandes familles algériennes, pour le contrôle des régions intérieures, notamment par le biais des kulughlî issus d'un métissage entre les Algériens et les Turcs. Sévillia ne parle pas de Hadj Ahmed Bey à la tête du beylik de Constantine. Il était justement l'un d'eux et l'un des plus importants dignitaires de la Régence d'Alger. Il a défendu Constantine jusqu'en 1837 et a résisté aux Français jusqu'en 1848, tout en demeurant fidèle à l'Empire ottoman. Sevillia aurait gagné à se référer à sa biographie écrite par l'historien tunisien Abdeljelil Temimi.
Si l'essayiste reconnait que la conquête a été cruelle tout en faisant référence à la violence des résistances algériennes au XIXe siècle fondées selon l'auteur sur le fanatisme religieux, ce qui témoigne d'une adhésion aux idées traditionalistes catholiques, il refuse de la condamner en disant qu'elle a été une «destruction créatrice». Pour Sévillia, la conquête arabe a été aussi violente sans susciter de telles condamnations. Toutefois, cette dernière a donné lieu à des métissages aussi bien culturels que par le sang, conférant au peuple algérien son caractère arabo-berbère. Les Berbères se sont convertis à l'islam. Mais, les Algériens après la conquête française ne se sont pas convertis au christianisme à de rares exceptions près comme le montre Oissila Saaidia dans son ouvrage l'Algérie catholique XIXe-XXe siècles (Editions du CNRS, 2018). La séparation entre colons et colonisés a été la règle juridique dans la société coloniale même si dans certaines sphères sociales, des espaces de contact ont pu exister faites de relations amicales, voire fraternelles, dans certains milieux, à l'instar des syndicats ou des organisations sportives ou à l'occasion de fêtes. Comme pour toute colonisation, un métissage culturel a pu se produire très variable selon les espaces et les sphères sociales.
Peut-on aller jusqu'à parler de créolisation de la société coloniale algérienne, notion forgée par l'historien jamaïcain E. K. Brathwaite, popularisée par Edouard Glissant et Robert A. Hall et employée en France par des historiens comme Pierre Singaravélou ? Sans trancher dans cet article, la question aurait mérité d'être posée. Elle ne taraude pas Jean Sévillia qui se contente d'écrire que l'apartheid n'existait pas dans l'Algérie coloniale. Toutefois, la séparation était bien intériorisée dans les esprits et n'avait pas besoin de pancartes pour préciser la place de chacun et la limite à ne pas franchir.
Comme l'a mentionné Jacques Frémeaux, reprenant une analyse de John S. Furnivall pour les sociétés impériales, la société coloniale algérienne a été une société plurale dans laquelle coexistaient des groupes obéissant à une même autorité, mais qui ne se mélangeaient pas, chacun gardant ses traditions, ses mœurs et sa religion. Il existait une frontière juridique comme l'a montré René Gallissot, historien majeur non cité par le journaliste, entre Européens jouissant de la plénitude des droits, et autochtones victimes de la spoliation foncière et devenus des sujets dans leur propre pays. Les inégalités juridiques, Sévillia ne les nie pas. Mais, il cherche à les nuancer en relatant les réalisations de la France coloniale en Algérie. Il oublie de mentionner que les constructions de routes, d'écoles et d'hôpitaux l'ont été essentiellement pour la minorité européenne privilégiée et pour l'exploitation du pays. En pratique, le but de la colonisation n'a jamais été d'améliorer les conditions de vie des autochtones algériens clochardisés.
S'il ne nie pas cet appauvrissement, reprenant les arguments de l'historien Daniel Lefeuvre, il l'impute surtout à l'explosion démographique faisant suite à la saignée de la conquête, sans pointer suffisamment les effets déstabilisateurs de la colonisation officielle et privée sur une société traditionnelle avec notamment les législations foncières d'exception à but punitif, spéculatif et confiscatoire au XIXe siècle qui sapent les mécanismes collectifs et traditionnels de la propriété algérienne, ce qui se traduit par de graves crises comme la famine de 1866-1868. Les historiens André Nouschi, Djilali Sari et plus récemment Didier Guignard l'ont très bien montré dans leurs travaux, y compris à l'époque du Second Empire avec le sénatus-consulte de 1863, le rêve du royaume arabe de Napoléon III et d'Ismayl Urbain étant resté une chimère.
Si les enfants algériens n'étaient pas scolarisés dans l'Algérie coloniale, Sévillia l'impute à la «barbarie religieuse» des Algériens. Aïssa Kadri non cité par Sévillia a bien mis en évidence les oppositions de tous bords à la scolarisation des Algériens et qu'une discrimination scolaire entre Européens et Algériens se pratiquait couramment dans l'Algérie coloniale. L'enseignement spécial pour les Algériens organisé à partir de 1883 dispensé dans les écoles auxiliaires, «écoles gourbis» au surnom évocateur avec ses diplômes et ses programmes spéciaux, la fusion avec l'enseignement européen n'étant intervenue véritablement qu'après la Seconde Guerre mondiale. L'argument de Sévillia est choquant, idéologique et atteste d'une méconnaissance profonde du fonctionnement de la société coloniale. Pour l'essayiste, les Européens faisaient davantage preuve de paternalisme que de racisme à l'égard des Algériens, ce qui est une falsification de l'histoire. Il refuse de les qualifier de colons, préférant réserver ce terme à la minorité de grands propriétaires terriens, ce qui est très contestable, les colons étant par définition les habitants européens d'une colonie et donc des étrangers pour les Algériens, lois de naturalisation ou pas adoptées par la France coloniale.
Sévillia cherche, à chaque fois, à nuancer la sur-répression menée par la France coloniale contre le mouvement nationaliste algérien. Il le fait de manière habile. Il ne nie pas la sur-répression du 8 mai 1945. Il en impute la responsabilité aux Algériens qui ont massacré une centaine d'Européens suite aux manifestations du 1er mai à Alger et à Oran, du 8 mai à Sétif-Kherrata, à Guelma, à Blida et à Bône (actuel Annaba) ayant fait dans leur première phase des victimes chez les Européens et chez les Algériens. Il oublie de préciser que ces troubles sont causées par le refus du colonisateur d'autoriser les Algériens à manifester alors qu'environ 130.000 d'entre eux ont participé aux campagnes de Tunisie, d'Italie, à la libération du territoire français, et à la campagne Rhin et Danube aux côtés d'ailleurs des Européens d'Algérie comme le montre le livre de Chantal Metzger, le Maghreb dans la guerre, 1939-1945 (Armand Collin, 2018). Le premier président algérien Ahmed Ben Bella a été décoré de la médaille militaire pour sa participation à la bataille de Monte Cassino. En guise de remerciement, les autorités françaises n'ont pas autorisé que les Algériens, à l'instigation des militants du PPA (Parti du peuple algérien), manifestent comme une entité séparée pour réclamer leurs justes droits en brandissant leurs symboles nationaux et demander la libération de Messali Hadj qui avait refusé toute collaboration avec les Allemands. On peut se référer aux travaux d'Annie Rey-Goldzeiguer, de Jean-Pierre Peyroulou et de Jean-Louis Planche, qui demeurent une référence en la matière.
Quant au 1er novembre 1954, Sévillia impute le déclenchement de la guerre d'Algérie au FLN qualifié d'organisation terroriste alors que la responsabilité du conflit incombe aux autorités françaises ayant refusé toute réforme pour faire de l'Algérie dite française un des systèmes coloniaux de peuplement les plus fermés et répressifs du monde. La crise interne au sein du parti messaliste et la radicalisation de militants souvent membres de l'OS (Organisation spéciale) expliquent également l'insurrection. Sévillia pointe les atrocités commises des deux côtés cherchant un équilibre qui méconnait les causes fondamentales de la lutte contre les dénis de droits, la dépossession et la répression continue. Mais, à chaque fois, il cherche à mettre en avant la responsabilité du FLN et à minorer celle de la France coloniale.
L'insurrection du Nord-Constantinois du FLN encadrant la paysannerie algérienne, le 20 août 55, a certes causé les tueries d'El Alia et d'El Abid qui hantent la mémoire des nostalgiques de l'Algérie française. Mais, elle est à l'origine de la sur-répression commise conjointement par l'armée et les milices européennes contre les Algériens (12.000 morts à Skikda, chiffre minorée par Sévillia), ce qui a dressé un fossé de sang entre les communautés.
Pour la grande répression de janvier à octobre 1957, l'essayiste note que la campagne d'attentats aveugles lancée par le FLN est antérieure à l'exécution d'Ahmed Zabana et d'Abdelkader Ferradj le 19 juin 1956 et à l'attentat de la rue de Thèbes le 10 août 1956 commis par les activistes, ce qui est faux. Les attentats à la bombe ont commencé fin juin 1956 après la décision de la France coloniale d'utiliser la guillotine comme arme de guerre. Auparavant, les attentats étaient individuels conformément à une directive d'Abane Ramdane datant de février 1956.
A suivre...
*Docteur en histoire, auteur des lieux de mémoire de la guerre d'indépendance algérienne (Karthala).
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