«L'homme est une corde tendue entre la bête et le surhumain - une corde au-dessus d'un abîme.» (Friedrich Nietzsche)
Pendant l'occupation française, une journaliste suédoise interrogera un petit enfant algérien qui se trouvait dans un camp, parmi des centaines de réfugiés. Cet enfant de sept ans présentait de profondes blessures faites par un fil d'acier avec lequel il fut attaché pendant que des soldats français maltraitaient et tuaient ses parents et ses sœurs. Un lieutenant essayait de lui maintenir ses yeux ouverts, afin qu'il se souvînt de cela longtemps. Cet enfant fut porté par son grand-père pendant cinq jours et cinq nuits avant d'atteindre le camp. L'enfant dira par la suite à la journaliste qui l'interrogeait : « Je ne désire qu'une chose : pouvoir découper un soldat français en petits morceaux, tout petits morceaux.» (1) Les personnes qui étaient capables de commettre, sans le moindre état d'âme, des actes de ce genre pendant une très longue période en quoi seraient-elles si différentes de celles qui ramassaient à la pelleteuse les Juifs pour les parquer dans des lieux comme le «Vél d'Hiv» et les envoyer ensuite vers des destinations où se pratiquait à huis clos ce qu'aucun esprit humain ne peut comprendre.
En quoi les monstres français seraient-ils si différents de ces monstres allemands ? La réponse est très simple, elle saute aux yeux. La notion du « Mal» ne peut être intelligible pour un monstre ou pour un esprit convaincu de servir un idéal quasiment « métaphysique », ce qui rendrait les choses moins compliquées pour sa conscience.
On a eu d'ailleurs affaire à ce même type de monstruosités lors de la décennie noire en Algérie. Un abattoir au sens propre du terme, à ciel ouvert, où une espèce étrange d'égorgeurs utilisait de manière quasi industrielle « le fil d'acier ou le couteau ». On n'épargnera ni vieillards, ni femmes, ni enfants. Une soif de sang qui se justifiait par elle-même, à moins que le Coran utilisé par les uns et les autres soit différent, sorte de version apocryphe dont on n'aurait pas entendu parler.
Après la Seconde Guerre mondiale, les criminels nazis et ceux qui échapperont aux mains de la justice, des centaines de serviteurs zélés ou complaisants qui faisaient partie de cette machine de mort inhumaine, continueront à vivre tranquillement. Connaissant à l'esprit ce pouvoir extraordinaire de réinterpréter, justifier ou tout simplement refouler définitivement des épisodes gênants, ces nazis ordinaires couleront des jours paisibles, la majorité restait fière de leur Allemagne. L'épisode de la Shoah n'était qu'un détail (pour reprendre les propos de Jean-Marie Le Pen) de l'histoire dans une guerre qui aura fait plus de 60 millions de morts.
La France mettra en place sa période d'« épuration » pour juger cette autre France collaborationniste, une période de questionnements sur fond de vengeance et d'humiliation au cours de laquelle on passera des dizaines de femmes à la tondeuse tandis que d'autres seront carrément jugés, voire condamnés à mort, à commencer par leur héros de Verdun, vieillard grabataire, Pétain, qui y aurait eu droit n'était sa sénilité. Cette honteuse période devait leur permettre de mieux réfléchir sur ce « Mal » français, capable, comme tout autre mal, de s'adapter à toutes les situations. Le mythe du « résistencialisme » qui s'effrite avant l'heure, car l'histoire finit toujours par vous rattraper.
Ce roman national français qu'on essaye avec ferveur et assidûment de garder inaltérable sera constamment en butte à des réajustements qui font désordre. L'historien américain Robert Paxton proposera (à travers son livre La France de Vichy, paru en 1973) une relecture d'un passé français qui n'était pas aussi résistant que l'on essayait de le faire croire ou l'imposer comme unique version officielle de l'histoire, telle qu'édulcorée par l'historien Robert Aron (et son livre L'Histoire de Vichy paru en 1954), sa théorie du glaive et du bouclier tombera à l'eau. La réécriture de l'Histoire se mettra laborieusement en marche : en 1971, Le Chagrin et la Pitié, documentaire franco-suisse de Marcel Ophüls, amplifiera cette dynamique du discrédit lancé par l'historien Robert Paxton. Le film culte La bataille du rail de René Clément, sorti en 1946, véritable panégyrique sur l'héroïsme des cheminots français lors de l'occupation, perdra de sa superbe lorsque sortira, en 2009, le film Les convois de la honte de Raphaël Delpard, un scénario qui se propose de corriger, compléter une histoire parcellaire et forcément biaisée et incomplète. Le rôle abject de la SNCF lors des déportations pendant l'Occupation viendra rallonger la liste des accusations infamantes. Il y aura par la suite le film de Rose Bosch, La rafle, en 2009. Un débat passionné et polémique s'installe, urgent et indispensable pour la vérité, le doute se met en place, le club des historiens se réveille, s'insurge, se rebiffe et se désagrège à cause de cette question «mémorielle» attisée par une hystérie médiatique.
Le gouvernement français abdique. En 1995, lors de la cérémonie commémorant la rafle du Vél d'Hiv des 16 et 17 juillet 1942, le président Jacques Chirac sera amené à régurgiter enfin ce mea-culpa d'une France obstinément rétive à l'aveu, il dira : « La France, patrie des Lumières et des droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux.» En 2011, c'est au tour du président de la SNCF, Guillaume Pepy, d'exprimer les regrets de la compagnie ferroviaire pour avoir contribué à la déportation de 76 000 Juifs et 86 000 déportés politiques. C'est dire qu'une histoire n'est jamais entièrement positive, et quitte à la présenter ou à l'enseigner, autant la laisser authentique avec ses noirceurs et ses moments de gloire. « La particularité de l'histoire du temps présent est de s'intéresser, elle, à un présent qui est le sien propre, dans un contexte où le passé n'est ni achevé ni révolu, où le sujet de son récit est un encore-là''. Ce qui ne va pas sans poser quelques écueils.» (2)
En Allemagne, on aura essayé vainement de mettre cette race aryenne « amnésique » face à son passé, un passé au sujet duquel, non seulement il n'y a pas lieu d'être fier, mais, plus important, un passé qu'il faut exhumer encore et encore, réveiller les anciens démons et pourquoi pas mettre la main sur les autres lâches, ce menu fretin qui échappera aux mailles du filet. Un procureur, Fritz Bauer, se mettra en tête d'enquêter sur les crimes nazis, particulièrement ceux commis à Auschwitz, il réussira enfin en 1958 à obtenir une action collective qui débutera en 1963, suite à de longues enquêtes et à l'audition de nombreuses victimes et témoins. La résistance et le mépris auxquels il aura affaire témoignent de cette incompréhensible persistance chez certains, tout un peuple parfois, à ne jamais admettre la présence de ce « Mal » si familier qui nous habite tous et que nous essayons d'ignorer. Cet insignifiant « procès d'Auschwitz »(3), si vaillamment et passionnément porté par le procureur Fritz Bauer, aura peu d'effet sur une race toujours fière et empressée à récupérer sa place parmi les meilleurs au monde. Néanmoins, ce courageux procureur permettra l'arrestation du plus grand criminel de guerre, Adolph Eichmann. Lors des procès de Nuremberg, on s'attendait à voir des criminels effondrés sous le poids des remords, quelques explications rassurantes pour l'esprit humain. Ce ne sera, hélas, qu'une suite interminable de « qui ? quoi ? comment ? où ? ». L'humanité ne saura jamais rien sur cette paranoïa collective meurtrière.
Le procès d'Eichmann en Israël ne sera pas plus instructif dans la mesure où tout le monde, là aussi, s'attendait à voir un « Monstre », le « Mal absolu », mais en retour, le spectacle sera pathétique, on a eu affaire à un homme si ordinaire, si banal, d'une placidité étonnante, qui ne demandera jamais pardon parce qu'il n'était qu'un rouage, mais un rouage qui organisera une opération démoniaque, une « Solution finale » qui enverra à une mort affreuse des millions d'innocents.
L'esprit allemand a été, sur une période assez longue, formaté à penser en termes de « race aryenne », supérieure à toutes les autres, donc avec des droits et surtout des obligations assez singulières, l'obéissance à une voix intérieure mystérieuse qui vous donne l'impression d'être investi d'une mission un peu spéciale dont vous êtes en même temps la conscience et le bras armé. Cet « ego surdimensionné », froissé par les vicissitudes et les affronts de la Première Guerre mondiale, se déchaînera lorsque tous les ingrédients seront réunis et particulièrement la présence d'un gourou comme Hitler muni d'une extraordinaire machine de propagande qui réussira à placer en mode « stand-by ou H.S. » la conscience allemande. Quant à l'esprit français, qu'on pensait plus « vigilant », il ne manquera pas lui aussi de succomber à cet envoûtant appel des sirènes. La mission civilisatrice n'était finalement qu'un leurre, peu crédible ; même proclamé solennellement par les plus zélés. Ce credo sera constamment contredit par une forme de bassesse et de bestialité que l'on ne pouvait couvrir d'aucun voile idéologique ou philosophique.
Notre célèbre Jules Ferry, promoteur de « l'école publique laïque et obligatoire, ne s'empêchera pas de clamer haut et fort : Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures.'' »(4) En effet, comme disait Nietzche, « les convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les mensonges ». Mais précisément là où toute logique (notamment celle des maîtres de l'Europe) devient caduque et inopérante, c'est lorsqu'ils prennent, à leur corps défendant, conscience que finalement ce « Mal », cette « Banalité du Mal », fourbe et diabolique, n'a pas essentiellement besoin d'un territoire et de proies sélectionnées selon des principes immuables. Cette « Banalité du Mal » peut surgir et frapper n'importe qui et n'importe où, quitte à se retourner contre les siens. Et il apparaîtra dès lors que les mobiles de ces « races supérieures » sont truffés de paradoxes insoutenables : premièrement, la morale du philosophe Emmanuel Kant n'a plus aucun sens, cet impératif catégorique était désormais soumis à rude épreuve, il était illusoire de voir l'homme (Européen notamment) « agir de telle sorte qu'il traite l'humanité, aussi bien dans sa personne que dans la personne de tout autre, comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».(5)
La France coloniale tout juste libérée d'un bestial asservissement n'a jamais eu de scrupules à reproduire ailleurs les mêmes monstruosités. Et finalement, tout ce qui offensait son amour-propre c'était seulement de réaliser que l'histoire pouvait à tout moment intervertir les rôles. Le chasseur devenant une proie et vice-versa. « Ce que le très chrétien bourgeois du XXe siècle ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc
d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique.»(6)
A suivre
Notes :
1) Frantz Fanon, Sociologie d'une révolution, collection Maspero, 1978, p.8
2) Henry Rousso, La dernière catastrophe : L'histoire, le présent, le contemporain, éditions Gallimard, 2012, p.13.
3) Voir à ce sujet les films : Le Labyrinthe du silence-2014 , Fritz Bauer, un héros allemand - 2015.
4) Jules Ferry, 28 juillet 1885, devant la Chambre des députés, dans XIXe siècle: collection textes et contextes, paru chez Magnard, Paris, 1981, p.337, Christian Biet, Jean-Paul Brighelli, Jean-Luc Rispail.
5) Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1875).
6) Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955.
Et pour revenir à Jules Ferry et à sa doctrine foireuse, peu importe la suspicion à l'égard de cette propagande colonialiste à quatre sous qui révulsera, dès le début, une bonne partie de l'opinion publique française, il fallait uniquement faire germer dans l'esprit des gens cette «prophétie auto-réalisatrice » biscornue, et le reste se fera tout seul.
Autrement dit, tous les moyens seront « légalisés et dépénalisés» (la question du bien et du mal sera totalement évacuée du droit et de la morale), et cela perdurera d'ailleurs encore longtemps. Gloser sur la repentance, l'aveu ou le pardon seront incongrus. «Avec l'indigénat, la violence coloniale se trouvait inscrite dans le droit. Légitimée, elle était banalisée.»(7)
Un système criminel soutenu par un droit tout aussi criminel, ce que le politologue Olivier Le Cour Grandmaison appellera «Le monstre juridique».(8)
Le deuxième paradoxe consiste en cette supercherie historique monumentale : l'incroyable business maffieux qui fera désordre au sein de cette mégalomaniaque opération civilisatrice ou plus tard la «Pax Americana».
L'Allemagne nazie se chargera avec une méticulosité inouïe de dévaliser les banques de tous les pays qu'elle occupera, ce seront des tonnes d'or et de trésors en tous genres qui seront subtilisés. Parmi ces « braqueurs de haut vol », il y aura les célèbres Devissenchutzkommandos, «les commandos de protection des devises». Doté d'un pouvoir illimité, ils écumeront les caisses d'épargne, les banques privées et leurs filiales, collecteront l'or des bijoutiers, des joailliers, feront main basse sur le marché noir, saisiront des biens privés. L'indécence de ces spoliations ignominieuses ne s'arrête pas là. Dans les camps de concentration, on se chargera également de piller les victimes avant de les confier aux chambres à gaz. Tout était bon pour la cupidité allemande : dents en or arrachées, montures de lunettes en or, alliances, bracelets, chaînes de montres
Demandé par le gouvernement américain, un rapport publié à Washington en 1997 (Rapport Eizenstat) accuse la Suisse d'avoir été le banquier des Nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. La Banque nationale suisse (BNS) aurait même acheté de l'or prélevé sur les victimes de la Shoah. Telle sera le visage hideux de ce « Mal banal » ; au nom du profit, on est disposé à blanchir même l'argent du diable.
D'autres voleurs plus raffinés jetteront leur dévolu sur les œuvres d'art. En 2012, lors d'une enquête de routine, les autorités allemandes découvriront par hasard à Munich près de 1 500 tableaux d'une valeur inestimable (des tableaux d'Auguste Renoir, Henri Matisse, Pablo Picasso, Marc Chagall, Paul Klee, Oskar Kokoschka ou Max Beckmann
). Cette histoire abracadabrante n'est en fait que le prolongement d'une certaine politique d'Hitler qui voulait mettre fin à une forme d'art considérée comme décadente (L'Art dégénéré). En 1937, près de 16 000 œuvres sont pillées dans les collections d'une centaine de musées allemands, mais aussi dans des collections privées juives pour y être ensuite exposées dans des galeries d'art à l'intention de tout un peuple allemand à dessein de lui permettre de confronter les toiles de ces artistes modernes représentants de l'avant-garde et leur art considéré comme « dégénéré » à des dessins exécutés par des malades mentaux, une confrontation destinée à mettre en évidence la parenté entre les deux productions et à stigmatiser la perversité des artistes. Ces artistes, eux au moins, n'auront jamais provoqué une guerre mondiale qui fera près de 60 millions de victimes. Alors je me demande où se niche cet «esprit dégénéré», sur des toiles neutres, inanimées, où ailleurs parmi des moralisateurs capables d'exterminer l'humanité tout entière ? Si au moins cette mascarade n'était qu'un outil pédagogique pour l'idéal de cette race supérieure, hélas une bonne partie de ces œuvres censées finir au bûcher sera escamotée, certaines pièces seront confiées à des ventes aux enchères, d'autres seront récupérées par des collectionneurs ou des particuliers. Un butin de guerre qui voyagera dans l'anonymat, passant d'un propriétaire à un autre, sur fond de spéculations et d'enrichissement. Ce scandale inédit inspirera la réalisation d'un long métrage basé sur le récit de l'historien Robert Edsel (best-seller paru en France aux éditions JC Lattès.), le film Monuments Men qui sortira en salle en 2014, avec pour acteurs (Georges Clooney et Matt Damon, Cate Blanchett
).Tel sera le vrai visage de cette race supérieure, une véritable maffia qui fonctionnera au moyen du génocide et du cambriolage.
En 1830, en Algérie, les mêmes tours de passe-passe seront organisés par la France coloniale. « Un des premiers soins des vainqueurs fut de prendre possession du trésor d'Alger, constitué de stocks d'or, d'argent et de bronze, que le dey avait laissé intact dans les trois salles de La Casbah.»(9) L'affaire de ce pillage sera ébruitée partout en métropole, cela ne fera que confirmer que finalement, « ce trésor avait été la motivation centrale de la prise d'Alger, remettant ainsi en cause l'histoire communément admise sur l'origine de cette expédition, à savoir la vengeance de l'insulte à la France commise par le dey»(10). Cette opération de pillage s'étalera sur une très longue période, faite d'expropriations et de dépossessions et sous le sceau d'une «légalité» hors normes, ce que le politologue Olivier Le Cour Grandmaison qualifiera de «Monstre juridique ».
Sans le courage et cette farouche volonté de survivre du peuple algérien, cette rapine à grande échelle aura été une opération pure et simple d'extermination de tout un peuple menée par de véritables vauriens. «Tels furent les vrais parrains de cette guerre : Jacob Bacri, un ruffian de génie ; Deval , un agent provocateur proxénète ; le prince de Talleyrand ou l'Astaroth-diplomate le roi Louis Philipe (cette âme plus basse que mon parquet'', disait Charles X) ; le président Thiers, l'un des plus grands criminels de notre histoire
»(11)
Il m'arrive difficilement de voir dans cette monstruosité coloniale quelque chose qui pourrait ressembler de près ou de loin à une œuvre civilisatrice, à voir tout ce beau monde chargé de nous civiliser. « Des volontaires parisiens ramassés sur les pavés de la capitale, livrés à la crapule et à la débauche. Quant aux colons civils, ce sont des rebuts des rives de la Méditerranée.»(12) Si vous additionnez tout ce beau monde, la décence voudra que l'on s'abstienne d'évoquer un quelconque « colonialisme positif ».
«Au XIXe siècle, les grands massacreurs ont été des militaires, et ils appartenaient à l'élite sociale : Laperrine, Bugeaud, Saint-Arnaud sont issus de familles titrées, ce dernier lisait L'Imitation de Jésus-Christ pendant qu'il faisait flamber les douars.» (13) La mémoire sélective de ces races supérieures les empêche de voir que ces cambriolages ont toujours existé, ne cesseront jamais, ni ailleurs ni sur leur propre sol. En 1492, le chemin tracé par Christophe Colomb ouvrait la voie à des pilleurs assassins de la trempe d'Hernan Cortés et de bien d'autres, attirés par un territoire situé à l'ouest, « l'Empire du Soleil couchant », où l'or coulerait à flots. Ce sera le début d'une très longue histoire extrêmement rentable et qui a sauvé cette misérable Europe de sombrer dans la misère. Des richesses qui permettront en fin de compte à l'Occident de survivre. On commencera d'abord par liquider le souverain aztèque Moctezuma en 1520, suivront par la suite des dizaines de millions d'Amérindiens qui seront complètement effacés du globe (travaux forcés, tueries en masse, épidémies
). Ni l'Afrique ni l'Orient n'échapperont à ce dépeçage toujours exécuté d'une main de maître.
Ce sera l'époque fastueuse des « Compagnies des Indes orientales», des «Traites négrières», abominable crime contre l'humanité où des millions d'êtres humains périront dans des circonstances effroyables pour contribuer à moindre coût à fabriquer la prospérité, l'économie et le bonheur de ces races supérieures. Avant l'invasion de l'Irak en 2001, une autre opération de pillage des œuvres d'art s'était mise en place avant même que les GI ne foulent le sol mésopotamien. Des pièces d'une valeur inestimable, authentique patrimoine de l'humanité, seront purement et simplement raflées pour alimenter un marché mondial de l'art où on retrouvera une clientèle abjecte de toutes sortes (collectionneurs, revendeurs, musées
). Depuis 2008, les Américains ont restitué à l'Irak plus de 1.200 objets au cours de quatre rapatriements. Il n'y a pas que les Nazis qui sont des monstres. Mais comment en vouloir à des gens qui sont capables de provoquer une récession économique mondiale dont les premières victimes seront les Américains eux-mêmes (crise des subprimes 2008), et qui ne s'empêcheront pas de recourir, afin de combler cet abysse financier et redynamiser leur économie, aux centaines de milliards de dollars en provenance du narcotrafic. Un argent nauséabond provenant d'une activité qui tue des millions d'Américains chaque année. Près de 60 000 victimes pour l'année 2017, avec des millions de toxicomanes, des milliards de dollars dépensés en soins médicaux et dans la lutte contre un narcotrafic qui sévit depuis plusieurs décennies et à l'égard duquel le gouvernement US lui-même adopte des positions assez suspectes, laissant parfois supposer que ce business du diable arrange énormément certains intérêts américains.
Pour finir, je dirais enfin à cet enfant algérien de sept ans qui voulait découper un Français en petits morceaux de contenir sa haine face à cette « Banalité du mal » contre laquelle nous ne pouvons rien. Peut-être qu'un certain 1er Novembre 1954 aurait permis à ce jeune garçon ou à ses descendants de tuer eux aussi légalement ce Français qui avait pris leurs terres, ravagé leurs douars, tué leurs parents, leurs sœurs et installé en Algérie 130 années d'oppression et de barbarie. Je dirais aussi à ce petit Algérien que beaucoup de ses compatriotes ont été bien avant lui enfumés par centaines avec leurs bêtes de somme dans des grottes, décimés en masse, déportés dans des bagnes, balancés des hélicoptères, guillotinés ; et d'autres à peine quelques mois avant l'indépendance seront impitoyablement noyés à Paris, dans le fleuve de la Seine. Et le comble, c'est de voir que l'auteur de cette tuerie sera ce même sadique collaborateur nazi, tueur d'Algériens en tout temps et en tout lieu, un assassin que cette France pragmatique voulait quand même conserver comme sicaire taillable et corvéable à merci. Les Algériens n'ayant ni les moyens ni la même hargne pour traquer inlassablement ces bourreaux, seule l'irréductible soif de vengeance et de justice de la communauté juive réussira enfin à parachever cette période d'« épuration » toujours incomplète.
En 1998, Maurice Papon sera enfin condamné, jeté en prison, relâché à cause de sa maladie et de sa vieillesse. Le collaborateur assassin mourra en 2007, enterré avec une légion d'honneur qui lui sera accordée par une république qui a toujours su, depuis 1830, utiliser pour les besoins du service les monstres qu'il fallait. Papon sera enterré avec son bout de métal, une légion d'honneur qui lui sera quand même retirée, par une autre république, cette fois-ci bousculée et motivée par autre(s) chose(s)...
« Si un peuple, un jour, est déterminé à vivre, le destin y exaucera forcément ses vœux / Et forcément les jougs de la servitude seront brisés / Et forcément, la nuit se dissipera pour laisser place à un jour nouveau.»
La Volonté de Vivre (Abou Kacem Chebbi).
A suivre
Notes :
7) Sylvie Thévenault, Violence ordinaire dans l'Algérie coloniale, Ed. Odile Jacob, 2012.
8) Olivier Le Cour Grandmaison, De l'indigénat. Anatomie d'un «monstre» juridique : Le droit colonial en Algérie et dans l'empire français, Paris, Zones, 2010.
9) Charles-André Julien, La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Presses universitaires de France, Paris, 1964, p.57.
10) Pierre Péan, Main basse sur Alger, Enquête sur un pillage, juillet 1830, Chihab Editions, Alger, 2005, P.19.
11 Michel Habart, Histoire d'un parjure, Ed. Anep, 2009, P.16.
12) Charles-André Julien, op.cit.p.85 13) Marc Ferro, le livre noir du colonialisme XVIe XXIe Siècle : de l'extermination à la repentance, Ed .Robert Laffont, Paris, 2003.
C'est au milieu de cet enfer de répression féroce et de l'extermination du Français par le Français que grandiront nos généraux assassins d'Afrique. Ceux qui viendront perpétrer l'abomination et le crime sur le sol algérien. Lorsque les gouvernements sont faibles et corrompus et voient leur règne menacé par des révolutions populaires, c'est à ce genre de personnes qu'on fait appel, on est forcé de les choisir davantage pour leur « bestialité » que pour leurs vertus ou une quelconque éthique.
Une fois démontré assez sommairement que cette racaille qui prétendait civiliser les indigènes algériens n'était en fait que de vulgaires détrousseurs de grand chemin, nous nous y attarderons sur ce code d'honneur militaire qu'ils étaient censés servir et sur des confessions intimes et publiques qui rendaient compte avec justesse de la véritable nature de ces psychopathes. Les titres de noblesse dont s'enorgueillissaient les uns et les autres ne cadraient pas avec les bassesses auxquelles ils se sont livrés avant même de fouler le sol algérien, et ensuite pendant l'occupation.
De Bourmont était connu pour ses trahisons. Saint-Arnaud, au sujet duquel Victor Hugo dira qu'il « avait les états de service d'un chacal», offrait à chaque fois ses services quand il fallait faire couler du sang, même du sang parisien. Sa tâche ou plutôt son sport quotidien en Algérie, il le résumera ainsi : «On ravage, on brûle, on pille, on détruit les moissons et les arbres.»
Et cela quand il ne s'agissait pas d'opérations plus singulières telles que les «enfumades» et autres massacres. Bugeaud, lui aussi, fera partie de ces militaires qui, pour mater les insurrections parisiennes de 1834, agira comme la bête du Gévaudan (on tuera femmes, enfants et vieillards). Confronté une nouvelle fois aux révoltes parisiennes de 1848, il dira : «Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais.»
En Algérie, cet énergumène ne changera pas de laïus : «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Fumez-les à outrance comme des renards.» «Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes [...], ou bien exterminez-les jusqu'au dernier.»
Cavaignac fera lui aussi partie de ceux qui feront couler du sang français, Montagnac se conduira comme ses pairs en véritable boucher (pendant l'insurrection parisienne de 1832). Ils casseront tous du Français avant de venir terminer leurs boucheries en Algérie. Les propos de Cavaignac, similaires en tout point de vue à ceux de ses acolytes, témoignent de cette hystérie meurtrière collective. En parlant de son butin humain, il dira : « On en garde quelques-unes comme otages (les femmes), les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu à l'enchère comme bêtes de somme.» « Qui veut la fin veut les moyens - selon moi, toutes les populations qui n'acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d'âge ni de sexe ; l'herbe ne doit plus pousser où l'armée française a mis le pied.»
De véritables barbares dont il serait inutile de trop s'attarder sur leurs états de service, même si cette France coloniale les a enveloppés de décorations qu'ils n'avaient arrachées qu'au prix de bassesses inqualifiables.
Une France coloniale qui avait amplement besoin de ces tueurs assez fidèles et prompts à s'acquitter des besognes les plus ignobles quand elle avait besoin d'eux, chaque fois que l'Etat état en péril. Ce qui permet d'expliquer pourquoi on a fait peu cas de leur totale immoralité. Le destin les avait justement choisis pour exceller dans ce qu'ils savaient faire le mieux : tuer. Voilà ce que tous ces assassins ont en commun, un passé, une école du crime et une carrière d'assassins avec la garantie totale de l'impunité, la gloire et la richesse.
Quant à la populace de peuplement qu'ils avaient chargée avec eux avant de quitter Toulon, c'était une mosaïque d'indésirables, de criminels et de gueux dont la mère patrie ne voulait plus et autres « éléments de désordre, des vagabonds que l'Espagne, l'Italie et surtout Malte vomiront sur les côtes algériennes».(1)
Voilà le plan si ingénieux que l'on présentait comme une mission civilisatrice de grande envergure. Il n'y avait pas de justice internationale pour entendre les râles des indigènes, Il n'y avait pas d'alliés pour venir à leur secours, le dey et ses janissaires s'exileront ailleurs, nos voisins étaient dans des situations peu enviables, l'un d'eux a même failli livrer l'émir Abdelkader à l'ennemi. Le piège se refermera sur une proie impuissante et pour une très longue période. C'était le temps des colonies et des chasses gardées, la voix des censeurs et des indignés restera inaudible. Et pourtant, il se trouvera toujours des âmes profondément accablées ou quelque compassion pour crier au meurtre du fin fond de cet enfer.
« Plusieurs fois, je vous ai rendu compte, qu'on n'est venu que pour piller les fortunes publiques et particulières ; et on a osé me proposer de faire ou de laisser faire d'obliger les habitants à déserter le pays pour s'approprier leurs maisons et leurs biens. Assurément, ce système est fort simple et il ne faut pas un grand effort de génie pour le suivre, mais je ne crains pas d'avancer, qu'abstraction faite de son infamie et de son iniquité, il serait le plus dangereux.»(2)
Ce sont les lamentations du général Berthezène en 1831, profondément déçu par une mère patrie idéalisée. Ses états d'âme lui valurent une mise à la retraite anticipée. Le plus souvent, c'est l'ennemi lui-même, ce monstre mégalomaniaque, qui exhibait à la face du monde ses abominations comme on accrocherait des trophées sur le mur d'un salon (littérature coloniale de l'époque, expositions universelles, documents iconographiques ).
En 1832, sous les ordres du duc de Rovigo, on exterminera la tribu entière des Ouffia, près d'El-Harrach (Maison-Carrée). «La tribu endormie sous ses tentes, on égorgea tous les malheureux El-Ouffia sans qu'un seul chercha même à se défendre. Tout ce qui vivait fut voué à la mort ; on ne fit aucune distinction d'âge ni de sexe. Au retour de cette honteuse expédition, nos cavaliers portaient des têtes au bout des lances.»(3)
Finalement, on n'avait forcément besoin d'un Holocauste pour horrifier le monde à travers l'image insoutenable de ces bourreaux d'Auschwitz que l'on voyait arracher à leurs victimes leurs dents en or, leurs bracelets et leurs montres. Ce business de la honte avait été pratiqué par la France longtemps bien avant.
«Tout le bétail fut vendu Le reste du butin fut exposé au marché de la porte Bab-Azoun (à Alger). On y voyait des bracelets de femme qui entouraient encore des poignets coupés, et des boucles d'oreilles pendant à des lambeaux de chair. Le produit des ventes fut partagé entre les égorgeurs Le général en chef (Rovigo) eut l'impudence de féliciter les troupes de l'ardeur et de l'intelligence qu'elles avaient déployées.»(4)
Cette attaque punitive disproportionnée, ces mesures de représailles expéditives contre une tribu à cause d'un crime commis par quelques individus seulement pouvaient laisser penser que ce n'était là que rendre justice, n'était cette volonté manifeste d'exterminer purement et simplement toute une tribu (les trophées humains exhibés sans scrupules et les réjouissances qui s'en suivirent sont les symptômes d'une situation qui donne à réfléchir sur la personnalité pathologique de l'ennemi). Alors qu'il y avait d'autres moyens plus justes qui auraient consisté à châtier seulement les coupables, à réprimander les autres (femmes, enfants et vieillards) avec des méthodes plus appropriées, justes et civilisées.
Le futur confirmera que l'ennemi n'était pas là pour négocier, pour juger, pour intimider et discipliner ; la pacification était synonyme d'extermination. Il y avait ainsi moins de risques à courir et beaucoup de temps à gagner, sans compter les butins de guerre que procurent ces meurtres de masse : (pillage, vente des biens des victimes, prise de possession des terres, du bétail, des femmes ). Un véritable fonds de commerce qui ne pouvait avoir lieu sans ces sporadiques « solutions finales ». Face à cette folie meurtrière et à cette irrépressible pulsion à systématiser le massacre, ce qui finira d'ailleurs par créer quelques troubles en métropole, les militaires concernés s'empresseront de réfuter ces faits qui paraîtront dans L'Observateur des tribunaux (5) du 25 janvier 1834, une commission d'enquête fut dépêchée pour s'enquérir de cette situation alarmante ; son rapport, sans aucune complaisance, sera un violent réquisitoire contre cette France des lumières qui se proposait de parfaire notre éducation : « Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est toujours restée plus que douteuse ; depuis, leurs héritiers ont été dépouillés. Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduit, égorgé sur un soupçon des populations entières qui se sont trouvées innocentes Nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d'actes diplomatiques d'odieux guet-apens ; en un mot, nous avions débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser.»(6)
A chaque conflit que l'on aurait pu (ou dû essayer) résoudre par d'autres moyens moins barbares si l'on s'était donné la volonté, le temps et la diplomatie nécessaires, ces assassins choisiront invariablement la chasse à l'homme, les exécutions sommaires et l'extermination. Les Algériens ne connaîtront pas de répit, il n'y aura pas un seul moment sans voir se perpétrer le crime, le pillage, et une forme sournoise de génocide fragmentaire, parcellaire, linéaire se distiller dans la société algérienne, ce qui rendra d'ailleurs sa virulence et son horreur moins visibles, moins choquantes pour les consciences qu'une tragédie instantanée telle la Shoah ou la tragédie rwandaise. Le peuple algérien ne sera pas décimé en l'espace de cinq ans, on n'utilisera pas comme à Treblinka, Auschwitz, Sachsenhausen les mêmes techniques abominables au moyen d'instruments que l'histoire peut aisément utiliser comme pièces à charge. Non, la bête prendra tout son temps. Tel un tueur en série, elle étalera ses forfaits dans l'espace et le temps, dispersera ses cadavres, dissimulera les indices, brouillera les mémoires. On expropriera les populations, on les déplacera en masse on brûlera villages, bétail et récoltes, on détruira dans ses racines profondes le tissu social qui faisait la vie et la cohésion de ce peuple, on l'affamera, on le soumettra à un régime juridique et pénal exclusif. Et ainsi, son inexorable extinction pouvait se dérouler presque naturellement, sans que l'on puisse y prêter attention. On s'attendait même à nous voir « disparaître d'une façon régulière et rapide Comparés aux Européens, Arabes et Berbères, nous étions certainement de race inférieure et surtout de race dégénérée ».(7)
L'insurrection, la famine et le typhus se coaliseront pour décimer en six ans (1866 - 1872) un demi-million d'Algériens. Cet épisode me rappelle le sort qui a été réservé aux Amérindiens qui verront leur espérance de vie et leur démographie littéralement cisaillées au contact d'une conquête coloniale génocidaire : « Parmi les centaines de nations qui peuplaient le continent, beaucoup ont disparu, déculturées ou exterminées. Le désastre démographique est dû aux épidémies principalement, mais aussi aux guerres, au travail forcé, aux déplacements de tribus entières. La population indienne en Amérique latine est passée, selon les estimations, de 30 à 80 millions d'habitants lors de la 'découverte'' de l'Amérique par Christophe Colomb à 4,5 millions un siècle et demi plus tard.»(8)
Les épidémies et la famine ont bon dos, mais il est quand même utile de rappeler que celles-ci étaient consubstantielles à la présence pathologique du conquérant. Lors des purges staliniennes, ce n'est pas la faim et le froid de la Sibérie et de son goulag qui décimeront des dizaines de milliers de personnes, c'est la folie d'un criminel de masse qui s'appelait Staline. Au total, cent trente-deux ans de colonisation française en Algérie (1830 - 1862) auront fait, selon l'historien Mostafa Lacheraf, environ 6 millions de morts algériens.(9)
A suivre
Notes :
1) Charles-André Julien, La conquête et les débuts de la colonisation (1827 - 1871), Presses universitaires de France, Paris, 1964, p.86.
2) Ibid., p. 87.
3) Pierre Christian, L'Afrique française, A. Barbier, 1846, p. 143.
4) Victor Anédée Dieuzaide, Histoire de l'Algérie 1830 - 1878, Heintz, Chazeau, 1882, t. 1, p. 289.
5) Publié dans l'Observateur des tribunaux français et étrangers, juin 1834, pp. 5-59.
Voir aussi Michel Habart, Histoire d'un parjure, Ed. ANEP, 2009, P. 49/50.
6) Charles-André Julien, op. cit., p.110.
7) Ricoux René, La démographie figurée de l'Algérie, Paris, Ed. Masson, 1880.
8) Le courrier international, hors série du 31 mai 2007 Fiers d'être indiens : Politique, identités, culture, P.19.
9) Lacheraf Mostefa, L'Algérie : Nation et Société Alger, Ed. Casbah, 2004
En 1845, le colonel Pélissier décida d'enfumer les Ouled Riah. Ceux-ci s'étaient retranchés par centaines dans des grottes de montagne. Quelques semaines après l'« enfumade » des Ouled Riah, le colonel de Saint-Arnaud fit procéder à l'emmurement d'autres membres de la tribu des Sbéhas. Ces monstres étaient tellement débiles, qu'ils consignaient eux-mêmes fièrement leurs forfaitures par écrit, éprouvant une sorte d'exaltation à narrer, lors de leurs rencontres mondaines, leurs effroyables méfaits. Sans aucune autre conscience aux alentours, abandonnés à leur furie, ils laisseront inconsciemment pour la postérité ce que j'appellerai une « anthologie glorificatrice de la barbarie coloniale ».(10)
De manière quasi rituelle, chaque massacre sera relaté par ses commanditaires et exécutants avec une jubilation, une extase ou une indifférence que rien ne peut expliquer hormis que nous sommes là en présence d'une situation où l'humanité a complètement cessé d'exister chez ces personnes.
Une personnalité dissociative habitée par l'absence de remords, succombant au plaisir étrange de l'autoglorification et aux rites sacrificiels assumés et consignés (comme feraient ces sérial killers qui éprouvent ce besoin narcissique morbide de laisser après leurs crimes des indices, des graffitis en lettres de sang comme pour narguer la société, l'humanité). Dans le cas du général Aussaresses, poussé par cette même pulsion étrange qui a fait de ces mentors-assassins (Cavaignac, Saint-Arnaud, Montagnac, comte d'Hérisson ) de véritables laudateurs du meurtre, il publiera en 2001 un livre (11) qui fera scandale et qui lui vaudra en 2002 un procès et une condamnation pour « complicité d'apologie de crimes de guerre ». «Apologie», c'est le mot que je voulais enfin entendre dans la bouche d'une institution qui a fait preuve d'un mutisme et le plus souvent même d'une duplicité démoniaque. Et c'est là où j'arrive à cette notion de la « Banalité du mal » évoquée pour la première fois par la philosophe Hannah Arendt à la suite du procès d'Adolph Eichmann qu'elle devait couvrir en 1963 en qualité de reporter pour le compte du journal The New Yorker.
En observant attentivement la personnalité, les gestes et le discours de ce criminel si ordinaire alors que le monde entier s'attendait à voir un monstre doté d'une pensée complexe et profonde, Hannah Arendt en dresse un portrait à la limite de la caricature, profil qui colle parfaitement au personnage de l'animal, un profil psychologique des plus justes et qui met fin à tous les débats: la «banalité du mal» se caractérise par l'incapacité d'être affecté par ce que l'on fait et le refus de juger. Elle révèle une absence d'imagination, cette aptitude à se mettre à la place d'autrui» (12). Pour Hannah Arendt, ce genre de «Mal» défie la pensée, parce que la pensée essaie d'atteindre à la profondeur, de toucher aux racines, et du moment qu'elle s'occupe du mal, elle est frustrée parce qu'elle ne trouve rien. C'est là sa «banalité''.» (13)
Je retrouve dans cette toxique présence coloniale sur le sol algérien tellement de similitudes dans le destin de ces personnages pitoyables, reproduisant tous de la même manière, tels des pantins, les mêmes tragédies (généraux d'Afrique début période coloniale, anciens de l'Indochine, tortionnaires pendant la bataille d'Alger).
Le célèbre tortionnaire général Aussaresses sera décrit par l'historien Pierre Vidal Naquet comme étant le chef de file « de ce qu'il faut bien appeler une équipe de tueurs professionnels ». Dans un entretien au Monde en 2000, le général Aussaresses reconnaît avoir torturé ou laissé torturer des hommes « sans regrets ni remords » (14). Interrogé par la télévision française, il avoue être responsable de l'assassinat de Larbi Ben M'hidi (par pendaison), de Ali Boumendjel (torturé et défénestré) et de Maurice Audin (tué au couteau pour laisser croire que les auteurs étaient des Arabes). Il y a une similitude étonnante entre la personnalité du général Aussaresses et celle du général Eichmann. Une voix qui vous répond mais sans pouvoir y déceler une forme d'humanité. Une absence d'empathie avec de vaines tentatives de rester rationnel, une personnalité sans profondeur, et à aucun moment le personnage n'a senti un besoin quelconque de demander pardon, d'exprimer des regrets. A des degrés plus ou moins différents, pendant l'occupation française, ces espèces d'individus seront légion. Lorsque le président Chirac le dégrade de sa Légion d'honneur (comme on avait procédé avec Maurice Papon), la France, et particulièrement ses compagnons d'armes, lui en voudront terriblement, non pas pour ce qu'il avait commis (il n'était pas le seul d'ailleurs), mais pour avoir osé parler. Remettre sur le tapis un « passé qui ne passe pas », la France n'y a jamais consenti. La femme d'Aussaresses dira au sujet de cette France incommodée par ce mea-culpa : « Ils disent que Paul a du sang sur les mains ! Et eux, ils ont de la confiture, peut-être ? S'ils se taisent, c'est parce qu'ils tremblent pour leurs breloques » (15).
Sacré Aussaresses ! Comme si ce n'était pas assez glauque, en 2008, il récidivera avec la publication d'un autre livre, Je n'ai pas tout dit : ultimes révélations au service de la France. « Le général Aussaresses était un homme froid, glacial, sans émotion», tel est le souvenir que gardera de lui Louisette Ighilahriz, ancienne militante algérienne du FLN, torturée et violée à l'âge de 20 ans en 1957 par les hommes de Bigeard. Elle a également témoigné contre lui à son procès, à Paris. Elle ne dit regretter qu'une chose, qu'il n'ait jamais exprimé de regrets. Sacré Aussaresses ! Comme Eichmann, imperturbable jusqu'au bout, mais ça ne l'empêche pas d'avoir de l'admiration pour un autre général, Pâris de Bollardière, antithèse de cette France complice et complaisante à l'égard de ce «Mal banalisé, voire justifié et légalisé », une France qui, depuis 1830, s'embourbera jusqu'au cou dans des positions peu honorables.
On condamnera le général Aussaresses, suite à la publication de son livre, pour apologie de crimes de guerre. Néanmoins, les aveux d'Aussaresses font pâle figure comparés aux confidences jubilatoires de ces généraux d'Afrique qui, à eux seuls, réussiront à constituer par leurs écrits une véritable bibliographie du crime, de véritables manuels sur le génocide qui n'ébranleront aucune conscience.
Mein Kampf que l'on s'est évertué à interdire est un livre de contes pour enfants face à cette encyclopédie de la barbarie publiée avec fierté par ces généraux coloniaux dégénérés.
En effet, en 1830, la notion juridique de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité n'était pas encore en vogue, mais au nom de quelle morale a-t-on pu laisser se propager et se banaliser cette littérature du diable ?
Cette aberration humaine que l'on s'entête vainement à nier et à refouler n'est en fait que le symptôme ou le syndrome d'une culture, d'une manière d'exister par la négation de l'autre. Le psychiatre F. Fanon écrira à ce sujet : « La torture en Algérie n'est pas un accident, ou une erreur ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer. La torture est une modalité des relations occupant - occupé » (16).
Pendant la bataille d'Alger, lorsque la gégène et la panoplie de sadisme se légalisent, le général Jacques Pâris de Bollardière désapprouvera avec véhémence, face à Massu, cette nouvelle barbarie coloniale, et ce recours si aisé et impulsif à la torture. Comme fut le général Berthezène avant lui en 1831, il sera congédié pour avoir été « humain, trop humain ». L'ancien résistant Paul Teitgen (17), torturé autrefois par la Gestapo, et donc plus lucide quant à la question du bien et du mal, n'hésita pas à comparer l'action des militaires français à celle de la police secrète du Troisième Reich. «La France risque de perdre son âme», dira-t-il en remettant sa démission à Pierre Lacoste le 24 mars 1957.
Le général de Bollardière ne fera que confirmer de manière concise et juste ce qui a toujours été perçu comme une vérité irréfragable : « C'est là qu'il faut bien voir la signification de la torture. Ce n'est pas seulement infliger des brutalités insupportables, c'est surtout, c'est essentiellement humilier. C'est estimer que l'on n'a pas en face de soi un homme mais un sauvage, un être indigne de faire partie de la communauté présente ou à venir, quelqu'un qu'il faut à jamais exclure parce qu'on ne pourra jamais rien construire avec lui » (18).
Mentalité, culture ou idéologie bizarre qui contaminera toute une époque où l'on ira jusqu'à organiser dans une ambiance festive et tout à fait ordinaire pour un public occidental étrange, une série «d'expositions universelles, coloniales» où il était question d'exhiber, toute honte bue, cet «autre», cet «étranger», objet de toutes les curiosités et de toutes les répulsions. Ce fut le cas en 1931, précisément lors de l'Exposition coloniale.
Exhibitions décadentes qui seront plus tard et trop tard assimilées à des « zoos humains ». « Ces exhibitions en sont le négatif tout aussi prégnant, car composante essentielle du premier contact, ici, entre les Autres et Nous. Un autre importé, exhibé, mesuré, montré, disséqué, spectularisé, scénographié, selon les attentes d'un Occident en quête de certitudes sur son rôle de guide du monde'', de civilisation supérieure''. Aussi naturellement que le droit de coloniser'', ce droit d'exhiber'' des exotiques dans des zoos''» - (19) « les zoos humains ne nous révèlent évidemment rien sur les populations exotiques''. En revanche, ils sont un extraordinaire instrument d'analyse des mentalités de la fin du XIXe siècle jusqu'aux années 30 » (20).
Cette haine insondable que rien ne peut justifier n'a pu se mettre en place qu'avec l'assentiment de tous, ce même assentiment coupable qu'on s'est empressé de stigmatiser lorsque le nazisme s'est mis en tête de transformer toute l'Europe en « zoos humains ».
Cet assentiment que l'on retrouvera chez les généraux d'Afrique, les badauds des « expositions coloniales », les colporteurs de cette iconographie orientaliste et exotique insensée. Une conscience collective purulente, méthodiquement travaillée par les théories raciales d'une clique de pseudo-scientifiques débiles (21). Les élucubrations de certains penseurs éminents qui arriveront malgré tout à pondre des thèses plus toxiques que les pires folies des régimes totalitaires.
Une pensée évolutionniste et un darwinisme social au service de l'élagage de l'humanité. Est-ce cela la grandeur, la noblesse d'âme d'une nation supérieure, civilisatrice ? Qui sont les sauvages dans toute cette histoire de meurtres, de sadisme et de génocide ? « Un pays de tradition libérale peut-il voir en quelques années ses institutions, son armée, sa justice, sa presse corrodées par la pratique de la torture, par le silence et le mensonge ? Peut-il, une fois la page tournée, reprendre le chemin comme si rien n'était survenu ?» (22)
C'est hélas le concentré d'une histoire coloniale très longue, sale, bête et méchante, plus grave encore, lorsque c'est aussi l'illustration d'une certaine mentalité qui perdure, se dissimule sous un mutisme cynique le temps qu'il faudra, toujours impatiente de réapparaître lors de conjonctures qu'elle estimera opportunes.
Fin
Notes :
11) Paul Aussaresses, Services spéciaux Algérie 1955 - 1957 : Mon témoignage sur la torture, Ed. Perrin 2001.
12) H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, trad. franç., Paris, Gallimard, Quarto» 2001, p.1065.
13) ibid., p.1358.
14) Le Monde du 23 novembre 2000, « Les Aveux du Général Aussaresses».
15)www.lemonde.fr/livres/article/2008/02/04/paul-et-elvire-aussaresses-le-general-et-sa-muse
16) F. Fanon : Articles El Moudjahid : n° 8, (05. 08. 1957) ; n° 35(15 01 1959) ; n° 37(25 02.1959).
17) Paul Teitgen (1919 - 1991), résistant et déporté pendant la Seconde Guerre mondiale, secrétaire général de la police française à Alger, pendant la guerre d'Algérie, il révéla que plusieurs centaines de personnes furent exécutées sommairement.
18) Général Pâris de Bollardière : Interview au Nouvel Observateur, du 15 novembre 1971.
19) Zoos humains : au temps des exhibitions humaines, éditions La Découverte, 2004, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boetsch, Eric Deroo, Sandrine Lemaire.
20) Le Monde Diplomatique du 20 août 2000 par Nicolas Bancel, Pascal Blanchard & Sandrine Lemaire.
21) On compte parmi ces théoriciens du racialisme des personnes telles que l'anthropologue allemand Johann Friedrich Blumenbach, le Français Georges Vacher de Lapouge, partisan de l'eugénisme, l'écrivain français Joseph Arthur Gobineau, célèbre pour son Essai sur l'inégalité des races humaines, paru en 1853, le Britannique de langue allemande Houston Stewart Chamberlain, dont l'œuvre théorise le rôle historique de la race aryenne comme ferment des classes dirigeantes indo-européennes et le Français d'origine suisse Georges Montandon, auteur d'une taxonomie des races dans son ouvrage La race, les races. Mise au point d'ethnologie somatique, paru en 1933.
22) Pierre Vidal Naquet, La torture dans la République, Les éditions de Minuit, Paris, 1972, p.11.
10) Le lecteur pourra trouver dans cet échantillonnage un aperçu de l'abyssale noirceur de l'âme humaine : Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud (1855) - Colonel de Montagnac, Lettres d'un soldat (1885). Comte d'Hérisson, la chasse à l'homme. Guerres d'Algérie ,1891 - Baron Pichon : Alger sous la domination française. (1833) - P. Christian : L'Afrique française. (1846) - Alfred Nettement, Histoire de la conquête de l'Algérie (1856). Th Pein, Lettres familières sur l'Algérie, un petit royaume arabe (1871) - Dieuzaide, Victor-Amédée : Histoire de l'Algérie (1880 - 1882) - Pélissier de Reynaud, Annales algériennes (1848).
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