Kateb Yacine était l’ambassadeur du peuple algérien dans la conscience du monde. Son nom garnit encore les librairies des cinq continents. Architecte d’une œuvre fascinante, il est encore « Nedjma »,étoile inaccessible dans la constellation de la littérature universelle, il est « L’homme aux sandales de caoutchouc » dans la profondeur des rizières du Vietnam. Il est le fils de la folie coloniale et de « La guerre de deux mille ans », l’enfant de l’ivresse et du voyage. L’histoire en a fait un mythe, l’un des mythes fondateurs d’une Algérie à réinventer.
Contre l’amnésie
Le lendemain de sa mort, la terre a tremblé près de Tipaza. Ses funérailles eurent lieu le 1er novembre, jour anniversaire du déclenchement de la guerre de libération !
Tout a été dit sur cet homme, sa vie, son œuvre, son génie, son courage, son humanité, son communisme, son engagement pour le petit peuple, son combat contre l’injustice, son universalité. Mais rien n’a été transmis à nos enfants. Il s’était évanoui comme une précieuse légende alors que nous attendions sa cueillette lucide des fruits de la révolte d’octobre !
Depuis sa mort, les ennemis de l’intelligence et de la démocratie, géniteurs de la misère culturelle, planifient l’amnésie et nourrissent l’oubli de leurs psalmodies mortifères. Il est de notre devoir d’évoquer les grands hommes et leurs œuvres en toute occasion.
Nous reprenons dans cette évocation hachurée des mots à lui, des crédos, des éclairs, des billets précieux, ceux-là qui ont fait tremblé tous les pouvoirs, du colonial au national, du politique au syndical, du littéraire au théâtral. Fort de son butin de guerre et de son attachement à sa matrice natale, il alla à la rencontre de son peuple, de sa langue, de sa terre …
Une mère folle et géniale
« Je suis né d’une mère folle très géniale. Elle était généreuse, simple, et des perles coulaient de ses lèvres. Je les ai recueillies sans savoir leur valeur. Après le massacre (8 mai 1945), je l’ai vue devenir folle. Elle, la source de tout. Elle se jetait dans le feu, partout où il y avait du feu. Ses jambes, ses bras, sa tête, n’étaient que brûlures. J’ai vécu ça, et je me suis lancé tout droit dans la folie d’un amour, impossible pour une cousine déjà mariée.» [1]« Il est de jeunes bras Qui sont morts tendus vers une mère »[2]
L’exil intérieur
« Jamais je n’ai cessé, même aux jours de succès près de l’institutrice, de ressentir au fond de moi cette seconde rupture du lien ombilical, cet exil intérieur qui ne rapprochait plus l’écolier de sa mère que pour les arracher, chaque fois un peu plus, au murmure du sang, aux frémissements réprobateurs d’une langue bannie, secrè-tement, d’un même accord, aussitôt brisé que conclu… Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! » [3]
L’amour de Nedjma
« Je contemplais les deux aisselles qui sont pour tout l’été noirceur perlée, vain secret de femme dangereusement découvert : et les seins de Nedjma, en leur ardente poussée, révolution de corps qui s’aiguise sous le soleil masculin, ses seins que rien ne dissimulait, devaient tout leur prestige aux pudiques mouvements des bras, découvrant sous l’épaule cet inextricable, ce rare espace d’herbe en feu dont la vue suffit à troubler, dont l’odeur toujours sublimée contient tout le philtre, tout le secret, toute Nedjma pour qui l’a respirée, pour qui ses bras se sont ouverts…
C’était la seule femme que je pouvais aimer, il m’est impossible d’aimer une autre, ce qu’on appelle l’amour fou, vraiment ça te chavire, ça peut pas arriver deux fois ! Impossible ! Tu le sens merde, tu le sens, tu ne peux pas le dire mais tu le sens ! »
Tamazight est l’essentiel
« Mais quand on parle au peuple dans sa langue, il ouvre grand les oreilles. On parle de l’arabe, on parle du français, mais on oublie l’essentiel, ce qu’on appelle le berbère. Terme faux, venimeux même qui vient du mot ‘barbare’. Pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom? Ne pas parler du ‘’Tamazirt’’, la langue, et d’Amazir’, ce mot qui représente à la fois le lopin de terre, le pays et l’homme libre ? »[4]
L’honneur de la tribu
« Éternelle sacrifiée, la femme dès sa naissance est accueillie sans joie. Quand les filles se succèdent (…), cette naissance devient une malédiction. Jusqu’à son mariage, c’est une bombe à retardement qui met en danger l’honneur patriarcal. Elle sera donc recluse et vivra une vie secrète dans le monde souterrain des femmes. On n’entend pas la voix des femmes. C’est à peine un murmure. Le plus souvent c’est le silence. Un silence orageux. Car ce silence engendre le don de la parole. »[5].
Le drame des ancêtres
« Ce sont des âmes d’ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d’orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, -l’ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin, sans jamais savoir où ils sont, et s’ils ne vont pas brusquement déplacer la lumière, nous prendre par les flancs, ressusciter sans sortir de la terre ni revêtir leurs silhouettes oubliées, ressusciter rien qu’en soufflant sur les cendres chaudes, les vents de sable qui nous imposeront la marche et la soif, jusqu’à l’hécatombe où gît leur vieil échec, chargé de gloire, celui qu’il faudra prendre à notre compte, alors que nous étions faits pour l’inconscience, la légèreté, la vie tout court… »
La langue du peuple
« On croirait aujourd’hui, en Algérie et dans le monde, que les Algériens parlent l’arabe. Moi-même, je le croyais, jusqu’au jour où je me suis perdu en Kabylie. Pour retrouver mon chemin, je me suis adressé à un paysan sur la route. Je lui ai parlé en arabe. Il m’a répondu en tamazight. Impossible de se comprendre. Ce dialogue de sourds m’a donné à réfléchir. Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j’aurais dû parler tamazight, la première langue du pays depuis les temps préhistoriques… »[6]
L’arabo islamisme
« L’Algérie arabo-islamique est une Algérie contre-nature, une Algérie qui est contraire à elle-même. C’est une Algérie qui s’est imposée par les armes, car l’islam ne se développe pas avec des bonbons et des roses, il se développe avec des larmes et du sang. Il croît dans l’oppression, la violence, le mépris, par la haine et les pires humiliations que l’on puisse faire à l’homme. »[7]
La langue française, un butin de guerre
« La francophonie est une machine politique néocoloniale, qui ne fait que perpétuer notre aliénation, mais l’usage de la langue française ne signifie pas qu’on soit l’agent d’une puissance étrangère, et j’écris en français pour dire aux français que je ne suis pas français »
A propos du massacre du 17 Octobre 1961
« Cette nuit de chasse à l’homme où la Seine devint une mauvaise balafre sur le visage de Paris ».
« Peuple français, tu as tout vu. Oui, tout vu de tes propres yeux. Tu as vu notre sang couler. Tu as vu la police assommer les manifestants et les jeter dans la Seine. La Seine rougissante n’a pas cessé les jours suivants de vomir à la face du peuple de la Commune, ces corps martyrisés qui rappelaient aux Parisiens leur propre résistance.
Peuple français, tu as tout vu, oui, tout vu de tes propres yeux, Et maintenant vas-tu parler? Et maintenant vas-tu te taire? »
A propos de Ho Chí Minh
« Il marche dans nos rêves,
L’homme de la grève,
L’homme aux sandales de caoutchouc »
Tahar Djaout parle de Nedjma
« Nedjma est en effet sans conteste le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française. Le début des années 1950 a vu la publication de livres aussi importants que La Terre et le sang de Mouloud Feraoun, La Colline oubliée et Le Sommeil du juste de Mouloud Mammeri, la trilogie Algérie de Mohamed Dib. Mais il a fallu attendre 1956 pour que Nedjma vienne, par la complexité de sa quête et la superbe échevelée de son écriture, fonder une vraie maturité littéraire. Pour la première fois dans la littérature maghrébine, l’expression de l’intérieur fracture la syntaxe qui la porte et fait éclater du même coup cet ‘indigénisme’ qui sous-tend jusqu’aux meilleures œuvres des années 1950. (…) Depuis, Nedjma demeure un texte sans doute inégalé dans la littérature maghrébine – il demeure, en tout cas, le texte le plus inépuisable. (…) Jusqu’au jour où l’auteur décide de changer de cap littéraire et de langue d’expression, s’attelant en Algérie à un immense travail théâtral en langue populaire dont Mohammed, prends ta valise et La Guerre de deux mille ans constituent les jalons les plus appréciables. » [8]
Djaffar Benmesbah pleure Kateb Yacine [9]
La vie de Kateb est un grand pied de nez au conformisme et à l’arabo-islamisme de l’Algérie du parti unique, de la langue unique, de la pensée unique. Son domicile est le témoin de la simplicité du poète. L’écrivain, artiste-peintre Djaffar Benmesbah se souvient :
« Étrange, je n’avais jamais prêté réellement attention au domicile de Kateb Yacine et pourtant j’y ai passé des nuits et des nuits avec Merzouk qui était son aide de camps. Et voilà que je prenais conscience de la simplicité singulière du poète dont le nom garnissait les librairies du monde entier. L’intérieur de son domicile nourrissait une surprenante humilité où tous les frémissements du genre humain y étaient perceptibles. Un maigre ameublement dans une installation particulièrement défaite de toute forme esthétique et dépourvu de tout confort ou semblant de standing ; un mobilier insignifiant à deux éléments sur lequel était posée une télévision au bouton d’allumage détruit à moitié, et qui fonctionnait au moyen d’une tape sur le côté. Un réfrigérateur truqué de quelques autocollants cachant les usures apparaissait comme une bête ronflante à droite de la fenêtre à barreaux verticaux. Derrière, une minuscule cuisine suffisait pour un évier, une petite quantité de vaisselles et une cuisinière un peu détraquée. Un petit espace à l’entrée servait de séjour et ne contenait que quatre chaises autour d’une table nue. Un lit dans une étroite alcôve à droite, celui de son fils Amazigh qui utilisait les murs comme ardoise ou cahier à dessins. Accrochées aux murs, quelques peintures et des affiches et aussi des sculptures, cadeaux des exilés chiliens qui avaient fui Pinochet, renvoyaient la souffrance des peuples opprimés. Et puis, sa chambre, une échoppe pleine à craquer de livres faisait office de bureau. Des feuilles manuscrites empilées sur un vieux secrétaire et d’autres accrochées par des épingles à linge sur un cordon de lin obligeant à baisser la tête au passage. »
La veillée funèbre
« Ils étaient tous là, du militant savourant l’anonymat à l’icône digne de la culture. Tous avaient d’une manière ou d’une autre participé au combat démocratique et avaient chacun un souvenir illustre avec le poète…
…La veillée débuta entre camarades et finira entre camarades autour d’un cercueil orné de fleurs. Chants révolutionnaires dans les répertoires de Smail Habar, de Ferhat, Debza, Cheikh Imam, se succédaient dans le souci de perpétuer les vertus de la lutte. De temps à autre, des comédiens de talent surgissaient pour faire revivre un texte de Yacine.
… Le mandole aux accents inspirés du poète Ait Menguellet surinait l’air grave et doux de « Agu », une chanson que Kateb chérissait. Et la chanson est reprise en cœur par l’ensemble comme un adieu qui s’échappe des âmes attendries longtemps muettes.
Les condoléances du Vietnam
« Un homme, d’un type asiatique, se tient sur le seuil de la porte. Je le regarde un moment sans lui parler. Il cède le passage à Merzouk …dit au monsieur asiatique :
-Vous cherchez quelque chose ?
L’homme, les mains derrière le dos, répondit doucement :
-Je suis un ami de Kateb Yacine.
-Ah, d’accord. Vous êtes chinois ?
-Non, vietnamien.
Merzouk lui servit une tasse de café et se montra décidé à entamer une discussion sur la révolution vietnamienne comme une exigence qui l’aiderait peu à peu à dominer son découragement. Le monsieur au costume sobre décelait sa tristesse et s’efforçait de le consoler alors que lui-même, visiblement, ne souffrait pas moins.
-… je reviendrai plus tard, qu’il nous dit d’une extrême politesse. Il nous tendit sa carte de visite puis s’en alla lentement.
Merzouk, lisant la carte, me dévisagea un peu éberlué ; surpris, il se mordit les lèvres lorsqu’il comprit que le monsieur si courtois était l’ambassadeur de la république du Vietnam. Nous le regardions tous les deux, s’éloigner dans une petite voiture banalisée
Enterré avec l’Internationale le 1er novembre 1989
« Au matin du 1er novembre, le centre grouillait de monde. Le peintre Aitou avait l’air si malheureux que le poète Djamel Amrani n’eut pas le courage de lui faire des reproches, il venait par étourderie de piétiner ses lunettes… Puis arrivait vers nous à pas lents, un peu maigrichonne, dégingandée par une foulure au pied, Khalida Messaoudi, la rousse à la taille sexy et aux cheveux courts avec quelques mèches de feu. …
Le centre vibre, quatre bus arrivent de Tizi-Ouzou et de Bejaia. Ils étaient nombreux à venir de Kabylie en un élément complémentaire qui allait assurer l’énergie nécessaire à la résistance. Résonne encore « γuri yiwen umeddakkel » de Ferhat Imazighen Imoula, sous le regard consolé, plein de découvertes de Hans Mohamed Staline, le fils de Kateb Yacine, né d’une allemande, en Allemagne, là où a jalonné l’itinéraire du père.
…Le moment de la levée du corps, à l’intérieur du pavillon ne sont restés que la famille, les proches du défunt et ses amis de combat. L’internationale tonne au plus fort et à côté de moi, je vis Amazigh, le fils du poète, chanter le poing levé, avec toutes les peines du monde à retenir ses larmes. Il avait juste 17 ans…
« Laissons-nous passer pourquoi nous craignez-vous ? »
« … deux motards pour escorter le cortège, plus précisément, pour lui imposer un itinéraire. On voulait nous incliner directement vers la route moutonnière comme des individus de sacs et de cordes qu’Alger ne saurait voir. Il n’en n’était pas question. Nous avions changé de direction au cortège et l’événement prenait un autre sens, celui de réhabiliter le 1er novembre, ne serait-ce que pour sa seule journée. Du champ de manœuvre, le cortège en klaxons, en slogans et en chants prend la rue Hassiba Benbouali, puis l’avenue du Colonel Amirouche. Arrivées devant le commissariat central de police toutes les voitures freinent, Tout le monde descend et tout le monde crie: Yacine amazigh ! Yacine communiste ! Face aux policiers éberlués, sommés pour une fois à la retenue. »
Ce fut l’unique fois et sans doute la dernière qu’on entendit retentir dans un cimetière algérien « l’Internationale », le chant des prolétaires du monde.
« …Dans le cimetière El Alia, les membres du gouvernement à leur tête … l’ancien chef du Parti FLN, sont surpris par l’arrivée de cette foule désordonnée chantant à tue-tête l’Internationale et portant le corps de l’écrivain. Arrivée à leur niveau, la foule s’écria de la chanson de Ali Ideflawen » :
« Laissez-nous donc passer pourquoi nous craigniez-vous tant ? « [10]
[1] Kateb Yacine (dans Ghania Khelifi, 1990, p. 13)
[2] Soliloques Poemes
[3] Le polygone étoilé p.181-182
[4] Kateb Yacine (dans Ghania Khelifi, 1990, p. 91)
[5] Kateb Yacine, J’ai vu l’étoile qui n’a brillé qu’une fois, dans Le Monde, Paris, 4 avril 1984
[6] Kateb Yacine, Les Ancêtres redoublent de férocité, Bouchène/Awal, Alger, 1990.
[7] Kateb Yacine, interview au journal Awal 1987) Jugement
[8] Tahar Djaout, Un film sur Kateb, dans Hommage à Kateb Yacine, Kalima n° 7, Alger, O P 1987, p. 9
[9] Sur le mur Facebook de Djafar benmesbah
[10] Recit de Djaffar Benmesbah
https://www.algeriemondeinfos.com/2018/10/30/evocation-kateb-yacine-ambassadeur-conscience-universelle-rachid-oulebsir/
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