Le nom de semaine des barricades désigne les journées insurrectionnelles qui se sont déroulées du 24 janvier au à Alger durant la guerre d'Algérie
...Jusqu’au 16 septembre 1959, rien ne permet de dire que le ciel de l’Algérie va tout à coup s’embraser, et les incertitudes se transformer en cauchemar. Ce jour-là , à 20 heures, le général de Gaulle s’adresse au pays. Je me trouve au cercle militaire avec une centaine d’officiers devant un poste de télévision installé dans les jardins. Il fait chaud, une chaleur lourde de fin d’été. Soudain le silence se fait. Sur le petit écran, l’image est là, fière, distante. Le Général parle. Brusquement la voix a une intonation inattendue. « Grâce au progrès de la pacification, au progrès démocratique, au progrès social, on peut maintenant envisager le jour où les hommes et les femmes qui habitent l’Algérie seront en mesure de décider de leur destin, une fois pour toutes, librement, en connaissance de cause. Compte tenues de toutes les données algériennes, nationales et internationales, je désire que le recours à l’autodétermination soit, dés aujourd’hui, proclamé. Au nom de la France et de la République, en vertu des pouvoirs que m’attribue la Constitution de consulter les citoyens, pourvu que Dieu me prête vie et que le peuple m’écoute, je m’engage à demander, d’une part, aux Algériens dans leurs douze départements ce qu’ils veulent être en définitive, et d’autre part, à tous les Français d’entériner ce que sera ce choix ».
Ces propos ne laissent pas indifférents. Mais les réactions divergent . Ils ne déplaisent pas à l’opinion métropolitaine pour qui la guerre dure depuis trop longtemps. L’autodétermination est peut être une issue possible aux combats et aux attentats.
Par contre, contrairement à ce qui a été affirmé assez souvent, une partie de l’armée réagit violemment. Devant moi, c’est une protestation véhémente qui s’élève devant les termes employés par le chef de l’Etat. Les Musulmans, en Algérie, ont tout de suite compris. De Gaulle ne veut pas de l’Algérie française, puisqu’il ne la proclame pas. Ils se taisent, mais ils ont enregistré. Au Central Touring Hotel, le garçon d’étage, Bachir, me déclare : « Mon lieutenant, je ne suis pas pour le FLN, mais j’ai une femme et cinq enfants à faire vivre, et je dois reconnaître que depuis les événements mon salaire a doublé. »
Côté FLN, quel changement ! De l’Algérie française, on passe à une ouverture vers un inconnu tout différent. Mais les chefs du GPRA prennent acte, sans plus, attendant la suite. Leur déclaration de Tunis enregistre l’offre d’autodétermination faite par le Général De Gaulle, mais précise qu’elle n’est acceptée que comme la seule formule permettant aux Algériens de décider de leur avenir.
Restent les Européens d’Algérie. Pour la première fois, la sécession c’est-à-dire l’indépendance est évoquée officiellement . Une fois de plus, ils se retrouvent face au dilemme : “ La valise ou le cercueil “. Ecorchés vifs, ils ne peuvent que réagir en conséquence. A Alger, les adversaires de tout pourparler sont en état d’alerte. En fait, entre les activistes et le général De Gaulle , la guerre qui couvait est pratiquement déclarée. J’ai assisté, fin septembre, à une réunion mouvementée des officiers de réserve algérois, lors de laquelle le Président a déclaré : « Nous ne laisserons pas faire à De Gaulle ce qu’il a fait à Giraud en 1943 ; déjà, à cette époque, il voulait liquider l’Empire et l’Algérie française avec. Il ne nous a jamais pardonné d’avoir alors soutenu Giraud contre ses agissements. »
Pierre Lagaillarde, député d’Alger, ajoute : “ Nous venons d’aborder une étape décisive du processus d’abandon et de trahison. On nous a donné l’exemple de l’illégalité. Mais c’est un mauvais exemple. Le Parlement, à la rentrée d’Octobre, devra choisir entre l’Algérie française et le Général De Gaule et son équipe. En ce qui me concerne, j’ai choisi. L’heure des communiqués est finie. Les hommes qui ont jusqu’à présent milité seront bientôt devant leurs responsabilités. En reconnaissant à l’Algérie la vocation à l’indépendance, le Général De Gaulle a donné au FLN. une victoire morale essentielle.
Jean Marie Le Pen, député indépendant de Paris, qui assiste à la conférence de Pierre Lagaillarde, renforce cette déclaration : « Il faut déchirer le voile d’imposture . L’Assemblée est à droite et le Gouvernement est progressiste . Il faut amener les députés à prendre leurs responsabilités. On ne peut pas toujours tromper le peuple ».
COMME TOUJOURS, L’ÉTINCELLE PART D’ALGER
Il est vrai que, à partir du 15 octobre, une campagne de terrorisme débute dans la ville . Cet après-midi là, une bombe de forte puissance explose rue d’Isly, devant les Galeries Lafayette . Il y a cinq morts et une quinzaine de blessés dans la population civile. La déflagration, toute proche, a fait trembler l’immeuble dans lequel je réside . C’est la première fois : les cris de terreur, mêlés aux sirènes des ambulances, sont un désagréable souvenir. Quelques jours après, une bombe artisanale est désamorcée place du gouvernement. Les deux artificiers, bardés de gilets protecteurs, sont allongés sur le sol derrière des sacs de sable . A l’aide d’une longue perche, ils manient l’engin meurtrier qu’ils arrivent à faire exposer.
Pour la Noël 59, revenant de Maison Blanche, je vois sauter, toujours rue d’Isly, une quatre-chevaux piégée, qui reste accrochée en feu au balcon du deuxième étage d’une résidence. Sur le trottoir, gisent, affreusement mutilées, deux jeunes femmes qui sont venues retrouver pour les fêtes leur mari mobilisé . Dans la Mitidja, des familles entières de colons sont égorgées. La répression est à la mesure des attentats : impitoyable et inhumaine. À Alger, un nouveau mouvement apparaît : le Front National français, dirigé par Joseph Ortiz, qui tient un bar en plein centre ville : le Café du Forum ; à deux pas du Gouvernement Général . Lagaillarde, député, cède la place à Jean Jacques Susini, à la tête des étudiants algérois. Le MP 13, mouvement populaire du 13 mai, fondé par Martel, est un poujadisme des honnêtes gens pour l’Algérie française.
Ortiz a le profil du tribun méditerranéen : un verbe coloré aux grandes envolées ; Il est au mieux avec certains chefs de l’armée, plus particulièrement avec le colonel Gardes, chef du 5e Bureau, c’est-à-dire l’action psychologique . Les officiers d’action psychologique se dépensent dans le bled pour conditionner et endoctriner les populations à l’Algérie Française . Au corps d’Armée d’Alger, le chef d’état-major du Général Massu est un polytechnicien de valeur : le Colonel Antoine Argoud. Il est pour une Algérie française plus humaine et plus juste. C’est dire que les gros colons ne sont pas ses amis. Il n’a jamais été gaulliste et depuis le 16 septembre son hostilité à De Gaulle est définitive. A ces hommes , il faut ajouter le Colonel Godard, chef de la Sûreté, et le général Faure qui commande à Tizi Ouzou en Kabylie.
L’erreur essentielle vient de ce que les civils en déduisent que toute l’armée est à leur côté pour la défense de l’Algérie française. Cruelle méprise ! Pour la majorité, les militaires de carrière ont un horizon bien plus limité. Un mois après le 16 septembre, De Gaulle s’est exprimé à nouveau sur le droit à l’autodétermination du peuple algérien. Cet appel est en quelque sorte une reconnaissance du FLN. Cette fois, la population européenne s’inquiète, s’agite. Les meneurs drainent une émotion née de la crainte et de l’incertitude. Ortiz, Susini, Pérez, un médecin très populaire de Bab el Oued, les anciens du 13 mai, Sapin-Lignières le patron des Unités Territoriales, sont décidés à refaire le 13 mai et à renverser le chef de la cinquième République. Cependant, avec l’année nouvelle, rien ne semble beaucoup changer. Rien ne bouge, les Algérois s’estimant en relative sécurité tant que Massu, chef du Corps d’Armée d’Alger, reste en place. C’est alors que ce dernier donne une interview à un journaliste allemand : “ Non, il n’est pas d’accord avec de Gaulle sur sa politique en Algérie “. Le 19 janvier 1960, Massu est convoqué à Paris par le ministre des Armées, Pierre Mesmer. Le verdict de De Gaulle tombe : Massu est relevé de ses fonctions . Il est remplacé, le 22 janvier, par le Général Crépin , Compagnon de la Libération, gaulliste de toujours . Alger apprend le samedi 22 janvier le limogeage de Massu . Aussitôt, les esprits s’échauffent. Il faut réagir, et vite. Dés le matin, les troupes sont consignées dans leurs quartiers . En début d’après-midi, la foule commence à s’amasser plateau des Glières, devant le bar d’Ortiz, en bas du forum . De mon hôtel, on entend ces bruits caractéristiques des foules en colère. Je suis curieux de voir ce que peut être une telle manifestation. En civil, je me glisse par la rue Alfred Leluch jusqu’à la grande poste. Les Algérois sont là, plusieurs milliers déjà, hommes, femmes, enfants. Il y a sur leur visage une sorte de rayonnement, d’espoir, mais d’anxiété aussi, car ils ne connaissent pas grand chose de la situation. Partout les drapeaux fleurissent spontanément aux balcons des immeubles . De la ville qui s’étire au soleil, montent les concerts des avertisseurs de voiture. Des cortèges de voitures sillonnent la ville, hérissées de drapeaux, capots et pare-chocs couverts de jeunes gens, garçons et filles, une animation extraordinaire de fête nationale. L’après-midi passe . Du balcon de son P.C. du Boulevard Laferrière, Ortiz harangue la foule . Lagaillarde, en tenue camouflée, béret noir, apparaît lui aussi, quittant provisoirement les facultés à quelques centaines de mètres. De temps à autre, un porte-parole vient annoncer le ralliement de telle ou telle unité de l’armée.
Je regagne l’hôtel de la Régence, place du gouvernement, limitrophe de la Casbah. Aucune agitation dans les quartiers musulmans. Vers 17 h, sortant de la Casbah, par la rue de La Lyre, en bas de la grande mosquée devenue cathédrale, une colonne de quelques centaines de musulmans âgés, anciens combattants bardés de médailles , dressant un drapeau français, suivis de femmes et d’enfants, traverse la place du gouvernement , et par le front de mer, se dirige lentement vers la grande poste . Ces gens ne paraissent pas encadrés. Mais comment ne pas avoir quelques doutes sur la spontanéité de leur mouvement ! Reconnaissons leur cependant un certain courage ou une surprenante inconscience. Huit jours plus tard, alors que l’épisode qui est en train de se construire est sur sa fin, je verrai sortir de la Casbah, toujours par la rue de La Lyre, une autre colonne, cette fois de jeunes musulmans, drapeaux verts et blancs furieusement agités, suivis de femmes voilées aux you-you stridents et provocateurs.
La nuit est bruyante, agitée. Sur le front de mer, on entend passer les convois militaires. En effet, le général Challe a eu vent de manifestations et n’entend pas que celles-ci dégénèrent. Il a placé CRS et gardes-mobiles aux abords du gouvernement général. Il a rappelé de Kabylie trois régiments paras : le 1er REP du colonel Dufour, le 1er RCP du colonel Broizat et le 3e RPIMA du colonel Bonnigal . Bérets verts et bérets rouges, par leur prestige ont la confiance de la population. En ce début de journée, ils attendent dans leurs GMC, non loin du centre ville. Personne ne peut pressentir que ce dimanche 24 janvier se terminera dans le sang.
A partir de 10 h, le plateau des Glières est investi par une foule colorée parmi laquelle on reconnaît les anciens combattants, les Unités territoriales en tenue et armées, ainsi que quelques musulmans. Je suis revenu, toujours en civil, me mêler à cette foule. Ortiz est à son PC ; Lagaillarde aux facultés, la tension monte toujours. Un hélicoptère de l’armée survole sans arrêt le centre d’Alger, transmettant probablement des informations sur l’évolution de la manifestation. Le Gouvernement Général est là, à portée de main, mais comment y accéder ? les gardes-mobiles du Colonel Debrosse veillent, prétoriens rigides et sans état d’âme ; Ne pouvant gravir les escaliers qui mènent au Forum, les manifestants demeurent sur place, acclamant par intermittence les annonces faites au PC d’Ortiz. Tout à coup, au débouché de la rue d’Isly, devant la Grande Poste, je vois des jeunes gens armés de barres de fer et de pioches commencer à dépaver la chaussée . Bientôt des barricades sont dressées, faites de pavés et d’objets divers : tables, canapés, meubles de bureau apportés par les riverains, dans un enthousiasme extraordinaire. Le Boulevard Laferrière est coupé dans sa partie basse. Le quartier des Facultés est bloqué, rue Charles Péguy, par une immense double barricade, qui le constitue en réduit. Vers 17 heures, assis au pied de la statue de Jeanne-d’Arc, je regarde, fatigué par l’attente cette foule bigarrée, grondante, bon enfant, les hommes portant des enfants sur les épaules, des femmes, nombreuses, les unités territoriales, débonnaires, quelques musulmans silencieux. Manifestement, à part quelques excités, cette foule n’est pas foncièrement dangereuse.
Soudain, vers 18h10, au crépuscule, une onde d’émotion jaillit de cette foule. Je me lève, dressé sur le rebord en ciment du square. Il y a comme un mouvement de reflux, lent mais impétueux. Je vois alors, débouchant de l’esplanade du Forum, deux colonnes de gardes-mobiles, l’arme à la bretelle, descendre au pas de course les escaliers qui entourent le Monument aux Morts. Arrivés au bas des jardins, les deux colonnes font rapidement jonction sur toute la largeur de la place. Alors, sans sommation, les gardes-mobiles chargent. Une explosion sourde, probablement une grenade lacrymogène, suivie d’autres explosions, se répercute aux façades des immeubles. Le drame se noue. Brutalement, des coups de feu éclatent. Des gardes-mobiles tombent, les autres ripostent au hasard. Des civils s’effondrent à leur tour. Une peur panique s’empare de cette foule qui reflue en courant et en hurlant vers le front de mer. Je suis emporté par la vague humaine. Une femme, touchée, tombe à mes côtés et je suis des yeux son escarpin qui rebondit sur les pavés. Un FM des unités territoriales , placé en haut du PC d’Ortiz arrose les gardes-mobiles qui s’avancent vers les facultés. Décimés, les gardes se replient en désordre, laissant de nombreux morts et blessés, boulevard Laferrière, rue Charles Péguy et sur le plateau des Glières. On relèvera vingt morts (6 civils et 14 gardes) et cent quarante sept blessés (22 civils et 125 gardes). La fusillade a commencé vers 18h10 ; J’arrive en hâte à mon hôtel vers 18h25. Dans le “ Transistor “, on entend encore les tirs en rafale du F.M. et les coups saccadés des fusils, cependant que le reporter, couché sur un balcon dominant le plateau des Glières, continue de décrire le déroulement du drame qui est en train de se jouer sous ses yeux. Il est 18h30 quand le 1er REP et le 1er RCP s’interposent, accourant depuis le boulevard Baudin. Sentimentalement d’accord avec eux, les paras n’avaient nullement le cœur à affronter les manifestants. Et puis, c’est un silence pesant et tragique, rompu par le hurlement des sirènes des ambulances. La ville est atterrée, la population ne comprend pas, ne comprend plus. Elle ne peut admettre qu’on lui ait menti à ce point. Dans la rue, le petit peuple devient tout à coup hostile, véhément, revanchard. Que seront les jours qui viennent ? Prés du Forum, le 1er REP ceinture le réduit où se retranche Lagaillarde et ses hommes, formés en commando militaire. Le 1er RCP est devant le PC d’Ortiz. Ouvertement les paras fraternisent avec les insurgés algérois. Mais l’armée basculera-t-elle vers un nouveau 13 mai ? Dès le lendemain 25 mai, je constate dans les services de l’Intendance, que les militaires sont dans l’expectative. Le délégué général en Algérie, Delouvrier, est dépassé par les événements. Le général Challe est certes foncièrement partisan de l’Algérie française, mais il fait encore confiance à De Gaulle. Le soir, nous apprenons que le Premier Ministre, Michel Debré a fait une incursion rapide à Alger où certains chefs engagés de l’armée lui réclament simplement de rester fidèle à ses idées d’Algérie française. Mais d’autres, dans le bled, ne suivent pas annonçant un clivage qui profitera à De Gaulle. Dans la soirée, comme beaucoup, je me rends aux barricades. Sur le front de mer, en bas de la grande poste, le 1er REP est positionné. Les légionnaires sont l’objet d’imaginables attentions de la part des séduisantes algéroises. Certains y ont vu “ une belle spontanéité en faveur de géants blonds, en tenue camouflée, souriants et forts, une affectueuse admiration envers des guerriers, ardents défenseurs de l’Algérie française “. Peut-être ! Le 26 janvier, alors que la fatigue et la lassitude gagnent les insurgés , le général de Gaulle parle : « J’adjure ceux qui se dressent à Alger contre la patrie, égarés qu’ils peuvent être par des mensonges et par des calomnies, de rentrer dans l’ordre national . Rien n’est perdu pour un français quand il rallie sa mère, la France. J’exprime ma confiance profonde à Paul Delouvrier, délégué général, au général Challe, commandant en chef, aux forces qui sont sous leurs ordres, pour servir le France et l’Etat. A la population algérienne si chère et si éprouvée. Quant à moi, je ferai mon devoir ». Des mots qui, une fois de plus, vont rallier les adhésions à une cause que De Gaulle lui-même ne peut bafouer. Les régiments paras, sauf le 1er REP, sont éloignés d’Alger et remplacés par deux régiments en majeure partie constituée d’appelés du contingent. De part et d’autre des barricades, on ne passe plus. Le 28 janvier, Delouvrier et le Général Challe quittent Alger pour la base aérienne de Reghaïa ; Le premier parle à la télévision sur un ton épique et sentimental qui découvre son désarroi. Derrière les barricades, les rangs s’éclaircissent, le découragement gagne, car on a compris que l’armée n’interviendra pas. En cette fin janvier, une pluie froide envahit tout le littoral, brisant les énergies. Alger grelotte avec sa désillusion. Le 29 janvier, au matin, je fais le tour des barricades. A l’intérieur du réduit, il y a peu de monde. De l’autre côté, les appelés, encadrés par leurs officiers, lieutenants et capitaines, sur plusieurs rangs, au coude à coude, utilisant leurs camions comme points d’ancrage, font face à une foule de petites gens, venue de Bab El Oued, de Belcourt, de l’Agha, apporter des vivres aux assiégés. Au débouché de la rue d’Isly, je suis tout prés de la barricade qui ferme cette rue. La foule, à présent, pousse, pousse, faisant refluer et onduler le cordon des appelés qui ne rompt pas. Dans les yeux de ces gens, je vois des larmes, du désespoir. Certains implorent les jeunes appelés de les laisser passer, avec des accents touchants et pathétiques. C’est un moment d’une intensité inouïe. Je suis bouleversé, comme peuvent l’être des centaines de jeunes de France de qui l’on exige une intervention pour laquelle ils ne sont pas faits. Mais ils obéissent aux ordres et aux encouragements de leurs chefs. Personne ne passera ! Alors, devant l’échec, la foule, peu à peu, se délite. Les uns et les autres ont compris. C’est la fin. Au soir, sur les écrans de télévision, en grande tenue de général de brigade, de Gaulle parle : “ Les Algériens auront le libre choix de leur destin. L’autodétermination est le seul moyen grâce auquel les musulmans pourront exorciser eux-mêmes le démon de la sécession.... Français d’Algérie, comment pouvez-vous écouter les menteurs et les conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix aux Algériens, la France et de Gaulle veulent vous abandonner à la rébellion ? Comment pouvez-vous douter que si les musulmans décident librement que l’Algérie de demain doit être unie plus étroitement à la France, rien ne me causerait plus de joie que de les voir choisir la solution qui serait la plus française ? Enfin je m’adresse à la France. Eh bien ! Mon cher et vieux pays, nous voici donc ensemble, encore une fois, face à une terrible épreuve. En vertu du mandat que le peuple m’a donné et de la légitimité que j’incarne depuis vingt ans, je demande à tous et à toutes de me soutenir quoi qu’il arrive “. Prestation remarquable, de présence, d’autorité, d’engagement décisif.Les dernières tractations se déroulent dans la nuit entre le colonel Dufour, commandant le 1er REP, et Lagaillarde. Le lundi 1er février à 11h50, le dernier carré des insurgés sort du réduit des facultés entre deux haies de légionnaires au garde à vous. L’honneur est sauf. Le bilan de cette dernière semaine de janvier 1960 est lourd. Une centaine de jeunes insurgés sous les ordres de Guy Forzy, second de Lagaillarde, se portent volontaires pour constituer une unité opérationnelle, le “ commando Alcazar “, basé prés de Djijelli, en Kabylie. Mais la lassitude aidant, le commando est dissous début mars.Les meneurs sont soit arrêtés : Lagaillarde, Pérez, Susini ; soit en fuite Ortiz, Martel.
Les colonels qui ont favorisé les événements sont mutés en métropole, tout comme les généraux dont on connaît la sympathie pour l’Algérie française. Ils sont remplacés par des inconditionnels à de Gaulle.Le général Challe est promu, lui aussi, le 24 avril au commandement Centre-Europe, remplacé par le général Crépin, gaulliste de toujours. Les régiments paras sont bouleversés dans leur affectation et leur commandement.
Mais il y a beaucoup plus important ! Les Unités territoriales, bras armé des Européens, sont dissoutes. Désormais ces derniers ont les mains nues devant les masses musulmanes endoctrinées par le FLN. Entre l’armée et les pieds-noirs, s’est creusée une incompréhension qui tient à plusieurs facteurs ; L’armée d’active souhaite plus de justice et d’égalité. Les Européens entendent conserver des positions acquises depuis déjà quatre générations. Quant au contingent, il subit généralement, plus qu’il ne participe moralement. Les propos relevés sont éloquents. Du côté de l’armée, et surtout chez les jeunes du contingent, on ne comprend pas pourquoi ces pieds-noirs qui ont dressé les barricades, ne s’engagent pas pour défendre leur propre terre. Du côté des pieds-noirs, en retour, on rappelle qu’en 1944, ce sont eux qui ont traversé la Méditerranée pour libérer la métropole.
Et surtout, les barricades ont démontré aux musulmans que l’Algérie française ne se ferait pas. Il est sage de rallier à présent le camp des vainqueurs. Sur les vestiges des barricades, le drapeau vert et blanc de l’Algérie algérienne commence à s’élever.
Par André Aribaud
Article publié dans
Arkheia n°1
L’Algérie française change d’âme. Elle ne se bat plus pour l’avenir. Elle ne vise qu’à survivre. Décidément, la grande fêlure entre militaires et pieds-noirs date des barricades. Cette semaine de fin janvier 1960 apparaît bien comme l’une des étapes majeures de la guerre d’Algérie. Une guerre dont l’issue est à présent inéluctable. L’Algérie sera indépendante, puisque de Gaulle le veut. Mais de cette marche vers l’indépendance, quelles seront les péripéties ?
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