Parution. Le trauma colonial, de Karima Lazali : Les violences psychiques de la «colonialité»
La psychanalyste Karima Lazali vient de publier un ouvrage qui fera certainement date par son approche singulière du fait colonial. Sous le titre Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie (Editions La Découverte ; le livre sort également aux éditions Koukou), l’auteure propose un traitement pluridisciplinaire, au croisement de la psychanalyse, de l’histoire et de la littérature.
Le fait est qu’elle ait «constaté chez ses patients(es) des troubles dont rend mal compte la théorie psychanalytique, et que seuls les effets profonds du ‘‘trauma colonial’’ permettent de comprendre : plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les subjectivités continuent à se débattre dans des blancs de mémoires et de paroles, en Algérie comme en France», selon le mot de l’éditeur.
Psychologue clinicienne et psychanalyste exerçant à Paris (en institution et en cabinet depuis 2002) et à Alger (depuis 2006 en cabinet), Karima Lazali nous livre une enquête clinique inédite, servie par une écriture ciselée, qui confronte deux temps forts de notre histoire : la colonisation française et le temps post-colonial, embrassant y compris les traumas des années 1990, ce qu’elle nomme «la guerre intérieure».
L’Histoire sur le divan
Dans l’introduction de l’ouvrage, sous le titre «La difficile reconnaissance des effets du trauma colonial», l’auteure relève que l’Histoire n’est jamais loin dans la sphère psychique des analysants, selon des modalités différentes. «A Paris, le nombre incroyable de patients français en analyse qui, à un moment ou un autre de leur trajet, évoquent incidemment le signifiant ‘‘Algérie’’, dans un marasme générationnel, interpelle», confie-t-elle.
«Pourtant, ces patients sont venus, au départ, pour des symptômes singuliers, a priori sans aucun lien de près ou de loin avec cet épisode de l’Histoire». Pour la psychanalyste, il est clair que «les travaux d’historiens ne peuvent suffire pour aider ces patients à élaborer l’impensé dont ils héritent, car la subjectivité excède le fait historique».
Du côté de ses patients algériens, Karima Lazali témoigne d’une emprise, là aussi, de la grande histoire sur les subjectivités, du fait qu’elle occupe massivement le débat et l’espace publics. «Dans l’Algérie d’aujourd’hui, la permanence de la question coloniale est criante, au point de nous amener à la penser en termes de matrice historique. Mais il s’agit, dans son expression officielle, d’une histoire figée, univoque et donc privée d’épaisseur. Elle est l’affaire du politique, sans doute d’ailleurs sa seule et grande affaire. Tout se passe comme si l’évocation des effets destructeurs de la colonisation ne pouvait relever que d’un consensus qu’il serait inutile de questionner par des analyses pluridisciplinaires. Le fait colonial fait Un, il est massif et clôt le débat», note l’auteure.
«Très peu de travaux sur les effets psychiques de la colonisation»
Et de souligner : «Le travail que je propose ici provient donc d’abord d’un étonnement renouvelé, découvrant que, en Algérie comme ailleurs, la compréhension actuelle de la colonialité relève toujours de l’impensé.» Karima Lazali insiste pour dire que «L’Histoire ne parle pas seule, ce sont les sujets qui la font parler et, dans le meilleur des cas, ils en disputent l’interprétation aux historiens et aux politiques».
Explicitant la méthode qu’elle a adoptée, elle précise : «Pour aborder les effets de la colonialité sur les subjectivités contemporaines en Algérie, j’ai utilisé dans ce livre les travaux d’historiens sur cette question, ainsi que des œuvres de la littérature algérienne, essentiellement de langue française, afin de lier des énonciations de fiction aux énoncés historiques de faits, car le texte littéraire est le plus proche de la texture subjective». L’ouvrage se trouve de fait enrichi par une intertextualité abondante et des références répétées aux œuvres de Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Jean Amrouche, Mouloud Feraoun ou encore Yamina Mechakra.
Karima Lazali attire l’attention sur le fait que cet aspect de la colonisation demeure très peu documenté à ce jour, exception faite des travaux de Fanon. «En commençant cette recherche, j’ai été surprise de constater qu’il existe très peu de travaux cliniques en Algérie et en France sur les effets psychiques de la colonisation, en dehors de ceux de Frantz Fanon dans les années 1950, qui nous a laissé une mine d’informations et d’analyses rigoureuses sur les atteintes psycho-corporelles dues à la colonisation», signale-t-elle. «Nous nous aventurons donc ici sur un territoire peu exploré, aux frontières mouvantes». L’analyste met l’accent dans la foulée sur les bénéfices d’une «circulation transdisciplinaire, comme cela existe au sein des post-colonial studies anglo-saxonnes». «L’histoire saisit, la littérature écrit et la psychanalyse lit ce qui dans le texte se loge dans le blanc de ses marges» résume-t-elle.
La destruction du nom
Dans le chapitre II intitulé «L’effraction coloniale», Karima Lazali fera remarquer : «Une des spécificités de la conquête française de l’Algérie a été d’affirmer, contre l’évidence, que ce territoire était sans histoire ni culture, une sorte de terre vierge à conquérir.» Selon la formule de l’auteure, la colonie est «l’enfant voyou des Lumières». «Conquête de la monarchie constitutionnelle, écrit-elle, l’Algérie restera, malgré les évolutions du champ politique français et ses libérations par la République (en 1848, puis en 1870), le lieu où s’exerce la violence d’un pouvoir monarchique et totalitaire». Ainsi, «le refoulé monarchique est déplacé sur un autre territoire». Dans la folie de la conquête, les «fondements symboliques» du peuple algérien «sont frappés de non-existence».
Parmi ces fondements : l’état civil. L’auteure de La parole oubliée (éd. Erès, 2015) cite à ce propos la loi de 1882 «qui coïncide avec la mise en place du ‘‘Code de l’indigénat’’». «Puissant moyen de contrôle de la population au service d’une répression constante, ce procédé permettait d’effacer pleinement la référence à la tribu et donc au père, c’est-à-dire à l’ancrage qui installe, transcende les vivants et les situe les uns vis-à-vis des autres. Pour Freud, ‘le nom d’un homme est une partie constitutive capitale de sa personne, peut-être un morceau de son âme’», décrypte Karima Lazali.
«La destruction du nom est bien le meurtre de la matière du symbolique par la loi coloniale», appuie-t-elle. «Ainsi, les individus ont été massivement renommés ou, plutôt, a-nommés, par l’administration hors référence à leur généalogie, au risque que, dans une même famille, les descendants aient des patronymes différents, faisant des uns et des autres des étrangers à leur naissance et donc de potentiels sujets à l’inceste par la voie du mariage».
Face au rouleau compresseur de la machine coloniale, «le dessaisissement est total et donc source de dépersonnalisation incessante. (…) En termes cliniques, cela se traduit par la mise en place de blancs dans les registres de la langue, du nom et de l’histoire». Pour mettre un terme à cette «épreuve du dessaisissement», la guerre devient inéluctable, surtout après 1945. «La guerre de Libération, du 1er Novembre 1954 au 5 Juillet 1962, signe le refus des Algériens de poursuivre l’épreuve du dessaisissement du soi (langue, histoire, religion)».
«La guerre d’indépendance a été le moyen d’arrêter la pratique de la disparition et ses effets dans le temps, à savoir un repeuplement du territoire réel et mental par du blanc au double sens de l’homme blanc et du blanc historique, qui cerne le lieu de l’effacement», observe l’analyste.
Le parricide symbolique de Messali
Karima Lazali rappelle que dans le même moment où s’engageait ce combat crucial, un autre front s’ouvrait, cette fois au cœur même du mouvement national. Messali, qui était jusqu’à la crise du PPA-MTLD, le patriarche incontesté, «connaîtra un destin politique tragique». «Malgré l’indépendance, il n’accédera à la nationalité algérienne qu’en 1965 : ses demandes de passeport lui seront refusées à plusieurs reprises par le jeune Etat, et il ne l’obtiendra que peu de temps avant sa mort survenue en 1974», indique l’auteure, avant d’ajouter : «Ainsi, le père du ‘‘nationalisme algérien’’ ne sera algérien qu’à l’article de la mort…»
Et de constater : «La guerre entre ‘‘eux’’ et ‘‘nous’’ deviendra multiple : entre combattants algériens et armée française, entre combattants FLN et MNA (Messalistes), puis au sein des combattants du FLN eux-mêmes. Dès lors, le clivage initial entre ‘‘eux’’ et ‘‘nous’’ ne tiendra plus : la guerre contre l’ennemi étranger se répandra en une guerre du dedans.» Karima Lazali estime que «le meurtre entre frères s’accélère gravement à partir de l’assassinat de Ramdane Abane. Cet assassinat inaugure le règne du fratricide, c’est-à-dire le ‘‘refusement’’ de la fraternité.
Dès les premières années du FLN, ce militant devient un homme fédérateur et chef de parti politique. Il propose un projet structuré et animé par la construction d’une nation algérienne plurielle et citoyenne. Son exécution intervient au moment où il est reconnu en place de ‘‘père’’ du Front par la majorité des militants».
L’auteure énumère tous les coups tordus, les coups d’Etat, les assassinats, qui ont émaillé la vie politique post-62 : Boumediène contre Ben Bella, tentatives de putsch contre le même Boumediène, parricide de Boudiaf… «L’absence d’élites et de leaders jusqu’à ce jour en Algérie est directement issue de cette logique d’élimination», soutient l’analyste. Et de s’interroger : «La structure fratricide du pouvoir politique serait-elle donc la seule mémoire du trauma colonial ?
Peut-être faudra-t-il plus de trois générations – trois plus une ? – pour faire du père un nom, lui redonner corps puis sépulture afin qu’une République qui signe la sortie de la horde puisse naître et s’épanouir. Et pour poursuivre ce work in progress, commençons par admettre avec Kateb Yacine que ‘‘l’enterr’ment di firiti i la cause di calamiti’’ («l’enterrement des vérités est la cause des calamités», Nedjma, Seuil, p132). D’après Karima Lazali, «le fratricide en Algérie agit comme une mémoire en acte excluant la souvenance.
Mais, au-delà de cette particularité, l’histoire contemporaine montre que toutes les révolutions naissent et se mènent d’abord dans une apparente fraternité contre un tyran. Autrement dit, l’unité se fabrique à partir d’une opposition dont il devient par la suite difficile de sortir et d’être, tout simplement, avec l’autre. En Algérie, les discours continuent à porter cet état de lutte, d’être contre… l’arabisme, le berbérisme, la francisation, etc. C’est-à-dire contre l’autre et, à force, contre soi-même».
Lettre d’El Mouhoub à Jean (Amrouche)
Méditons à ce propos ces mots, ce geste métaphorique tellement puissant de Jean El Mouhoub Amrouche rapporté par Karima Lazali : «Jean El Mouhoub Amrouche a laissé dans son journal un témoignage bouleversant sur cette guerre de l’intime et la chasse à l’hétérogène en soi. Lui qui porte deux prénoms, l’un, kabyle musulman, et l’autre lié à la christianisation de ses parents sous la colonisation, écrit dans une lettre qu’il adresse à l’autre de lui-même en 1946: El Mouhoub à Jean.
Mon cher ami, si je me décide à t’écrire, c’est que précisément c’est inutile : voici quarante ans que nous habitons le même corps, que nous buvons aux mêmes sources, que nous avons la même part de lumière et de ténèbres, que nous souffrons des mêmes maux : mais voici vingt-cinq ans que nous affrontons les mêmes problèmes et que nous cherchons à nous rejoindre sans y parvenir. Un même corps, une même âme et, dans ce même corps et dans cette même âme, une frontière non reconnue nous sépare plus profondément qu’un océan.»
Karima Lazali reprend : «Et il poursuit dans une autre lettre de son journal, dix ans plus tard, en 1956 : Depuis dix-huit mois passés, des hommes meurent, des hommes tuent. Ces hommes sont mes frères. Ceux qui meurent. Je me nomme El Mouhoub, fils de Belkacem, petit-fils d’Ahmed, arrière-petit-fils d’Ahcène. Je me nomme aussi et indivisément Jean, fils d’Antoine. Et El Mouhoub, chaque jour, traque Jean et le tue. Et Jean chaque jour traque El Mouhoub et le tue.
Si je me nommais seulement El Mouhoub, ce serait presque simple. J’embrasserais la cause de tous les fils d’Ahmed et d’Ali, j’épouserais leurs raisons, et il me serait aisé de les soutenir en un discours cohérent. Si je me nommais seulement Jean, ce serait presque simple aussi, je développerais les raisons de tous les Français qui pourchassent les fils d’Ahmed en un discours aussi cohérent. Mais je suis Jean et je suis El Mouhoub. Les deux vivent dans une seule et même personne. Et leurs raisons ne s’accordent pas. Entre les deux, il y a une distance infranchissable.»
https://www.elwatan.com/edition/culture/parution-le-trauma-colonial-de-karima-lazali-les-violences-psychiques-de-la-colonialite-08-09-2018
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