Qu'est-ce que la Pensée de Midi ?
Pour Camus, héritier de la pensée grecque , c'est la mesure , qui dans l'ordre de l'humain et dans celui de la nature ne constate le Tragique que pour aussitôt le surmonter, dans un monde où l'homme est supposé se soumettre aux lois de l'Histoire.
Origines
On voit apparaître pour la première fois dans « L'Exil d'Hélène « en 1948 , un éloge vibrant de cette pensée affirmative , d'inspiration solaire , baignée de lumière et d'harmonie entre les éléments .
La méditerranée, « où l’intelligence est sœur de la dure lumière " est le lieu de la mesure et de la pensée de midi face à la démesure des idéologies et des lois implacables de l'Histoire .
Camus utilise les contrastes entre « Midi » , moment de clarté solaire, et « Minuit » moment d'opacité nocturne , pour dénoncer le danger nihiliste qui menace l'Europe , au moment où la Guerre froide exacerbe les tensions internationales .
C'est une pensée solaire qui « au cœur de la nuit européenne « attend une nouvelle aurore . Il est conduit à revenir à une pensée de la mesure, qui , comme l'a fait la tragédie grecque dans l'Iliade d'Homère, a réussi à sublimer l'horreur des champs de bataille dans le récit de la Guerre de Troie :
« Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au – dessus de la mer éclatante . O pensée de midi , la Guerre de Troie se livre loin des champs de bataille . »
L'Exil d'Hélène, 1948
Avant lui le Zarathoustra de Nietzsche attendait le « Grand Midi » pour faire renaître la civilisation et « accoucher d'une étoile qui danse" .
Paul Valéry avait lui aussi salué les « trois déités incontestables : la Mer, le Ciel et le Soleil « de sa Méditerranée natale . ( Inspirations Méditerranéennes, 1934 )
Pensée de la limite
Camus le païen a éprouvé dans des pages admirables ,un soir à Tipasa , dans les ruines de cette ville romaine, entre les dieux et les morts , les noces de l'homme et de la terre , alors qu'il n'avait que 25 ans . Noces de la terre avec le ciel, de la mer avec le soleil, du présent avec l'éternité. Ce lieu béni des dieux devient alors son Royaume .
« Des collines s'encadraient entre les arbres et , plus loin encore , un liseré de mer au dessus duquel le ciel, comme un voile en panne, reposait de toute sa tendresse . »
Noces à Tipasa , 1939
Cet accomplissement de l'homme avec la nature avait été déjà décrit chez les Grecs dans l'idée de limite . En songeant au désespoir véhiculé par les penseurs de son temps fidèles au matérialisme historique marxiste , il écrit alors :
« La pensée grecque s'est toujours retranchée sur l'idée de limite . Elle n'a rien poussé à bout, ni le sacré , ni la raison, parce qu'elle n'a rien nié, ni le sacré, ni la raison . »
L'Exil d'Hélène , 1948
Dans une époque où sévit l'arrogance intellectuelle et l'idéologie marxiste, il dénonce dans la pensée révolutionnaire une fuite en avant vers le néant . Il nous dit ,dans l'Homme Révolté , que l'égarement révolutionnaire , en reniant la limite inséparable de la nature humaine , renie toute humanité et conduit au nihilisme .
Il évoque l'égarement de la révolution en URSS, car pour lui la méconnaissance de la limite pousse les révolutionnaires à perdre le chemin de la réalité et le sens de l'histoire :
« L'égarement révolutionnaire s'explique d'abord par l'ignorance ou la méconnaissance systématique de cette limite qui semble inséparable de la nature humaine . »
L'homme révolté , 1951
Noces de l'homme et de la nature
Enfant né à Alger dans une extrême pauvreté , il dut faire face au silence insurmontable d'une mère muette , aimée d'un amour absolu. Il se levait le matin pour aller à l'école de la république , et y découvrir les ressources du savoir et celles des livres.
Enfant de pauvreté , baigné de mer et de lumière, il leur est resté toute sa vie fidèle, ainsi qu'au cœur de sa réussite, à ceux qui n'ont rien :
« Élevé d'abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse , j'avais commencé par la plénitude . Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire, les tyrannies, la guerre . »
Retour à Tipasa, l’Été , 1952
Après le temps de l'exil dans le tumulte du monde et de la brutalité de l'Histoire, le retour sur la terre bénie de son enfance, à Tipasa, ne lui donne plus les clés du Royaume .
Camus journaliste vacille en 1954, quand commencent les hostilités avec l'Algérie . Et c'est alors que , mis en demeure de répondre à la violence de l'Histoire, il a pris le parti de se taire , en se détournant de ses semblables et en plongeant, absurdement, dans l'illimité de la mer et des paysages :
« La course de l'eau sur mon corps , cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes , et l'absence d'horizon . »
Retour à Tipasa, l’Été, 1952
Son itinéraire d'homme aura été celui d'un être à la recherche de la lumière que chaque matin lui apporte .
Ce qu'il ne cesse de nous dire , c'est que la nature qui se donne si généreusement à ceux qui n'ont rien transcende l'histoire des hommes ,ainsi que le pouvoir et le monde urbain qui y sont associés .
Jean Daniel évoque à son propos « Le Soleil de la force obscure » toujours recommencée , expression que l'on retrouve dans son récit posthume, resté inachevé, Le Premier Homme .
Camus a fait de la Pensée de Midi un appel à ne pas subir la démesure aux confins des civilisations méditerranéennes et européennes . Horizon inaccessible ?
Cette Méditerranée, qui à son époque fut le théâtre de conflits majeurs dont l'issue fut violente, traversée par des épisodes de rupture comme à Jérusalem en 1948, Suez en 1956 et Alger en 1954 . C'est par la violence que les peuples colonisés se sont libérés de l'emprise coloniale remettant en cause la notion du « vivre ensemble « jusqu'alors constitutive de la culture des pays du pourtour méditerranéen .
Reste-t-il de nos jours une place pour l'humanisme austère, le naturalisme lyrique d'Albert Camus et le retour de nouvelles aurores ?
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mercredi 22 août 2018
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-pensee-de-midi-chez-albert-207009
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