En solidarité avec la résistance afghane à l’occupation soviétique, une internationale islamiste voit le jour dans les années 80, sous les auspices d’un exilé palestinien et d’un milliardaire saoudien.
Cette journée d’août 1988, il y a exactement trente ans, n’a laissé aucune anecdote vérifiable, parole rapportée ou élément de décor précis pour lui écrire un scénario digne des événements fondateurs. Seulement trois personnages : l’instituteur palestinien Abdallah Azzam, le chirurgien égyptien Aymane al-Zawahiri et le milliardaire saoudien Oussama Ben Laden, et un lieu : quelque part dans la banlieue de la ville pakistanaise de Peshawar. La présence de Zawahiri n’est pas certaine, et selon certaines versions, l’assemblée était plus large que ces trois protagonistes, le jour où el-Qaëda, « la base », fut créée.
Quatre ans plus tôt, Azzam et Ben Laden avaient fondé le Bureau des services aux moujahidine (BSM), qui réceptionne les volontaires arabes au jihad afghan contre l’occupant soviétique. Le Bureau a aménagé une grande auberge où les recrues attendent leur tour d’aller au front. Car en cette année 1984, le jihad commence à souffrir de sureffectif. Les moyens distancent de plus en plus les besoins de la résistance afghane, quand deux ans plus tard, le retrait échelonné des troupes soviétiques devient irréversible. Alors, en patientant à l’arrière dans les pensions et les camps d’entraînement du BSM, les Algériens du maquis Bouyalis, les vétérans des prisons égyptiennes de Sadate ou de Moubarak, les compatriotes de Ben Laden, les Irakiens et les Jordaniens mijotent dans ce que le jihadiste Michari al-Dhaidi appellera plus tard « la cuisine de Peshawar ». « Dans les sociétés musulmanes, la religion a toujours servi à mobiliser contre une occupation étrangère. Le Front de libération national algérien, d’inspiration marxiste, appelait ses hommes les moujahidine. Mais ce phénomène n’a jamais pris autant d’ampleur qu’en Afghanistan », explique Lemine Ould Mohamed Salem, auteur d’une biographie du Mauritanien Abou Hafs, l’ancien mufti d’el-Qaëda, et de l’Algérien Mokhtar Belmokhtar.
« Rejoins la caravane »
C’est Abdallah Azzam qui fait tourner le chaudron. Natif d’un village périphérique de Jénine en Cisjordanie, il est le personnage principal de la genèse d’el-Qaëda, celui à qui le mouvement doit sa doxa originelle. « Azzam est le premier à avoir donné une dimension internationale au jihad contemporain, remarque M. Salem. Il est un Palestinien : c’est un fait important. Avant l’Afghanistan, il navigue entre la Cisjordanie, la Jordanie après 1967, Damas, Le Caire, Jeddah. Ses voyages forgent son panislamisme. » Azzam a révolutionné le casus belli du jihad : alors que les Frères musulmans voulaient d’abord prendre la relève des gouvernements arabes, le clerc palestinien donne la priorité à la lutte contre les occupants étrangers, l’« alliance judéo-croisée » aux multiples occurrences dans les interventions ultérieures de Ben Laden. Il substitue à l’idée élitiste d’avant-garde, répandue dans l’école égyptienne, celle de « jihad populaire général ». « Quant à la poignée d’officiers qui pense pouvoir établir une société musulmane, écrit-il dans son manifeste Rejoins la caravane (1987), c’est une illusion et un leurre qui risque de répéter la tragédie que vécut le mouvement islamique sous Gamal Abdel Nasser. » Une référence au groupe al-Jihad, dont la stratégie, inspirée des écrits du frère musulman Sayyid Qutb, tablait sur le coup d’État d’un petit groupe de militants éclairés.
« Ces hommes étaient très différents par leurs milieux sociaux. Mais ils avaient un socle commun : ils ont tous fréquenté une université wahhabite ou un univers proche du wahhabisme saoudien, ainsi que les Frères musulmans. Je ne sais pas si les Frères préparent le passage à l’acte radical. Mais pour beaucoup d’entre eux, la confrérie a été une instance de formation politique », observe M. Salem.
Le nerf de la guerre
Dans le domaine de la révolution idéologique, Ben Laden n’est donc qu’un disciple et continuateur de Abdallah Azzam. Mais le Saoudien va procurer à ces nouveaux préceptes le nerf indispensable, ce sans quoi el-Qaëda n’aurait pas donné au XXIe siècle sa borne historique inférieure : de l’argent, beaucoup d’argent. Des groupes à vocation jihadiste aux plumes non moins entraînantes que celle de Azzam ont précédé el-Qaëda, comme le Jihad islamique égyptien (JIE). L’écrasante hauteur financière du Saoudien les a condamnés à s’aligner ou mourir. L’argent aura une importance décisive dans le repositionnement idéologique de Zawahiri, futur successeur de Ben Laden, à l’époque encore émir du JIE. En 1998, ce cacique de l’opposition au régime de Hosni Moubarak s’associera au « Front islamique mondial pour la guerre sainte contre les juifs et les croisés », opérant ainsi un revirement de l’ennemi proche (Le Caire) à l’ennemi lointain (l’Occident judéo-chrétien). Les rangs du JIE étaient rendus exsangues par la campagne d’arrestations du Caire, et l’organisation bataillait sec pour obtenir des financements. Le parapluie financier du Saoudien se mérite à condition de souscription idéologique.
La base de ce parapluie est la fortune de feu son père Mohammad Ben Laden, le « Rockefeller du Moyen-Orient », cinq fois milliardaire. Il y a aussi les dons de ses admirateurs saoudiens et des cœurs conquis par Abdallah Azzam lorsque ce dernier s’en va battre le rappel à travers le monde. Et les dollars distribués de façon libérale par la CIA à la résistance afghane. L’objectif est d’épuiser l’Armée rouge en choyant le jihad. Cette stratégie est payante, les soviétiques se rapprochent de leurs limites. À Peshawar, le temps passe lentement. Le dernier soldat de l’Armée rouge part en février 1989, et avec lui le gros du contingent arabe de Ben Laden. Une voiture piégée tue Azzam la même année, sur le chemin de la mosquée où il devait prononcer le sermon du vendredi. Peu avant de mourir, il aurait eu ces mots : « J’ai l’impression d’avoir 9 ans : 7 ans et demi de jihad afghan et un an et demi de jihad palestinien. Le reste de ma vie ne compte pas. »
Dans son Arabie saoudite natale où il est rentré, Ben Laden se morfond dans sa vie de planqué. Le zélote cherche alors une nouvelle cause pour mettre à profit ce réseau tissé en Afghanistan, cette base combattante, « el-Qaëda ».
États amis, États ennemis
Le régime « athée » à Bagdad l’obsède. Lorsque l’armée irakienne envahit le Koweït en 1990, Ben Laden prétend pouvoir aligner une « légion arabe » de 10 000 hommes. Riyad décline et préfère confier la libération du Koweït à une coalition d’armées occidentales sous patronage américain. L’émir d’el-Qaëda prend alors en grippe les Saoud, suppôts de l’« occupation du pays des deux sanctuaires ». Ben Laden tombe sous le coup d’une interdiction de quitter le territoire, qu’il finit par braver en 1991, grâce aux interventions de membres puissants de sa famille. Il prétexte devoir régler une affaire au Pakistan et ne revient plus.
Du Pakistan, où il a eu vent d’un projet d’attentat contre lui, Oussama Ben Laden part pour le Soudan. Le pays est dirigé depuis le coup d’État de 1989 par le général Omar el-Bachir, mais l’éminence grise est Hassan al-Tourabi, patron des Frères musulmans. Ce dernier donne son feu vert pour que l’émir et sa « cour » débarquent à Khartoum en 1992. La capitale est un sanctuaire pour fugitifs en tout genre. Le JIE d’Aymane al-Zawahiri et le Groupe islamique combattant libyen (GICL) y coulent des jours heureux. Depuis sa villa de la rue el-Meshtal, en plein quartier résidentiel, l’émir d’el-Qaëda finance et dispense ses bons conseils aux jihadistes algériens, égyptiens ou yéménites, ainsi qu’au pouvoir en place à Khartoum dans sa guerre contre les chrétiens et animistes du Sud. Il ne se cache pas. Ceux qui le cherchent finissent par savoir. Il y fait brillamment des affaires : Ben Laden possède plusieurs entreprises de BTP, en vue sur les marchés publics.
Le borgne
C’est durant la période soudanaise qu’el-Qaëda émerge en tant que « marque ». Une marque qui assure aujourd’hui au groupe une survivance morale alors que son chef charismatique est mort. Le groupe met en orbite d’autres formations jihadistes dont les cadres ont fait leurs dents sur le front afghan. L’un d’eux est un Algérien, Mokhtar Belmokhtar. De son passage en Afghanistan, il garde une trace indélébile : un éclat d’obus lui a balafré l’œil droit. « Le borgne », c’est son surnom, rentre tardivement en Algérie, en 1992. Son pays s’est transformé en son absence. Un mouvement de libéralisation a permis au Front islamique du salut (FIS) de devenir la principale force politique au premier tour des élections législatives de décembre 1991, après plus de 20 ans de parti unique socialisant. Moins de quinze jours après les résultats, les blindés encerclent Alger. Cinq mois angoissants s’écoulent, durant lesquels le président démissionne et son remplaçant est assassiné. Finalement, en juillet, les principaux chefs du FIS sont jetés en prison. Leurs partisans prennent le maquis.
Dans son manifeste Cavaliers sous l’étendard du Prophète (2001), Zawahiri consacre quelques mots à l’épisode qui enclencha la guerre civile algérienne. Il « montra aux musulmans que l’Occident est non seulement impie, mais aussi menteur et hypocrite. Car le FIS s’était comporté selon sa doctrine : il voulut passer par les urnes pour pénétrer dans les palais présidentiels et les ministères mais, à leurs portes, l’attendaient des chars d’assaut, qui pointaient leurs canons bourrés de munitions françaises vers ceux qui avaient oublié les règles de la lutte entre le bien et le mal ». Pour Bernard Rougier, auteur de l’Oumma en fragments, « el-Qaëda se sert du coup d’État militaire en Algérie pour dénigrer la stratégie légaliste des Frères musulmans et recentrer la lutte sur l’Occident lointain. Cavaliers sous l’étendard du prophète est le texte qui accompagne le 11-Septembre ».
Belmokhtar a rejoint les maquisards et fonde la Brigade des martyrs, rattachée au Groupe islamique armé (GIA), nouvel avatar militaire du FIS. Ses faits d’armes acquièrent une petite notoriété. Mais le GIA est mal en point. Pour lui donner un nouveau souffle, le borgne veut placer l’organisation sous l’étendard d’el-Qaëda. Les premiers contacts auraient été noués en 1994. Ben Laden met la main au portefeuille, moyennant un « redressement salafiste ». Car le GIA plonge l’Algérie dans ses années noires, culminant avec l’intronisation de Antar Zouabri. Ce dernier promulgue en 1996 une fatwa qui apostasie tout individu se soustrayant au jihad. Des civils sont massacrés à ce titre. Ben Laden dépêche un émissaire qui arrive en Algérie au premier semestre de 1998, avec pour mission de mettre au pas le jihad local. La majorité des brigades affiliées au GIA de Zouabri font scission et fondent le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). El-Qaëda et les Algériens en restent là. On les retrouvera plus tard, au début de l’année 2007.
Coming out
1996, année moins 5 : Ben Laden et ses compagnons doivent reprendre la route. L’idylle avec Khartoum est finie. En février 1993, un camion piégé a explosé dans les sous-sols de la tour nord du World Trade Center. Le cerveau de l’attentat est un vétéran pakistanais d’Afghanistan, Khaled Cheikh Mohammed. Six mois après, le département d’État américain inscrit le Soudan sur la liste des États parrainant le terrorisme. Omar el-Bachir est contrarié. Sa carrière se portait bien. Sous la pression de Mouammar Kadhafi, le GICL doit plier bagage. Puis c’est tous les sbires libyens de Ben Laden qui sont déclarés persona non grata. La bande retourne donc à son premier amour, le Pakistan. C’est là, en 1996, que Cheikh Mohammed et Ben Laden se seraient rencontrés pour la première fois. Le Pakistanais est promu chef des opérations spéciales. Cheikh Mohammed insiste auprès de l’émir sceptique sur la faisabilité du 11-Septembre.
Pendant que le commando de pirates soigneusement sélectionnés par l’émir s’entraîne, le mouvement est en route vers son apogée opérationnelle. Jusqu’en 1998, el-Qaëda est une « base » au sens base de données combattantes, dans la droite ligne du BSM : l’organisation finance, supplée et « aimante » idéologiquement des groupes préexistants, mais ce sont ces derniers qui sévissent sur le terrain. C’est au tournant de 1998 qu’el-Qaëda acquiert pleinement son second sens, « la norme ». Les attentats perpétrés quasi simultanément contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar es-Salam le 7 août sont la seule volonté d’Oussama Ben Laden. Ils révèlent au monde son identité opérationnelle : son modus operandi, ses cibles, son mépris des vies civiles.
Retour aux sources
Cet âge d’or prend fin vers 2002. Deux mois après le nuage de fumée qui a embrumé les écrans de télévision du monde entier, un matin de septembre, une vaste coalition de plusieurs pays vient chasser les hôtes talibans d’el-Qaëda en Afghanistan. Ben Laden somme ses troupes d’évacuer les lieux. Certains fuient en Iran, dont le mufti Abou Hafs et une partie des quatre épouses et des dizaines d’enfants de Ben Laden. Ils y sont cordialement accueillis, hébergés, puis suivis, retenus et un jour jetés en prison. De la prison, ils passent en résidence surveillée. Une passoire. Une des filles de Ben Laden s’échappe lors d’une virée shopping surveillée dans un centre commercial de Téhéran. Abou Hafs l’imite et trouve refuge auprès de l’ambassade mauritanienne. Il passe aujourd’hui sa retraite dans un quartier résidentiel de Nouakchott peuplé de gens du cru. Ben Laden, lui, est abattu en 2011 dans sa villa à Abottabad (Pakistan). La ville abritait l’Académie militaire nationale. Ainsi donc, l’émir vivait entouré d’élèves officiers pakistanais.
La mort du Saoudien fait entrer el-Qaëda dans un nouveau cycle de vie : le corps de l’organisation « al-Qaëda maison mère » s’affaiblit avec le dronage de plusieurs de ses cadres, mais son esprit est amalgamé avec des « filiales ». C’est un retour aux sources de ce qu’était el-Qaëda pendant la décennie qui a suivi sa création. Caractériser cette évolution est une question de point de vue : affaiblissement ou résilience. Ce repli stratégique est consacré en janvier 2007 avec l’adoubement du GSPC de Belmokhtar, qui devient el-Qaëda au Maghreb islamique (AQMI), et la fusion deux ans plus tard entre les cellules jihadistes saoudiennes et yéménites au sein d’el-Qaëda dans la péninsule Arabique (AQPA). « Les franchises se sont autonomisées. Mais des sortes d’audits sont accomplis par le commandement général de Zawahiri. Un émissaire avait par exemple été envoyé auprès du Fateh el-Islam au Liban, et la consultation s’était mal passée, explique Bernard Rougier. Dans ses dernières lettres, Ben Laden insiste pour qu’el-Qaëda reste clandestin. Ces dernières volontés n’ont pas été respectées. Les franchises s’enracinent dans le tissu local, concluent des alliances matrimoniales avec les tribus sur place. Ces dernières font simplement des calculs d’intérêt. Si ces calculs se modifient, elles peuvent se retourner contre el-Qaëda. » En Syrie, qui était une terre de jihad prometteuse, les dernières ramifications du groupe ont été désavouées par la maison mère sur des divergences stratégiques. Elles comptent leurs jours, encerclées par le régime à Idleb. Mais comme à Tombouctou et à Gao au Mali ou Zinjibar au Yémen, le contrôle territorial n’est qu’une parenthèse de leur histoire.
Juliette RECH | OLJ
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