Dernière chronique de Camus dans L'Express, cet hommage à Mozart tranche avec ses textes étroitement liés à l'actualité.
Dans L'Express du 2 février 1956
Il y a deux cents ans, Mozart... Eh quoi ! Mozart au milieu de l'histoire la plus folle et la plus pressante, Mozart devant l'Algérie de la haine, la France de la démission ? Justement ! Quand le monde fléchit autour de soi, quand les structures d'une civilisation vacillent, il est bon de revenir à ce qui, dans l'histoire, ne fléchit pas, mais au contraire redresse le courage, rassemble les séparés, pacifie sans meurtrir. Il est bon de rappeler que le génie de la création est, lui aussi, à l'oeuvre dans une histoire vouée à la destruction. L'Europe, contestée aujourd'hui dans sa puissance mécanique, imitée pourtant dans ce qu'elle a de pire par ceux-là mêmes qui l'assiègent, n'a jamais été contestée ni égalée dans ce qu'elle a de plus grand, et qui rayonne dans l'oeuvre de Mozart.
Ni la musique, certes, ni les autres arts n'ont jamais remplacé les oeuvres et les travaux de la civilisation matérielle. Pour Mozart même, ce sont les machines qui le font entrer chez nous, qui lui donnent une audience qu'il n'aurait pu rêver. Mais ni les machines ni la puissance matérielle ne sont créatrices par elles-mêmes. Elles préparent sans doute la création, quand elles ne la tuent pas. Privées de grands artistes, pourtant, les sociétés peuvent longtemps dominer : elles ne régneront jamais.
Mozart conquiert autrement. Il a été fêté ces jours-ci comme peu de puissants le furent, non pas seulement dans ces concerts et cérémonies qui élèvent un juste chant de gloire autour de son ombre discrète, mais dans beaucoup de maisons où, le jour de sa naissance, quelques amis se sont réunis pour l'écouter à nouveau parler. Après deux siècles, dans l'Europe démente, un homme fragile, un peu fantasque, qui a su avec une apparente et libre aisance donner une voix à la sensualité comme à la tendresse, à la joie innocente et au mystère mortel, vient encore consoler et réunir. Il meurt seul, et des millions de coeurs aujourd'hui le reçoivent et le saluent.
Liberté et perfection
Il est le génie. Il règne, sans effort, sinon sans labeur, faisant la preuve que le génie n'est pas convulsé, ni bizarre, ni maudit. Le vrai créateur ne brigue rien, au contraire, que la liberté de son travail. Il ne se croit pas obligé, Mozart le démontre, de forger sa grammaire ni sa syntaxe. Il parle le langage de tous. Mais reprenant le langage traditionnel, il le met au service de nouveaux modes et le fait retentir de façon imprévue. Surtout, et c'est par là qu'il rejoint l'histoire, il ne se sépare de rien, embrasse tout le registre humain, de la jouissance à l'effusion, et accepte son temps sans le bouder.
Tout alors est prétexte pour sa force d'invention. Chez Mozart, le jaillissement ininterrompu des thèmes et des formes se répand sur les deux siècles qui le suivent. Le plus souvent, ce qui a paru nouveau, dans ses successeurs, il l'avait déjà inventé. Ainsi le Don Giovanni se trouve au sommet de toutes les oeuvres d'art. La perfection et la liberté, loin de se contrarier, s'y renforcent l'une l'autre. Lorsqu'on a vraiment écouté ce chant, on a fait le tour du monde et des êtres.
Albert Camus, écrivain français, journaliste, philosophe et Prix Nobel de littérature 1957 en 1953 afp.com/ST
Voilà pourquoi, aujourd'hui plus que jamais, Mozart reste pour nous exemplaire. L'homme d'Europe n'est pas seulement ce menteur malheureux qui sévit dans nos assemblées intellectuelles et politiques, ni ce fou ivre d'humiliations et de cruautés. Il est aussi Mozart. Il est encore cette foule d'artistes plus humbles, non moins patients, qui préparent ce que sera un nouveau Mozart et qui, un jour, salueront avec reconnaissance dans son oeuvre un peu de ce qu'ils furent.
Les tyrannies contre Mozart
Saint-Exupéry maudissait les guerres et l'injustice dans la mesure où elles risquaient de tuer dans un homme le Mozart qu'il aurait pu devenir. L'exemple était bien choisi. C'est donner à chaque homme sa chance la plus haute que de lui permettre d'accéder, s'il en est capable, à cette liberté inépuisable et heureuse. Mais, en même temps que la justice et la paix, il y faut le respect de ce qu'il y a de souverain dans chaque vie particulière. Bien qu'on ne cesse aujourd'hui de parler de justice, au-dessus des camps d'esclaves, et de paix, au milieu des usines de la mort, ce respect, sans lequel toute justice est terreur, toute paix, démission, a disparu de notre conscience politique. Les tyrannies contemporaines haïssent Mozart et ce qu'il représente, même lorsqu'elles font mine de l'honorer.
Pourquoi ? Écoutez les mesures triomphantes qui accompagnent les entrées de Don Juan. Il y a dans le génie cette indépendance irréductible, qui est contagieuse. Elle annonce d'avance qu'une certaine sorte d'esprits ne se pliera jamais qu'à une solidarité consentie, et à cette libre obéissance qui seule fait avancer l'histoire. Mais les tyrans, même lorsqu'ils divinisent cette histoire, n'ont que faire de son progrès. Ils veulent seulement l'arrêter à l'heure de leur puissance.
Don Juan, il est vrai, meurt sous le feu divin. Mais Mozart savait ce que tout artiste apprend dans sa propre expérience, que pour grandir, comme créateur et comme homme, il faut reconnaître ses limites et s'appuyer sur elles. À vouloir les franchir, on s'y brise. Je ne crois pas pour ma part que les statues de commandeurs s'ébranlent. Mais je n'en nie pas pour autant les limites du mystère. Je ne les nie pas parce que je les sens, comme tout le monde, bien que le mensonge conscient de notre société intellectuelle consiste à parler comme si elles n'existaient pas. Mozart, lui, n'a pas menti. Il a refait tout le parcours de l'homme, depuis ses origines instinctives jusqu'à son affrontement avec l'énigme.
C'est pourquoi je n'ai jamais plaint ses souffrances ni sa mort solitaire. On s'attendrit trop facilement devant ce convoi sous la neige et cette fosse anonyme. Il se peut que le génie souffre de solitude. Mais ses racines plongent dans la condition de tous dont il tire sa vérité. Il est juste qu'il disparaisse alors dans l'anonymat et retrouve dans la mort ceux dont il n'a cessé d'exalter la vie : la place de Mozart était dans cette fosse commune. L'homme qu'il fut peut susciter notre tendresse. Mais qu'importe s'il ne reste rien de lui ! Son oeuvre, répandue à travers nous, source perpétuelle de joie fraîche, de liberté maîtrisée, justifie l'ambition humaine, malgré tous les malheurs et les découragements, et, aujourd'hui encore, inspire en même temps notre résistance et notre espoir. Tout près de nous, dans le temps et dans l'espace, celui-là a vécu et créé. Notre vie et nos luttes s'en trouvent du même coup justifiées.
https://www.lexpress.fr/culture/livre/1956-camus-remerciement-a-mozart_1999289.html
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