Le général de Gaulle en meeting le 04 septembre 1958 place de la République à Paris, pour présenter le projet de la nouvelle Constitution et inciter les Français à voter "OUI" au réferendum du 28 septembre 1958.
L'historien Jean-François Sirinelli revient sur l'étonnante longévité de la Ve république, qui fête ses 60 ans.
Elle a vieilli, sans que nul n'y prenne vraiment garde, tant elle semble indissociable de notre paysage politique. La Ve République a soixante ans. L'occasion, pour Jean-François Sirinelli, de revenir sur les origines et le bilan de ce régime dont Emmanuel Macron souhaite réviser prochainement la Constitution. Le dernier ouvrage que cet historien réputé publie le 29 août chez Odile Jacob, Vie et survie de la Ve République,est aussi le moyen - on s'en doute - d'éclairer sous un angle différent notre actualité politique.
L'Express : C'est sous la Ve République, durant les Trente Glorieuses, que la civilisation républicaine atteint sa plénitude, écrivez-vous. On imaginait que l'âge d'or se situait plutôt sous la IIIe République, mémorable pour sa longévité et ses lois sociales
Jean-François Sirinelli : L'un et l'autre ne sont pas contradictoires. La Ve République, dans ses quinze premières années, a constitué un moment de revitalisation, par contraste avec les institutions de la IVe République, qui paraissaient, elles, n'avoir aucune prise sur les problèmes de l'époque - les guerres coloniales, la modernisation de la société française. La Ve République faisait figure de République "thaumaturge", capable de guérir le régime et d'aller de l'avant.
L'"effet" de Gaulle?
Pas seulement. En 1958, le général apparaît incontestablement comme l'homme de la situation, doté de l'efficience nécessaire pour sortir le pays de l'impuissance dans lequel se débattait le régime précédent. Mais le deuxième élément clé, ce sont les Trente Glorieuses. Bien qu'elles aient commencé en 1945, les Français n'en ont touché les dividendes dans leur vie quotidienne qu'à partir des années 1960. La France vit alors au rythme des quatre P : la prospérité - le niveau de vie moyen double ; le plein-emploi ; la paix, à partir de 1962 avec la fin de la guerre d'Algérie et des guerres coloniales ; et la foi dans le progrès - quelle que soit son appartenance idéologique, on pense que demain sera meilleur qu'aujourd'hui.
Ce qui frappe, c'est de voir combien cette France-là fait bloc autour de valeurs et de normes communes
Tout à fait. Une sorte d'adéquation s'opère alors entre la perception d'un monde en progrès et la réalité d'un quotidien qui s'améliore au fil des années. De leur côté, les institutions de la Ve République, massivement adoptées par la population - la Constitution de 1958 est votée par 80,6 % des Français et 85 % de la population se rend aux urnes en 1965, lors de la première élection présidentielle au suffrage universel -, permettent de pacifier la vie politique.
Durant ces premières décennies d'enracinement de la Ve République, le clivage gauche-droite devient un élément structurant de la vie politique française. Aujourd'hui qu'il semble émoussé, diriez-vous que, par ricochet, la Ve République de 2018 s'en trouve ébranlée ?
En historien, je constate que le clivage gauche-droite, apparu au moment de la Révolution française, n'était pas central sous la IVe République. Sous la Ve, par le jeu du mode de scrutin majoritaire à la présidentielle et aux législatives qui bipolarise la vie politique, ce clivage a pu s'articuler en prenant, dans les années 1970, la forme d'un "quadrille bipolaire", comme l'avait appelé le juriste Maurice Duverger : droite et gauche avec deux danseurs de chaque côté : les socialistes et les communistes, d'une part ; les gaullistes, qui cessent d'être dominants dès 1974, puis les libéraux, d'autre part. De quatre, on est ensuite passé à deux, sous l'effet de la fonte très rapide du PC dans les années 1980 et de la relève des générations à droite, qui a provoqué une synthèse entre gaullistes et libéraux.
Mais les socialistes, à cette époque, ne sont déjà pas si en forme que cela
En effet, les années 1980 sont des années en trompe-l'oeil. La Ve République gère avec efficacité l'alternance entre la droite et la gauche au gouvernement ; le Parti socialiste semble installé en position dominante. Sur le fond, toutefois, le PS commence sa mue en se convertissant, sans le proclamer, au libéralisme. En réalité, une "droitisation" semble plutôt s'opérer à ce moment-là.
Peut-on dire qu'Emmanuel Macron a tiré les fruits de cette érosion historique ?
Il faut ici évoquer la question de la culture politique. En théorie, un parti est sous-tendu par des références communes, des réponses apportées aux enjeux d'une époque, qui façonnent une sensibilité partagée. Ces cultures politiques sont des organismes vivants, puisqu'elles naissent et se développent en lien avec le contexte historique. Mais ce sont aussi des sucres lents, dès lors qu'elles donnent le socle à un parti important et qu'une ou deux générations se reconnaissent dans celui-ci. Emmanuel Macron se situe au-delà des cultures politiques florissantes au moment des Trente Glorieuses, où chaque parti devait réfléchir à la façon de gérer la prospérité. Il les a apparemment mises à terre. Toute la question porte sur le "apparemment".
L'ancien ministre de François Hollande s'est lancé dans le combat présidentiel en homme seul, sans parti ni culture politique, ce qui était inédit sous la Ve République. Peut-on assurer une pérennité du pouvoir dans ces conditions ?
Nous sommes là au coeur du problème. Après la présidentielle, pour laquelle Emmanuel Macron a bénéficié d'un remarquable alignement des planètes, les législatives de juin dernier ont fait émerger 350 députés En marche, dont je suis incapable, pour la plupart d'entre eux, de définir en historien la culture politique. Il n'y a que deux textes "canoniques" sur lesquels peuvent se fonder ces élus : le livre d'Emmanuel Macron, Révolution, de portée générale, et un long entretien paru dans la presse. Mais peut-être sommes-nous face à une culture politique en train de naître.
Tous les éléments qui ont permis de fortifier la Ve République - une forte croissance, un consensus social autour du progrès et de l'Etat-providence, le plein-emploi, une foi dans l'avenir - sont derrière nous. Faut-il passer à la VIe République ?
Je ne pense pas. D'ailleurs, la révision constitutionnelle que propose Emmanuel Macron ne prévoit que des amendements à la marge. La Ve a montré sa capacité de résistance et de revitalisation. Mai 1968 a ainsi permis de passer de l'ère du "fondateur" à celle des "baby-boomeurs", tout en épousant la mutation sociologique de l'époque. Des éléments exogènes sont ensuite venus rogner l'autonomie de l'exécutif : le choc pétrolier, la globalisation, la crise de 2008. Mais le régime a toujours su sécréter ses propres anticorps. Il est sûr que chez les nouvelles générations, le "récit des origines" de la Ve République thaumaturge ne marche plus. Emmanuel Macron a devant lui un défi historique : revitaliser l'écosystème en lui conférant une nouvelle légitimité.
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