Pour l’historien des médias, la guerre d’Algérie apparaît comme un cas d’école : véritable guerre, elle met en scène tous les arsenaux des propagandes croisées et des censures avouées ou occultes, mais, dans le même temps, elle se déroule sous un feu médiatique permanent, puisque la France de l’époque est une démocratie qui se doit de respecter les libertés fondamentales. Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que l’on assiste à une guerre dévoilée, presque transparente, dont la publicité serait assurée, au moins en métropole, par une presse écrite régie par la loi du 29 juillet 1881, et donc très libre [1][1] Pour développer et nuancer ce propos, voir : Laurent.... Bien sûr, il n’en fut pas ainsi : les gouvernements successifs, les différents corps constitués au premier rang desquels l’armée, entreprirent dès le début des « événements » d’Algérie de proposer aux médias, et à travers eux au public français, une version expurgée de la « pacification ». Comme toujours en temps de guerre, à côté des mensonges et des contrevérités amplement diffusés, une part importante du déroulement des « opérations » fut passée sous silence : la torture et plus généralement toutes les exactions commises par l’armée française furent mises sous le boisseau.
Cependant, il n’est jamais facile de faire taire tout le monde, alors que près de deux millions de soldats sont allés « maintenir l’ordre » en Algérie et que de nombreux Français étaient prêts à écouter un message divergeant de la version officielle, à condition que quelques médias aventureux acceptent de les diffuser. Ainsi, les témoins étaient nombreux, même si bien peu d’entre eux étaient disposés à parler. Les services de l’armée et de la police contrôlaient étroitement les journalistes, photographes et cameramen afin qu’ils ne puissent pas accomplir leur travail d’investigation et de révélation. L’accès aux zones « sensibles » restait réservé à ceux qui avaient fait preuve de leur patriotisme à l’égard de la politique gouvernementale et de la cause de l’Algérie française. Pour franchir l’obstacle des multiples censures, il fallait donc que des témoins prennent la parole. Mais il fallait que ces témoins fussent au-dessus de tout soupçon : les victimes, particulièrement les « musulmans », étaient discréditées d’avance par les services officiels d’information, tandis que les civils ne pouvaient qu’être suspects d’arrière-pensées politiques. Restaient les militaires, ceux qui avaient vu les exactions, voire ceux qui avaient participé à certaines d’entre elles.
Cinquante ans après les faits, les historiens s’accordent pour constater que nombreux furent les témoins d’actes répréhensibles de tous ordres, depuis les vexations et la brutalité inutile au cours des arrestations jusqu’aux tortures sadiques et à la barbarie organisée. Pourtant, les solidarités de corps, la loi du silence au sein de la « grande muette », la peur des représailles ou le patriotisme firent taire l’immense majorité des militaires, qu’ils fussent appelés du contingent ou soldats professionnels. La loi du silence s’est longtemps imposée sur l’action de l’armée française en Algérie ; à tel point, qu’un demi-siècle après le déclenchement de la guerre, le sujet peut encore mobiliser le public, et les médias qui cherchent à abreuver sa soif de connaissance.
Il ne s’agit pas ici de traiter de l’ensemble de la question de la révélation durant la guerre d’Algérie, qui est maintenant bien connue ; il ne s’agit pas de retracer l’action, essentielle, de ceux qui ont lutté contre la torture et pour la paix en Algérie ; il s’agit seulement d’aborder le sujet de la parole de soldats dans les médias. Il faut enfin souligner que le panorama exposé ici est loin d’être exhaustif, mais qu’il vise à repérer de grandes étapes.
Durant la guerre d’Algérie, comme dans toutes les guerres, les militaires sont encadrés et leurs activités sont présentées sous un jour favorable : héros pour quelques-uns, bons et serviables au service d’une noble cause pour la plupart, les soldats français s’opposent à des ennemis souvent cruels et lâches qui sont au service du mal ; telle est la version officielle. Dans les médias contrôlés par l’État, l’Agence France-Presse, la télévision et la radio, pour les journaux à grand tirage fidèles au gouvernement, à l’armée et à la nation, il s’agit de mettre en scène l’œuvre française, de rassurer la population métropolitaine et de la convaincre de la justesse des options prises. En effet, entre 400 000 et 500 000 hommes sont déployés en Algérie, pour l’essentiel afin de quadriller le territoire et de maintenir l’ordre, il faut donc rassurer les familles tout en montrant que les unités spécialisées, notamment les « paras », vont assurer la victoire française. Les études sur l’AFP, l’émission « Cinq Colonnes à la une » ou l’hebdomadaire Paris-Match décrivent toutes ces réalités [2][2] Barbara Vignaux, « L’Agence France-Presse en guerre... : des médias de masse tenus en tutelle par le gouvernement, une armée qui contrôle sa communication, particulièrement au niveau des images, des médias qui acceptent de jouer ce rôle de relais des pouvoirs civil et militaire. On assiste ainsi à une rhétorique de guerre manichéenne, qui vante la noblesse de l’action française, la fidélité des Français musulmans d’Algérie, tandis que l’ennemi, que l’on avilit à loisir, est en passe de perdre la guerre sous l’action des paras dont la victoire est annoncée. À la fin de la période, devant l’évolution de la situation, il apparaît nécessaire d’ajouter le thème de la paix, que l’armée doit imposer aux « ultras » de tous bords.
Dans ce cadre général, les soldats du contingent n’ont qu’une place réduite, celle assignée par exemple au « sergent Robert » dans Cinq Colonnes à la une le 9 janvier 1959 : « le sergent Robert, en un emploi du temps exemplaire, enseigne le matin, se bat l’après-midi contre un ennemi invisible et retrouve le soir la sécurité du camp » (H. Eck, p. 99). Les grands quotidiens, France-Soir, Le Parisien libéré, Le Figaro, etc. relaient cette vulgate officielle. En revanche, quelques journaux commencent à manifester une voix discordante en donnant la parole aux soldats. Dès janvier 1955, L’Humanité, ouvre ses colonnes aux lettres des appelés : dans « Le coin du soldat » ils peuvent raconter leur vie quotidienne [3][3] Ludivine Bantigny, « Appelés et rappelés en guerre..., mais la mise en forme de la rédaction du quotidien transforme souvent le témoignage en texte politique. À partir d’août 1956, Le Canard enchaîné, publie une rubrique, « Carnets de route de l’ami Bidasse », tenue par Jean Clémentin, qui décrit le quotidien des appelés en Algérie [4][4] Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les fortunes....
Les témoignages
Toutefois, la réalité de la situation coloniale et de la guerre plonge les soldats dans une cruelle alternative : se taire ou témoigner d’une vérité différente de la version officielle. Il faut souligner ici le poids des chrétiens, notamment des militants du scoutisme, de l’ACJF, de la JOC ou de la JAC : alors qu’ils accomplissent leur devoir de citoyens durant leur service militaire, ils se trouvent confrontés à une situation qui les révulse. Nombre d’entre eux entreprennent d’écrire des confessions, un carnet de route ou des lettres à des proches ; l’historien en découvre souvent à l’occasion d’entretiens avec des anciens d’Algérie [5][5] L’historien Jean-Charles Jauffret en cite plusieurs.... La plupart de ces témoignages sont longtemps restés cachés, mais quelques-uns d’entre eux sortent au grand jour durant la guerre.
Le 15 février 1957, Témoignage chrétien annonce qu’il publie son trente-huitième « Cahier du Témoignage chrétien » intitulé « Le dossier Jean Muller, de la pacification à la répression » ; il s’agit d’extraits de lettres écrites par un jeune appelé, Jean Muller, ancien chef scout et militant de l’AJCF, mort dans une embuscade en Algérie le 27 octobre 1956. Les lettres qu’il a adressées à ses amis révèlent à beaucoup de lecteurs l’emploi systématique de la torture en Algérie. Ainsi, après avoir décrit les divers procédés de torture employés couramment, Jean Muller écrit : « Nous sommes loin de la pacification pour laquelle nous avions été rappelés ; nous sommes désespérés de voir jusqu’à quel point peut s’abaisser la nature humaine et de voir des Français employer des procédés qui relèvent de la barbarie nazie. […] Au camp, nous avons créé un groupe de chrétiens (catholiques) et nous réfléchissons sur les événements qui nous préoccupent. Nous agissons dans la compagnie pour que soient affirmées la justice, la vérité, la charité fraternelle et que, dans toute la mesure du possible, elles soient appliquées. Il faut avouer que ce sont les chrétiens qui sont au noyau de cette affaire. Je te préviens que si tu veux faire respecter la justice ou être charitable envers les plus déshérités, envers les Arabes, on te cherchera des histoires ».
C’est à partir de ce premier texte, qui vaut une saisie à L’Humanité qui en avait publié les bonnes feuilles, que commence la publication d’une série de témoignages. En mars, paraît une nouvelle brochure publiée par le Comité de résistance spirituelle, « Des rappelés témoignent », dont la préface est signée collectivement notamment par Jean-Marie Domenach, Henri-Irénée Marrou, Robert Barrat, André Philip, René Capitant, Paul Ricœur, René Rémond, le père Boudouresque et des prêtres de la Mission de France. Les manifestations de rappelés, soldats du contingent ayant terminé leur temps de service militaire mais rappelés quelques mois après pour faire face aux besoins de la « pacification », avaient été nombreuses en 1955-1956 ; mais comme elles se déroulaient avant leur départ, elles étaient considérées comme le fait de mauvais Français, manipulés par des militants communistes. En revanche, les témoignages de soldats rendus à la vie civile acquièrent une grande force. Quelques semaines plus tard, une publication de la librairie Plon, préfacée par Raoul Girardet, Ceux d’Algérie, lettres de rappelés, précédées d’un débat entre Jean-Yves Alquier, Roger Barberot, Jean-Claude Kerspern, Michel Massenet, Jacques Merlin, René Perdriau, lui répond en défendant l’honneur de l’armée. Cet épisode reflète la coupure de l’opinion française : les opposants à la guerre ou aux méthodes employées pour la faire se trouvent confrontés à ceux qui justifient l’armée au nom de la grandeur de la France et de sa mission. Au début de l’année 1957, la « bataille d’Alger », au cours de laquelle les paras du général Jacques Massu et du lieutenant-colonel Marcel Bigeard sont employés à des besognes de police et de basse police, accentue les clivages entre les partisans de l’efficacité (à court terme) et ceux qui prônent une répression plus soucieuse des hommes.
Les témoignages de soldats deviennent alors des arguments de poids jetés dans la bataille. Cependant, la nouveauté provient d’officiers du contingent ou de carrière qui jettent leurs galons dans la balance. En mars 1957, Jean-Jacques Servan-Schreiber, qui vient de passer six mois en Algérie, publie en feuilleton dans L’Express le livre Lieutenant en Algérie. Le 7 mars 1957, un héros de la France libre, le général de parachutistes Jacques Paris de Bollardière, qui commande dans l’Atlas blidéen, adresse au général Salan une lettre dans laquelle il demande à être relevé de ses fonctions, en réponse à la directive du général Massu qui prescrit une « accentuation de l’effort policier ». Le 27, L’Express, dont le directeur, Jean-Jacques Servan-Schreiber, a servi sous ses ordres, publie la lettre du général qui dénonce « l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre, sous le prétexte fallacieux d’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à présent la grandeur de notre civilisation et de notre armée ». Le général est frappé de deux mois d’arrêts de forteresse, de même que le capitaine Pierre Dabezies qui s’est déclaré solidaire dans L’Express. La torture devient tellement présente dans le débat et au sein de l’armée que le général Pierre Billotte, ancien ministre de la Défense nationale et Compagnon de la Libération, se doit de rappeler dans la revue Preuves les règles de l’honneur militaire. Dans les mois qui suivent, Robert Bonnaud, de retour d’Algérie publie « La paix des Némentchas » dans la revue Esprit (avril 1957), tandis que Les Temps modernes,publient, en juillet 1957, « Jours kabyles » de Georges Mattéi.
Cependant, après le retour du général de Gaulle au pouvoir, les témoignages se raréfient ; on peut encore citer Témoignage chrétien du 18 décembre 1959 dans lequel quatre officiers témoignent : « Quand des jeunes m’interrogent, dit un prêtre, je leur réponds : voilà ce qui se passe là-bas. À moins que tu ne te sentes une vocation particulière au martyre, c’est-à-dire au témoignage, il vaut mieux que tu te prépares de ton mieux à affronter le drame qui t’attend là-bas et qui te laissera inévitablement marqué ». Mais ce sont plutôt les intellectuels qui s’emparent du débat sur la guerre d’Algérie. La « Déclaration sur le droit à l’insoumission », généralement appelé « Manifeste des 121 », publiée le 4 septembre 1960, à laquelle répond le « Manifeste des intellectuels français » du 7 octobre 1960, situe le débat loin des réalités du contingent, même si, à la même époque, Jérôme Lindon publie le livre de Noël Favrelière, Le désert à l’aube(Minuit, 1960), le récit de ce soldat qui a déserté le 19 août 1956 pour sauver un prisonnier algérien menacé d’une exécution sommaire. Mais il s’agit alors de faire la paix au plus vite et de lutter contre l’OAS pour accélérer le processus. Il est d’ailleurs étonnant que les « soldats perdus » de l’OAS aient peu fait appel, ou seulement a posteriori, aux témoignages de militaires pour défendre leur cause [6][6] On peut citer : Lieutenant X, « Pourquoi nous avons.... Peut-être croyaient-ils qu’ils ne passionneraient pas les foules [7][7] Tramor Quemeneur, « La discipline jusque dans l’indiscipline,....
Au final, collectivement, la génération des soldats de la guerre d’Algérie a choisi de se taire ; les témoignages directs durant la période de la guerre sont finalement des exceptions peu nombreuses. Ce silence collectif explique sans doute pourquoi la plaie a mis un temps considérable à se refermer et pourquoi, pour beaucoup d’entre eux, elle s’ouvre à nouveau régulièrement. C’est alors le cinéma et la télévision qui deviennent les moteurs des surgissements de mémoire.
Le réveil des mémoires
Si la parole des soldats n’a pas complètement disparu après la guerre, elle est victime du même étouffement que l’histoire de la guerre elle-même. Quelques œuvres entretiennent le feu qui couve sous la cendre : Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier (1972), RAS d’Yves Boisset (1973), L’honneur d’un capitaine de Pierre Schoendoerffer (1981) ou Cher frangin de Gérard Mordillat (1987) [8][8] Pour un panorama plus complet, voir Guy Hennebelle.... Du côté des livres, Yves Courrière fait parler nombre de soldats dans sa fresque en quatre tomes, La guerre d’Algérie, publiée de 1968 à 1971 par Fayard. Le général Jacques Massu suscite la polémique avec la publication de La vraie bataille d’Alger (Plon, 1971). À la télévision également, des émissions littéraires (Yves Courrière en 1969 à Clio, les livres et l’histoire), des documentaires (Quatrième mardi, trois émissions de Paul-Marie de la Gorce et Igor Barrère en 1972) ou des débats (Les Dossiers de l’écran) entretiennent la flamme du souvenir [9][9] Pour une recension beaucoup plus exhaustive, voir Béatrice.... Mais il faut attendre encore un peu pour que les mémoires se réveillent.
À partir du milieu des années 80, la fin du monopole d’État sur la télévision, la multiplication des chaînes privées et la concurrence ont favorisé l’émergence d’une mémoire et d’une histoire télévisuelles. À la même époque, les historiens ont commencé à publier abondamment sur le sujet. Enfin, à partir des émeutes d’octobre 1988, l’Algérie connaît de profonds bouleversements, qui mènent à la guerre civile. La conjonction de ces trois phénomènes a suscité un volume considérable de littérature et d’images. En 1987, le 25e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie a donné lieu à de nombreuses publications, spécialement dans la presse. Il fut suivi, en décembre 1988, d’un important colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent sur « La guerre d’Algérie et les Français ». En septembre 1990, la diffusion sur FR 3 d’une série documentaire en cinq volets du réalisateur anglais Peter Baty, La Guerre d’Algérie, a ouvert la voie à d’autres émissions. Antenne 2 a programmé Les Années algériennes, quatre volets signés Benjamin Stora, en septembre-octobre 1991.
Mais c’est le film La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman, sorti en salles en février 1992 et diffusé sur Canal Plus en mars 93, qui fait date. Dans ce film, quatre heures durant, des soldats français racontent leur guerre d’Algérie. Pour ces jeunes Français, l’Algérie c’est le traumatisme de la guerre et de la mort mais c’est également le choc de la misère de la population musulmane. La mort d’un camarade demeure ce qui soulève la plus forte émotion rétrospective. Les appelés racontent l’ordinaire de la guerre, avec les gardes, les marches, les embuscades, les accrochages ou les ratissages et, par-dessus tout, la peur permanente. Ils évoquent la grande fraternité des hommes des casernes, la vie du troufion sous la tente ou dans le djebel, la bière qui coule à flot, la « bouffe, toujours dégueulasse », la monotonie, l’ennui et les menus dérivatifs, la lecture (pour quelques-uns), les interminables parties de cartes, l’attente du courrier qui demeure le seul lien avec les parents, la fiancée ou l’épouse, l’absence de désir et de plaisirs. Ils expliquent le travail quotidien, celui de l’électricien qui répare le barrage à la frontière tunisienne, la construction d’écoles ou de maisons, les camps de regroupement où l’on parque les populations musulmanes, les soins aux Algériens dispensés par le médecin militaire. Et puis jaillissent quelques phrases, à la fois pudiques et terribles, sur les sévices, les viols, les vols, les brutalités, les meurtres, l’incendie des « mechtas », les représailles contre les civils, parce que l’ordinaire de la guerre d’Algérie c’était aussi cela. De retour au pays, ces hommes sont malades, anxieux, instables, brutalement vieillis par vingt-sept mois de guerre. Leurs nuits sont peuplées de cauchemars. Certes, pour la plupart d’entre eux, la vie finit par reprendre le dessus. Il reste le souvenir ému d’une aventure de jeunesse et celui, amer, d’avoir participé à une guerre inutile. Cependant, en dépit de la beauté et de la force des témoignages, comme souvent sur le petit écran, le film balance entre la psychanalyse sauvage, le « reality-show » et la leçon d’histoire. Ainsi, la télévision s’avère être un outil très puissant pour réveiller la mémoire et accompagner le travail de deuil collectif.
« L’emballement médiatique » de l’année 2000
20 juin 2000, Le Monde publie un article de Florence Beaugé, qui a recueilli le témoignage de Louisette Ighilahriz [10][10] Florence Beaugé, « Torturée par l’armée française en.... Depuis 1999, Florence Beaugé, journaliste au service étranger du Monde connaît l’existence de Louisette Ighilahriz, cette algérienne militante de l’indépendance, torturée pendant trois mois – elle avait 20 ans – par des militaires français en 1957. La démarche de Florence Beaugé marque un tournant dans le traitement médiatique de la torture durant la guerre d’Algérie. Il ne s’agit plus de faire parler les tortionnaires pour les accuser, mais de faire parler les victimes pour qu’elles témoignent et qu’elles suscitent à leur tour la réaction des bourreaux. Le 22 juin 2000 [11][11] « Le général Massu exprime ses regrets pour la torture..., Le Monde publie les interviews des généraux Marcel Bigeard et Jacques Massu. Le premier, mis en cause directement par Louisette rejette toutes les accusations après avoir insulté et menacé victime, journaliste et journal. Le second ne nie pas et exprime ses regrets. Après la parole des victimes vient celle des tortionnaires.
L’Humanité s’empare de l’affaire et se lance dans la bataille ; le quotidien communiste, à 47 reprises entre juin et décembre 2000, évoque la question de la torture, sous la forme d’une, deux ou quatre pages ; il consacre trois une au sujet [12][12] L’Humanité des 22 juin 2000, 21 et 23 novembre 200.... Le 31 octobre 2000, le quotidien publie « l’appel des 12 », signé par Henri Alleg, Josette Audin, Simone de Bollardière, Nicole Dreyfus, Noël Favrelière, Gisèle Halimi, Alban Liechti, Madeleine Rebérioux, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, appel qui proclame la nécessité du « devoir de mémoire » : « Des deux côtés de la Méditerranée, la mémoire française et la mémoire algérienne resteront hantées par les horreurs qui ont marqué la guerre d’Algérie tant que la vérité n’aura pas été dite et reconnue ». Les articles se succèdent parallèlement dans les colonnes du Monde et dans celles de L’Humanité.
Début septembre, le directeur de la rédaction du Monde demande à Florence Beaugé de continuer sa quête de témoignages du côté des anciens militaires. Finalement après plusieurs semaines de démarches pressantes, Jacques Massu accepte de parler [13][13] Voir la une et « Torture en Algérie : l’aveu des généraux.... Le même jour, Le Monde publie également une interview du général Paul Aussaresses qui s’étend sur ses basses œuvres. Cet entretien marque un tournant dans le traitement médiatique du dossier. Quelques heures après la sortie du quotidien, cet officier de l’ombre, plus connu jadis sous le nom de commandant O, répétera calmement le récit des exécutions auxquelles il a procédé lui-même devant les caméras de Claude Sérillon sur France 2 et au micro de Jean-Pierre Elkabach sur Europe 1.
Par un hasard de calendrier, l’université conforte les médias : les 23-24-25 novembre, lors du colloque en hommage à Charles-Robert Ageron qui se tient en Sorbonne, la question de la torture revient dans plusieurs communications. Le 25 novembre, France-Culture organise un débat avec plusieurs participants du colloque. La couverture médiatique s’amplifie fin novembre, avec la publication de sondages [14][14] Sondage CSA pour Amnesty International réalisé les....
Les hebdos prennent alors le train en marche. Marianne propose à son tour le témoignage d’une femme torturée. La semaine suivante, huit pages du magazine sont consacrées aux atrocités de la guerre d’Algérie. Il est vrai que depuis quelques jours, la machine médiatique s’est emballée : L’Express publie, le 30 novembre, souvenirs et photos macabres du président de son directoire, Jacques Duquesne. Le 14 décembre 2000, Le Nouvel observateur publie également reportages et entretiens sur la question. La Cinquième et Serge Moati y consacrent un numéro de « Ripostes », France 3 diffuse un reportage sur les paras et donne la parole à Bigeard… L’emballement médiatique est alors à son comble. C’est dans ce contexte que, le 5 décembre 2000, Raphaëlle Branche soutient sa thèse de doctorat d’histoire [15][15] Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la.... Dans l’amphi, plusieurs centaines de personnes l’écoutent, dont de nombreux journalistes.
En mai 2001, la sortie du livre [16][16] Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957,... du général Aussaresses entraîne le dépôt de plaintes contre lui. Deux unes du Monde, « La France face à ses crimes » et « Comment juger nos crimes en Algérie ? » [17][17] Le Monde du 3 mai et du 6-7 mai 2001., ainsi qu’une double page de « bonnes feuilles » marquent l’événement. Le général Aussaresses est poursuivi pour « complicité d’apologie de crimes de guerre » ; l’audience a lieu en novembre 2001, il est condamné en janvier 2002 à 7 500 euros d’amende, la peine étant confirmée en appel en juin 2003. En mars 2002, la diffusion sur France 3 de L’ennemi intime, série d’entretiens réalisés par Patrick Rotman, clôt ce cycle de mémoire.
Depuis quelques années, en effet, la question de la guerre d’Algérie a été refoulée, pour laisser la place à la question de l’insécurité, du vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, du port du voile et de la laïcité. Mais la guerre d’Algérie reviendra sur le devant de la scène médiatique à l’occasion, parce que la mémoire de cette triple guerre civile, entre Français et Algériens, entre Français et entre Algériens, n’est pas encore pacifiée, même si la plupart des tabous ont été levés. Reste que l’analyse de la guerre coloniale, de cette guerre de « races » et de religions, est en partie escamotée par ce travail médiatique de mémoire qui accorde une place prépondérante à la morale.
Notes
Pour développer et nuancer ce propos, voir : Laurent Martin, « Une censure qui n’ose pas dire son nom : la saisie des journaux pendant la guerre d’Algérie », Actes du colloque Censure et imprimé dans les pays francophones, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, mai 2002, à paraître.
Barbara Vignaux, « L’Agence France-Presse en guerre d’Algérie », xxe siècle, revue d’histoire, n° 83, juin-septembre 2004 ; Hélène Eck, « Cinq colonnes et l’Algérie, 1959-1962 », in Jean-Noël Jeanneney et Monique Sauvage (dir.), Télévision, nouvelle mémoire, Les magazines de grand reportage, Seuil-INA, 1982 ; Marie Chominot, « Le film de la guerre, les débuts de la guerre d’Algérie dans l’hebdomadaire illustré Paris-Match », inMohammed Harbi et Benjamin Stora (dir.), La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, 2004.
Ludivine Bantigny, « Appelés et rappelés en guerre d’Algérie vus par L’Humanité », in L’Humanité de Jaurès à nos jours, Nouveau monde Éditions, 2004.
Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les fortunes de la vertu, Flammarion, 2001.
L’historien Jean-Charles Jauffret en cite plusieurs dans son article « Le mouvement des rappelés en 1955-1956 », in M. Harbi et B. Stora, op. cit. Voir également : Jean-Charles Jauffret (dir.), Soldats en Algérie, 1954-1962, expériences contrastées des hommes et du contingent, Autrement, 2000 ; Jean-Charles Jauffret (dir.), Des hommes et des femmes en guerre d’Algérie, Autrement, 2003.
On peut citer : Lieutenant X, « Pourquoi nous avons perdu la guerre d’Algérie » et l’interview du colonel Argoud dans La Nef, n° 7, juillet-septembre 1961. Mais cette absence relative résulte peut-être d’une lacune des travaux historiques.
Tramor Quemeneur, « La discipline jusque dans l’indiscipline, la désobéissance de militaires français en faveur de l’Algérie française », M. Harbi et B. Stora, op. cit.
Pour un panorama plus complet, voir Guy Hennebelle (dir), La guerre d’Algérie à l’écran,Cinémaction, 1997.
Pour une recension beaucoup plus exhaustive, voir Béatrice Fleury-Vilatte, La mémoire télévisuelle de la guerre d’Algérie, 1962-1992, INA-L’Harmattan, 2000.
Florence Beaugé, « Torturée par l’armée française en Algérie, « Lila » recherche l’homme qui l’a sauvée », Le Monde du 20 juin 2000.
« Le général Massu exprime ses regrets pour la torture en Algérie », « La torture faisait partie d’une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment », « Torture en Algérie : le remords du général Jacques Massu », En revanche le général Bigeard affirme : « Le témoignage de cette femme est un tissu de mensonges. Tout est faux, c’est une manœuvre », Le Monde du 22 juin 2000.
L’Humanité des 22 juin 2000, 21 et 23 novembre 2000.
Voir la une et « Torture en Algérie : l’aveu des généraux », « Je me suis résolu à la torture… J’ai moi-même procédé à des exécutions sommaires… », Le Monde du 23 novembre 2000.
Sondage CSA pour Amnesty International réalisé les 26-27 septembre 2000, sur la torture en général ; sondage CSA pour L’Humanité, publié le 27 novembre 2000 et sondage BVA pour Le Monde réalisé les 24-25 novembre 2000, dont les résultats sont publiés dans Le Monde du 29 novembre 2000.
Raphaëlle Branche, L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie. Les soldats, leurs chefs et les violences illégales, Thèse IEP Paris, sous la direction de Jean-François Sirinelli, 2000, 1210 p. Un version plus courte, Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 2001, Gallimard, 475 p.
Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957, Perrin, 2001.
Le Monde du 3 mai et du 6-7 mai 2001.
Résumé
Français
La guerre d’Algérie, qui se déroule au sein d’une démocratie garantissant la liberté d’expression et de communication, n’a pas été une guerre transparente, parce que le pouvoir civil et militaire s’est efforcé de contrôler l’information. Cependant, les combattants eux-mêmes ont révélé et raconté ce qu’ils vivaient. Certes minoritaires, ces témoins revêtent une importance considérable car ils fissurent le mur de la communication officielle. Au début marginale et peu audible, la parole des soldats sur la guerre d’Algérie devient de plus en plus forte, jusqu’à faire retentir un fort bruit médiatique au moment des confessions du général Aussaresses.
parPatrick Eveno
Maître de conférences à l’université de Paris I Panthéon-Sorbonne, co-rédacteur en chef du Temps des Médias.
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