Livres : La vérité attendra l'aurore. Roman de Akli Tadjer. Casbah Editions, Alger 2018, 248 pages, 900 DA
Mohamed est un artiste ébeniste installé à Paris, passage du Grand-Cerf. Père et mère (des émigrés de la première heure... un père travaillant dur -et ne supportant pas sa «nouvelle colonisation»- dans une usine d'équarrissage de peaux et une mère passant son temps à dépenser l'argent amassé durement auprès des vendeurs de babioles) décédés. Il vit seul, célibataire, goûtant de temps au temps aux joies des amours passagères. Heureux en apparence mais malheureux comme pas possible. Car, il a eu deux vies... totalement contraires.
Une enfance et une jeunesse presque heureuses (à noter que sa maman vivait comme une malédiction d'avoir mis au monde un rejeton avec une tête à s'appeler Patrick... une tête de roumi et des yeux clairs), avec une scolarité en dents de scie, assez médiocre car plus porté sur l'art du travail sur bois... et, surtout, sur la jeune et belle Nelly (fille d'un «ancien d'Algérie» revenu en France «avec le dégoût de tous les Mohamed»), qu'il aimait et qui laimait. Des pelles roulées à pleine bouche, en veux-tu en voilà ! En attendant bien plus et bien mieux quand ils seront grands... et, aussi, un jeune frère, Lyès, qu'il protège, le chouchou de maman, un «intello» qui a réussi sa scolarité les doigts dans le nez, bien plus porté sur la réflexion et le rêve que sur l'agir.
Un jour, c'est le départ en famille pour l'Algérie. Vacances d'été et visite au «bled». El Kseur... Cap Carbon... les joies de la mer... le retour tardif... la nuit... la panne de la voiture (le tacot du papa)... Le drame... Tout va alors basculer. Ils avaient oublié que le pays était alors en pleine période de terrorisme.
Le lecteur trouvera en lisant l'ouvrage un déroulé presque incroyable d'événements ainsi que les conséquences des faits survenus et qui bouleverseront les vies des uns et des autres, en Algérie et à Paris. D'autant que, bien plus tard, Mohamed va croiser, par hasard, Nelly sur les lieux mêmes de leurs premiers baisers (une salle de cinéma, of course !). Bien sûr, l'amour (de jeunesse) finira par triompher (ou presque). Mais la famille, elle, va subir un sort moins heureux... cassée par le terrorisme de la décennie noire qui, profitant des «bienfaits» de la loi d'amnistie de 1999, va se continuer, sous d'autres formes, dont le salafisme. Plus soft, pratiquant l'entrisme tous azimuts, et pernicieusement dangereux pour l'équilibre de la société.
Cest pour cela que l'auteur (du roman) nous gratifie de passages consacrés à une description assez (sur-) réaliste (quelque peu déplacés à mon avis, car exagérés et se limitant aux propos et aux comportements «populaires» et «populistes» recueillis ou vus ça et là à l'aéroport, à l'hôtel, en taxi, dans la rue...)... de la ville (Alger) et du pays, la «paix» retrouvée. Très compréhensible de la part d'un visiteur, simple passager venu d'un «autre monde» fait d'art et de libertés... d'un visiteur traumatisé par des «chocs» ayant mis à mal bien de ses certitudes.
L'auteur: Né en 1954 à Paris. Auteur de onze romans dont trois adaptés à la télévision. Plusieurs livres à succès, dont «Le Porteur de cartable», «La meilleure façon de s'aimer»... Romans traduits dans de nombreux pays.
Avis : Pour un conteur, c'est un conteur. Un très bon conteur même qui arrive à vous garder «scotché» à un récit à rebondissements, souvenirs d'enfance et de jeunesse, vie d'émigrés (en France), art, amour... et terrorisme mêlés... et beaucoup (un peu trop ?) d'Algérie. Se lit d'un trait.
Extraits: «Sélecto, le soda made in Algeria, qui a caramélisé les intestins de tous les Algériens depuis l'Indépendance» (p 20), «Passé minuit, le whisky n'a rien d'euphorisant ni d'anesthésiant, il fait mal à la nuque et vous renvoie au point de départ» (p 47), «Souvent, il m'est arrivé de penser qu'Allah, le clément et miséricordieux, ne pouvait épargner toute cette engeance de barbares qui avait plongé l'Algérie dans les ténèbres durant une décennie avant d'essaimer à travers le monde d'autres monstres sévissant avec la même cruauté, le même fanatisme, la même lâcheté. Allah est plutôt bienveillant avec les criminels qui prospèrent en son nom» (p 165), «Je n'ai jamais aimé l'idée de racines. Elle me renvoie à l'arbre figé dans sa terre qui ne voit pas plus loin que le bout de ses branches... J'aime ma trouble identité. J'aime ma schizophrénie normale» (p 193), «On est tellement frustré que les plus tourmentés, les plus fragiles et les simples d'esprit suivent le premier gourou pour peu qu'il leur promette une éternité heureuse» (p 227).
Citations: «En vieillissant, on est toujours rattrapé par sa race» (p 16), «Les objets ont une âme, et (que) c'est un peu de nous-même que nous abandonnons lorsque nous les laissons agoniser sous les toiles d'araignées de nos greniers» (p 59), «La vie parfois, c'est magique, parfois c'est merdique» (142), «Ce n'est ni tout à fait l'Orient, ni tout à fait l'Occident, c'est l'Algérie: un puzzle auquel il manquerait des pièces» (p 185).
Enquête de l'Etranger. Essai de Alice Kaplan (traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Patrick Hersant). Barzakh Editions, Alger 2018 (en anglais, Presses universitaires de Chicago, 2016 et Gallimard, 2016), 1.000 dinars, 332 pages.
Journaliste, militant, écrivain, homme de théâtre, amant, brièvement époux, fils de sa mère, enfant de son quartier miséreux: à vingt-cinq ans, Camus a déjà tenu bien des rôles. Pas une seule fois «le même visage pour deux êtres». Tout le problème est là, affirme l'auteure. C'est ce qui rend difficile les recherches, impossible des conclusions et délicate la description. De Camus, mais aussi et surtout des personnages du roman en question.
Le livre aura connu le succès. A 2011, il s'est déjà vendu à 10,3 millions d'exemplaires rien que pour les seules éditions françaises... talonnant ainsi «le Petit prince»... Soixante traductions en d'autres langues, dont deux en arabe, au Liban et en Egypte... Le livre transformé en chanson... en film... Et, les œuvres, qui lui sont consacrées se comptent par dizaines, connaissent (à l'exemple de celle d'Edward Said, qui en fait une lecture plus politique -celle d'un monde colonial brutal- que philosophique, écartant toute lecture «existentialiste»... celle de Kamel Daoud), elles aussi, le succès. Garanti !
Aujourd'hui encore, «l'Etranger» reste à déchiffrer, chacun y allant de son interprétation. La littéraire, la politique, la sociale, la philosophique, Et, même les (re-)lectures mutltipliées ne résoudront pas le problème. Cela est, sans doute, très lié à la personnalité même de son auteur, lui-même un homme assez «compliqué». En fait, simplement un «artisan de la littérature» qui a «foi dans les vertus du remaniement» et qui, à l'inverse de Sartre, a plus de talent que de génie (ils sont qualifiés, les deux, d'«ennemis intimes»: Camus avait soutenu, dans un article que Sartre est plus un philosophe qu'un romancier... et Sartre avait déclaré que Camus est bien meilleur romancier qu'il nest philosophe...). Le démarrage est difficile. Il a beau ciseler des phrases splendides, le roman ne parvient pas à se modeler. Il travaille à partir de souvenirs d'enfance et de jeunesse, de lectures passées, de spectacles vus, de petits bouts de papier, de rencontres, d'autres manuscrits, d'images et de pensées couchées sur le papier... Il travaille, en fait, et c'est ce que fait ressortir l'auteure de l'essai (qui a entrepris, en «détective manquée», une longue enquête sur le terrain à Alger et à Oran), comme le «grand reporter de presse» et le correspondant judiciaire qu'il a été à ses débuts. A l'écoute de son ressenti, de son environnement et des réalités sociétales... tout particulièrement les conflits latents ou révélés entre les communautés européenne (surtout la classe ouvrière des Européens d'Alger... les «petits blancs d'Algérie») et «arabe». Avec un peu, un tout petit peu, d'aversion pour la violence coloniale.
Heureusement, l'effort apporte toujours un gain quel qu'il soit. Et, peu à peu, «L'Etranger» va devenir un roman écrit... «sans le savoir», un livre «trouvé en lui»... sur le cadavre d'un autre projet, abandonné en cours de route, au stade de manuscrit, «La Mort heureuse»... et en passant par un essai sur l'absurde, «Le mythe de Sisyphe». L'idée d'une œuvre de fiction qui se trouverait à l'intérieur du créateur, attendant d'être découverte, est un «élément clé du crédo moderniste en général et de la poétique de Camus en particulier... Proust décrit cette même idée dans «Le Temps retrouvé...».
«L'Etranger» est terminé le 1er mai 1940 «au sortir d'une nuit blanche». Le manuscrit ne parvient chez un imprimeur que le 1er avril 1942... Le 21 avril, il est édité et diffusé à 4.400 exemplaires (collection Blanche, classique de la NRF/Gallimard). Dès novembre, il est épuisé. D'autres tirages... Et, en 1957, le Prix Nobel de littérature pour l'auteur... du roman «le plus célèbre».
L'auteure: Phd en littérature française de l'université de Yale (Etats-Unis), enseignante, écrivaine et chercheuse. Des travaux portant sur l'autobiographie, les mémoires, la théorie de la traduction, la littérature de langue française du XXe siècle. Plusieurs publications dont «Trois américaines à Paris: Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis», en 2012 (Gallimard). A séjourné en Algérie (Alger, Oran...) en mai 2018 afin de présenter son ouvrage et d'en débattre avec le public.
Extraits: «Aussi longtemps qu'il y aura des lecteurs de roman, «L'Etranger» continuera de vivre: quel auteur peut rêver d'une si longue vie ?» (p 11), «Première leçon d'écrivain -l'idée, chère aux modernistes, qu'il y a plus de force dans le montrer que dans le dire, plus d'émotion dans le silence que dans la parole» (p 27), «D'où vient que savoir rester seul à Paris un an dans une chambre pauvre apprend plus à l'homme que cent salons littéraires et quarante ans d'expérience de la «vie parisienne». C'est une chose dure, affreuse, parfois torturante, et toujours si près de la folie. Mais dans ce voisinage, la qualité d'un homme doit se tremper et s'affirmer -ou périr. Mais si elle périt, c'est qu'elle n'était pas assez forte pour vivre» (Albert Camus, Carnets, p 91).
Avis : Sacré Camus, il n'arrête pas (comme son roman), sinon de passionner, du moins d'attirer. Une analyse fouillée et de grande qualité... et une autre théorie (celle-ci, à mon avis, «anecdotique» et littéraire, s'intéressant bien plus à la vie européenne de l'époque, à Alger, Oran et Paris, qu'au contexte colonial... encore que, peut-être, A. Camus n'avait pas osé dépasser la «ligne rouge» permise par sa communauté «pied-noir») sur la question. Il est vrai, que l'«on ne fait pas la même lecture de «L'Etranger» selon que l'on est américain, français ou algérien» (K. Daoud)... ou selon que l'on est étudiant, enseignant, écrivain, critique, historien... ou... A lire et, surtout, ne vous découragez pas devant la masse de détails.
Citations: «Pour qui aime la littérature, les livres sont des êtres vivants: les livres ont une vie propre. Ils s'éveillent à la vie à mesure qu'on les lit, et restent vivants longtemps après qu'on en a refermé la dernière page» (p 8), «Aucun auteur, aussi puissant et influent soit-il, n'est en mesure de contrôler le destin de son œuvre. Le moment vient toujours où le roman, échappant à son emprise, poursuit seul sa route vers l'inconnu» (p 11), «Réduire un homme à un simple qualificatif ethnique lui permet de signifier le racisme sans avoir à l'expliquer» (p 59), «Nous sommes tous des condamnés à mort, mais certains de nous ont plus de temps que d'autres» (p 115), «La publication d'un livre s'accompagne presque toujours, chez l'écrivain, d'une sensation de dépossession ; l'ouvrage imprimé lui vaut une dépression post-natale... Il pleure sa propre mort, la mort de l'auteur, premier moteur de son livre» (p 163), «Un roman peut exister sans avoir rien à prouver» (J.-P. Sartre, commentant «L'Etranger», p 179) , «Mentir, ce nest pas seulement dire ce qui n'est pas, c'est aussi accepter de dire plus qu'on ne sait, la plupart du temps pour se conformer à la société» (A. Camus commentant, pour E. Roblès, le personnage de Meursault, p 219).
Mohamed est un artiste ébeniste installé à Paris, passage du Grand-Cerf. Père et mère (des émigrés de la première heure... un père travaillant dur -et ne supportant pas sa «nouvelle colonisation»- dans une usine d'équarrissage de peaux et une mère passant son temps à dépenser l'argent amassé durement auprès des vendeurs de babioles) décédés. Il vit seul, célibataire, goûtant de temps au temps aux joies des amours passagères. Heureux en apparence mais malheureux comme pas possible. Car, il a eu deux vies... totalement contraires.
Une enfance et une jeunesse presque heureuses (à noter que sa maman vivait comme une malédiction d'avoir mis au monde un rejeton avec une tête à s'appeler Patrick... une tête de roumi et des yeux clairs), avec une scolarité en dents de scie, assez médiocre car plus porté sur l'art du travail sur bois... et, surtout, sur la jeune et belle Nelly (fille d'un «ancien d'Algérie» revenu en France «avec le dégoût de tous les Mohamed»), qu'il aimait et qui laimait. Des pelles roulées à pleine bouche, en veux-tu en voilà ! En attendant bien plus et bien mieux quand ils seront grands... et, aussi, un jeune frère, Lyès, qu'il protège, le chouchou de maman, un «intello» qui a réussi sa scolarité les doigts dans le nez, bien plus porté sur la réflexion et le rêve que sur l'agir.
Un jour, c'est le départ en famille pour l'Algérie. Vacances d'été et visite au «bled». El Kseur... Cap Carbon... les joies de la mer... le retour tardif... la nuit... la panne de la voiture (le tacot du papa)... Le drame... Tout va alors basculer. Ils avaient oublié que le pays était alors en pleine période de terrorisme.
Le lecteur trouvera en lisant l'ouvrage un déroulé presque incroyable d'événements ainsi que les conséquences des faits survenus et qui bouleverseront les vies des uns et des autres, en Algérie et à Paris. D'autant que, bien plus tard, Mohamed va croiser, par hasard, Nelly sur les lieux mêmes de leurs premiers baisers (une salle de cinéma, of course !). Bien sûr, l'amour (de jeunesse) finira par triompher (ou presque). Mais la famille, elle, va subir un sort moins heureux... cassée par le terrorisme de la décennie noire qui, profitant des «bienfaits» de la loi d'amnistie de 1999, va se continuer, sous d'autres formes, dont le salafisme. Plus soft, pratiquant l'entrisme tous azimuts, et pernicieusement dangereux pour l'équilibre de la société.
Cest pour cela que l'auteur (du roman) nous gratifie de passages consacrés à une description assez (sur-) réaliste (quelque peu déplacés à mon avis, car exagérés et se limitant aux propos et aux comportements «populaires» et «populistes» recueillis ou vus ça et là à l'aéroport, à l'hôtel, en taxi, dans la rue...)... de la ville (Alger) et du pays, la «paix» retrouvée. Très compréhensible de la part d'un visiteur, simple passager venu d'un «autre monde» fait d'art et de libertés... d'un visiteur traumatisé par des «chocs» ayant mis à mal bien de ses certitudes.
L'auteur: Né en 1954 à Paris. Auteur de onze romans dont trois adaptés à la télévision. Plusieurs livres à succès, dont «Le Porteur de cartable», «La meilleure façon de s'aimer»... Romans traduits dans de nombreux pays.
Avis : Pour un conteur, c'est un conteur. Un très bon conteur même qui arrive à vous garder «scotché» à un récit à rebondissements, souvenirs d'enfance et de jeunesse, vie d'émigrés (en France), art, amour... et terrorisme mêlés... et beaucoup (un peu trop ?) d'Algérie. Se lit d'un trait.
Extraits: «Sélecto, le soda made in Algeria, qui a caramélisé les intestins de tous les Algériens depuis l'Indépendance» (p 20), «Passé minuit, le whisky n'a rien d'euphorisant ni d'anesthésiant, il fait mal à la nuque et vous renvoie au point de départ» (p 47), «Souvent, il m'est arrivé de penser qu'Allah, le clément et miséricordieux, ne pouvait épargner toute cette engeance de barbares qui avait plongé l'Algérie dans les ténèbres durant une décennie avant d'essaimer à travers le monde d'autres monstres sévissant avec la même cruauté, le même fanatisme, la même lâcheté. Allah est plutôt bienveillant avec les criminels qui prospèrent en son nom» (p 165), «Je n'ai jamais aimé l'idée de racines. Elle me renvoie à l'arbre figé dans sa terre qui ne voit pas plus loin que le bout de ses branches... J'aime ma trouble identité. J'aime ma schizophrénie normale» (p 193), «On est tellement frustré que les plus tourmentés, les plus fragiles et les simples d'esprit suivent le premier gourou pour peu qu'il leur promette une éternité heureuse» (p 227).
Citations: «En vieillissant, on est toujours rattrapé par sa race» (p 16), «Les objets ont une âme, et (que) c'est un peu de nous-même que nous abandonnons lorsque nous les laissons agoniser sous les toiles d'araignées de nos greniers» (p 59), «La vie parfois, c'est magique, parfois c'est merdique» (142), «Ce n'est ni tout à fait l'Orient, ni tout à fait l'Occident, c'est l'Algérie: un puzzle auquel il manquerait des pièces» (p 185).
Enquête de l'Etranger. Essai de Alice Kaplan (traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Patrick Hersant). Barzakh Editions, Alger 2018 (en anglais, Presses universitaires de Chicago, 2016 et Gallimard, 2016), 1.000 dinars, 332 pages.
Journaliste, militant, écrivain, homme de théâtre, amant, brièvement époux, fils de sa mère, enfant de son quartier miséreux: à vingt-cinq ans, Camus a déjà tenu bien des rôles. Pas une seule fois «le même visage pour deux êtres». Tout le problème est là, affirme l'auteure. C'est ce qui rend difficile les recherches, impossible des conclusions et délicate la description. De Camus, mais aussi et surtout des personnages du roman en question.
Le livre aura connu le succès. A 2011, il s'est déjà vendu à 10,3 millions d'exemplaires rien que pour les seules éditions françaises... talonnant ainsi «le Petit prince»... Soixante traductions en d'autres langues, dont deux en arabe, au Liban et en Egypte... Le livre transformé en chanson... en film... Et, les œuvres, qui lui sont consacrées se comptent par dizaines, connaissent (à l'exemple de celle d'Edward Said, qui en fait une lecture plus politique -celle d'un monde colonial brutal- que philosophique, écartant toute lecture «existentialiste»... celle de Kamel Daoud), elles aussi, le succès. Garanti !
Aujourd'hui encore, «l'Etranger» reste à déchiffrer, chacun y allant de son interprétation. La littéraire, la politique, la sociale, la philosophique, Et, même les (re-)lectures mutltipliées ne résoudront pas le problème. Cela est, sans doute, très lié à la personnalité même de son auteur, lui-même un homme assez «compliqué». En fait, simplement un «artisan de la littérature» qui a «foi dans les vertus du remaniement» et qui, à l'inverse de Sartre, a plus de talent que de génie (ils sont qualifiés, les deux, d'«ennemis intimes»: Camus avait soutenu, dans un article que Sartre est plus un philosophe qu'un romancier... et Sartre avait déclaré que Camus est bien meilleur romancier qu'il nest philosophe...). Le démarrage est difficile. Il a beau ciseler des phrases splendides, le roman ne parvient pas à se modeler. Il travaille à partir de souvenirs d'enfance et de jeunesse, de lectures passées, de spectacles vus, de petits bouts de papier, de rencontres, d'autres manuscrits, d'images et de pensées couchées sur le papier... Il travaille, en fait, et c'est ce que fait ressortir l'auteure de l'essai (qui a entrepris, en «détective manquée», une longue enquête sur le terrain à Alger et à Oran), comme le «grand reporter de presse» et le correspondant judiciaire qu'il a été à ses débuts. A l'écoute de son ressenti, de son environnement et des réalités sociétales... tout particulièrement les conflits latents ou révélés entre les communautés européenne (surtout la classe ouvrière des Européens d'Alger... les «petits blancs d'Algérie») et «arabe». Avec un peu, un tout petit peu, d'aversion pour la violence coloniale.
Heureusement, l'effort apporte toujours un gain quel qu'il soit. Et, peu à peu, «L'Etranger» va devenir un roman écrit... «sans le savoir», un livre «trouvé en lui»... sur le cadavre d'un autre projet, abandonné en cours de route, au stade de manuscrit, «La Mort heureuse»... et en passant par un essai sur l'absurde, «Le mythe de Sisyphe». L'idée d'une œuvre de fiction qui se trouverait à l'intérieur du créateur, attendant d'être découverte, est un «élément clé du crédo moderniste en général et de la poétique de Camus en particulier... Proust décrit cette même idée dans «Le Temps retrouvé...».
«L'Etranger» est terminé le 1er mai 1940 «au sortir d'une nuit blanche». Le manuscrit ne parvient chez un imprimeur que le 1er avril 1942... Le 21 avril, il est édité et diffusé à 4.400 exemplaires (collection Blanche, classique de la NRF/Gallimard). Dès novembre, il est épuisé. D'autres tirages... Et, en 1957, le Prix Nobel de littérature pour l'auteur... du roman «le plus célèbre».
L'auteure: Phd en littérature française de l'université de Yale (Etats-Unis), enseignante, écrivaine et chercheuse. Des travaux portant sur l'autobiographie, les mémoires, la théorie de la traduction, la littérature de langue française du XXe siècle. Plusieurs publications dont «Trois américaines à Paris: Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis», en 2012 (Gallimard). A séjourné en Algérie (Alger, Oran...) en mai 2018 afin de présenter son ouvrage et d'en débattre avec le public.
Extraits: «Aussi longtemps qu'il y aura des lecteurs de roman, «L'Etranger» continuera de vivre: quel auteur peut rêver d'une si longue vie ?» (p 11), «Première leçon d'écrivain -l'idée, chère aux modernistes, qu'il y a plus de force dans le montrer que dans le dire, plus d'émotion dans le silence que dans la parole» (p 27), «D'où vient que savoir rester seul à Paris un an dans une chambre pauvre apprend plus à l'homme que cent salons littéraires et quarante ans d'expérience de la «vie parisienne». C'est une chose dure, affreuse, parfois torturante, et toujours si près de la folie. Mais dans ce voisinage, la qualité d'un homme doit se tremper et s'affirmer -ou périr. Mais si elle périt, c'est qu'elle n'était pas assez forte pour vivre» (Albert Camus, Carnets, p 91).
Avis : Sacré Camus, il n'arrête pas (comme son roman), sinon de passionner, du moins d'attirer. Une analyse fouillée et de grande qualité... et une autre théorie (celle-ci, à mon avis, «anecdotique» et littéraire, s'intéressant bien plus à la vie européenne de l'époque, à Alger, Oran et Paris, qu'au contexte colonial... encore que, peut-être, A. Camus n'avait pas osé dépasser la «ligne rouge» permise par sa communauté «pied-noir») sur la question. Il est vrai, que l'«on ne fait pas la même lecture de «L'Etranger» selon que l'on est américain, français ou algérien» (K. Daoud)... ou selon que l'on est étudiant, enseignant, écrivain, critique, historien... ou... A lire et, surtout, ne vous découragez pas devant la masse de détails.
Citations: «Pour qui aime la littérature, les livres sont des êtres vivants: les livres ont une vie propre. Ils s'éveillent à la vie à mesure qu'on les lit, et restent vivants longtemps après qu'on en a refermé la dernière page» (p 8), «Aucun auteur, aussi puissant et influent soit-il, n'est en mesure de contrôler le destin de son œuvre. Le moment vient toujours où le roman, échappant à son emprise, poursuit seul sa route vers l'inconnu» (p 11), «Réduire un homme à un simple qualificatif ethnique lui permet de signifier le racisme sans avoir à l'expliquer» (p 59), «Nous sommes tous des condamnés à mort, mais certains de nous ont plus de temps que d'autres» (p 115), «La publication d'un livre s'accompagne presque toujours, chez l'écrivain, d'une sensation de dépossession ; l'ouvrage imprimé lui vaut une dépression post-natale... Il pleure sa propre mort, la mort de l'auteur, premier moteur de son livre» (p 163), «Un roman peut exister sans avoir rien à prouver» (J.-P. Sartre, commentant «L'Etranger», p 179) , «Mentir, ce nest pas seulement dire ce qui n'est pas, c'est aussi accepter de dire plus qu'on ne sait, la plupart du temps pour se conformer à la société» (A. Camus commentant, pour E. Roblès, le personnage de Meursault, p 219).
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par Belkacem Ahcene-Djaballah
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