Joséphine Baker, seins nus et vêtue d’une simple ceinture de bananes.
Rose Laurens vient de disparaître. Elle s’était fait connaître dans les années 1980 avec la chanson «Africa» qui véhiculait encore, trente ans après la décolonisation, une certaine vision des colonies en général et de l’Afrique en particulier.
Imprégner les Français du bien-fondé de la colonisation
La chanson coloniale a connu un succès énorme de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, avant de passer de mode à mesure que la France perdait ses colonies. On a chanté l’Asie, les Antilles, l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne, vanté les mérites des conquérants, moqué les coutumes des conquis, mis en avant la simplicité bonhomme du «bon nègre», la docilité de l’Indochinoise, la férocité de l’Arabe. Tous les clichés étaient bons, tous étaient les bienvenus, validant la représentation d’un monde bigarré et exotique tournant autour de la métropole, d’une France dont la mission civilisatrice consistait à aider ces populations qui –il faut bien le dire– n’en demandaient pas tant et dont certaines se trouvaient déjà bien assez entrées dans l’histoire, MERCI.
Ces chansons ont marqué les têtes et les esprits, véhiculant un imaginaire qui continue de se perpétuer: «bamboula», «moukère», «gourbi», «gandourah», «arbi», on en passe et des meilleures. Certains, hélas, comme un épisode récent nous l’a rappelé, sont encore présents dans le vocabulaire et leur persistance est tout sauf anodine.
Alain Ruscio, auteur d’un ouvrage éclairant sur ce sujet, parle d’une volonté délibérée de ce qu’il appelle un «parti colonial», d’imprégner les Français du bien-fondé de la colonisation. Et la chanson était un moyen commode -et manifestement efficace- de véhiculer cet imaginaire.
Vous pensiez qu’on avait touché le fond avec le Michel Sardou du «Temps béni des colonies» et de «Ils ont le pétrole» (attention: dans cette vidéo, c’est Gainsbourg qui creuse encore)? Vous êtes très loin du compte. Bienvenue dans les bas-fonds de la chanson, ceux qui fleurent bon les épices, le soleil, les femmes faciles, les hommes blancs virils et dominateurs… et le racisme «bon enfant».
L'imaginaire sexuel de la conquête
«La petite Tonkinoise» – Joséphine Baker
Bingo avec la version de Joséphine Baker, qui fut beaucoup critiquée pour avoir véhiculé une image très dégradée des Noirs en se produisant seins nus et vêtue d’une simple ceinture de bananes. La Tonkinoise en question, qui s’appelle Mélaoli (#malaise), est donc «la petite bourgeoise» d’un homme blanc venu chercher fortune en Indochine. Une jeune femme qu’il séduit, naturellement, avant de l’abandonner pour rentrer en métropole sans elle, tout aussi naturellement. «La petite Tonkinoise» ne diffuse pas seulement l’idée d’une forme de soumission propre aux femmes asiatiques, mais aussi l’idée que les colonies sont le terrain de chasse naturel de l’homme blanc viril auquel les belles indigènes ne sauraient refuser leurs faveurs (rappelez-vous: ce sont des hommes et ils sont blancs. Ils sont donc irrésistibles).
«Timichine La Pou-Pou» – Bourvil
Bourvil n’a hélas pas chanté que «Le petit bal perdu» ou les orangers sur le sol irlandais, mais a également taquiné la complainte exotique. Tous, d’ailleurs, de Fernandel à Maurice Chevalier s’y sont adonnés, preuve qu’elle était très en vogue. À la grande surprise de l’interprète, donc, sa conquête –une fois encore– qui a la peau noire, ne s’appelle ni Zumba ni Bamboula, mais Timichine La Pou-Pou (rions un peu avec les noms exotiques des populations de nos colonies). La chanson met en scène l’acte sexuel entre le colon mal dégrossi et l’indigène lascive, qui lui apprend les rudiments de l’amour sous les tropiques.
«Bou-Dou-Ba-Da-Boum» – Mayol
Autre genre en vogue: les amours simples entre le «bon Noir» et la petite Française blanche de métropole. Bou-Dou-Ba-Da-Boum (ou Ba-Da-Bouh, l’orthographe varie en fonction des versions) est un tirailleur sénégalais, qui jouait «de la flûte en acajou» et qui, défilant au 14 juillet, attire l’œil d’une petite ouvrière attendrie (un «trottin», disait-on alors). Reparti en Afrique avec sa «nouba», le brave Bou-Dou meurt dans une escarmouche en léguant sa croix d’honneur («le seul bijou du pauvre Bou-Dou») à la dame de son cœur. Chanson d’amour courtois d’un nouveau genre, où un homme noir se fait tuer pour la patrie et dont les dernières pensées vont à une femme certes blanche, mais d’assez basse extraction pour ne pas non plus compromettre la pureté de la race de nos ancêtres les Gaulois. La chanson se veut attendrissante et dépeint le colonisé sous les traits d’un homme superbe, fidèle, dévoué - un cœur simple: l’Afrique incarnée.
«La caravane» (aka «La fille du bédouin») – Nicolas Amato
Tout y est, c’est presque un strike: la musique orientalisante, les allusions sexuelles balourdes (les nombreuses «bananes» dans le «petit couffin» - vous l’avez?), le vocabulaire exotique, la figure de la femme soumise et âpre au gain. Dans une version de la chanson, la fille du bédouin finit cul-de-jatte après avoir eu des rapports sexuels avec 600.000 bédouins (ça, c’est ma France)! Ce qui en ressort, c’est qu’il existe une différence de traitement de la femme indigène: choyée et respectée par le conquérant blanc viril aux petits soins, elle est traitée comme un objet (et même «une pauvre bourrique») par des hordes de barbares en rut.
Les colonies: terres héroïques et peuplées de salopards
«Le fanion de la légion» – Édith Piaf
Édith Piaf a beaucoup chanté les colonies, de «(s)on légionnaire» à «(s)on amant de la coloniale». Cette chanson, cependant, n’est pas une chanson d’amour destinée à un homme mais plutôt au drapeau –les auteurs espéraient d'ailleurs la voir adoptée comme chant de marche par la légion étrangère. Dans «Le fanion de la légion», créée en 1936 par Marie Dubas, l’héroïsation des soldats de la légion qui tiennent le bastion marche de pair avec la disqualification des ennemis, traités de salopards, de hyènes et de chiens: «Hurlements de rage, Corps à corps sauvages, Les chiens ont eu peur des lions. Ils n'ont pas pris la position.» Tranquilou bilou.
La face sombre des colonies, mais pour les Blancs
«À Biribi» – Aristide Bruant
Aristide Bruant est un mystère. Auteur de chansons qui dénoncent la misère et l’oppression, régulièrement rangé parmi les anarchistes, il cède lui aussi à la mode coloniale. Le Biribi dont il parle n’existe pas. C’est le nom générique que l’on donne aux lieux où sont envoyés, en Afrique du Nord, les appelés qui, comme le dit la chanson, «font la mauvaise tête», se montrent indisciplinés au régiment. À Biribi, «c’est là qu’on crève de soif et de faim». Car oui, dans la chanson coloniale, on peut parler de la face sombre des colonies: mais sa face sombre pour les Blancs, celle des bagnes et des bataillons disciplinaires, jamais celle des indigènes. Notons, car la chose est rare, une évocation de l’homosexualité. On parle des hommes éberlués d’être «forcés d’connaître mam’zelle Bibi, car tôt ou tard il faut en être, à Biribi».
L'incitation à la haine raciale
«La Noire» – Aristide Bruant
Une chanson qui verrait sans doute son auteur condamné pour incitation à la haine raciale. Après nous avoir vanté les mérites de «la Noire» - et qui tiennent pour l’essentiel, comme l’indique le refrain, à «ses tétons» - la chanson se termine par ce couplet d’une incroyable violence: «la Noire n’a qu’un seul amant qui s’appelle le régiment - et le régiment le sait bien: la Noire a remplacé le chien.»
Les mots manquent…
Celui qui vient relever le niveau
«Mamadou m’a dit» – François Béranger
Oui, «Mamadou m’a dit» est une chanson sur les colonies, ce qu’elles ont été et ce qu’elles sont devenues, mais pas du tout dans la même veine que les précédentes. En écrivant ce texte à la fin des années 1970, le grand - et trop méconnu - François Béranger dresse le triste bilan d’une colonisation qui a vu l’Afrique pillée, saignée puis abandonnée comme la peau d’un citron qu’on a fini de presser:
«Après tout, c'est pas grave. Les colons sont partis.
Que l'Afrique se démerde, que les paysans crèvent.
Les colons sont partis, avec, dans leurs bagages,
Quelques bateaux d'esclaves, pour pas perdre la main
Quelques bateaux d'esclaves, pour balayer les rues.
Ils se ressemblent tous, avec leurs passe-montagnes.
Ils ont froid à la peau, et encore plus au cœur.
Là-bas, c'est la famine, et ici, la misère.»
C’est fort, une chanson. Ça s’insinue l’air de rien dans le quotidien, ça se fredonne à bicyclette ou au travail. Ça véhicule des idées, des préjugés, parfois funestes. «Il ne faut pas voir le mal partout» et «ça n’est pas bien méchant» ne sont des réponses acceptables qu’à la condition de prendre conscience du racisme induit ou explicite que ces chansons contiennent, des stéréotypes qu’elles véhiculent afin qu’elles ne soient plus que le témoignage d’un temps qu’on aimerait enfin révolu. Et qui tarde à l’être, non?
Aller plus loin avec cette playlist affligeante mais instructive et ces deux lectures: Quand on chantait les colonies, Claude et Josette Liauzu, Syllepse; Que la France était belle au temps des colonies – anthologie de chansons coloniales et exotiques françaises, Alain Ruscio, Maisoneuve & Larose.
Antoine Bourguilleau — — mis à jour le 30 avril 2018
http://www.slate.fr/story/161131/ya-bon-chanson-coloniale
A Paris, quelque 200 rues rendent hommage à la colonisation
La France coloniale s'affiche tranquillement dans les rues de Paris. Des exemples : la rue d'Alger nommé ainsi juste après la prise de la ville par les Français; la rue du Colonel-Dominé rend hommage au «héros de l'expédition au Tonkin»... Que dire aussi de la rue d'Aboukir (comme la bataille menée par Bonaparte en Egypte), ou l'avenue Bugeaud du nom du général qui mit au pas l'Algérie.
A voir ces noms de rues, on peut se demander si Paris est toujours la capitale de l’Empire français. On compterait en effet quelque 200 noms de rues attribuées aux têtes pensantes ou aux généraux qui ont permis, souvent dans le sang, que le soleil ne se couche jamais sur la France. Le Guide du Paris colonial et des banlieues permet de se pencher sur ce passé encore trop présent en recensant le nom des acteurs ou défenseurs du colonialisme sur nos plaques de rues.
Sur quelque 6.000 noms de rues, celles-ci sont plus de 200 à «parler explicitement colonial», selon les deux auteurs du guide, Didier Epsztajn et Patrick Silberstein.
«L'idée de ce guide nous est venue avec l'histoire survenue au général Lee à Charlottesville aux Etats-Unis. On s'est dit qu'il devait y avoir la même chose à Paris», explique Patrick Silberstein à Géopolis. «A l’heure où le général Lee et ses statues équestres tremblent sur leur piedestal et s’apprêtent à quitter les rues et les places pour gagner (lentement mais sûrement) les musées états-uniens, il serait grand temps que le vent de la justice toponymique venu des Etats-Unis souffle sur les bords de Seine et que les Parisien-nes regardent parler leurs murs. Des murs dont on a voulu sciemment, délibérément et politiquement qu’ils disent la gloire de l’Empire colonial», affirment les auteurs dans ce petit livre fort bien fait.
«La ville lumière fleure bon le djebel»
Exposiiton coloniale de 1922 à Marseille. Le temps des colonies a duré jusqu'aux années 60. © Leemage
Au fil des pages du guide, on découvre une histoire de France un peu oublié et des noms en général inconnus de nos jours. Le livre recense ainsi une incroyable ribambelle de galonnés, faisant de Paris une capitale très militaire. «Le pire d'entre eux doit être Bugeaud», souligne un des auteurs qui précise n'avoir pas «voulu faire le dictionnaire des salopards». Cela explique la présence dans le guide de personnalités qui peuvent surprendre comme le général Catroux (75017), plus célèbre pour avoir rejoint la France Libre que pour son rôle de gouverneur de l'Indochine en 1939.... «Mais cela montre l'importance du système colonial dans la société française et comment il est imbriqué dans notre vie politique. Une réalité historique qui colle à la peau», expliquent Didier Epsztajn et Patrick Silberstein.
Les hommes politiques qui ont mené la politique coloniale sont bien sûr présents comme Louis-Philippe (4e, nom donné à un pont), Napoléon III (10e, dont la rue a curieusement été baptisé récemment, en 1987) ou Jules Ferry (75011). Mais là aussi, tout est rarement tout blanc ou tout noir. Exemple: Jules Ferry, fervent partisan de la «mission civilisatrice» de la France (bataillant ainsi avec Clemenceau) mais aussi républicain opportuniste, défenseur de l'école publique. Quelques-uns se retrouvent dans le guide, révélant des facettes peu connues de leur personnalité comme Paul Bert (dont les citations font frémir).
«Bugeaud, il faut le débaptiser»
Se pose alors inévitablement la question du devenir du nom de ces rues. Faut-il les changer ? Patrick Siberstein se montre prudent sur le sujet. «Je pense qu'il faut être à la fois ferme, souple et pédagogique», résume-t-il. «Bugeaud, il faut la débaptiser. Mais dans de nombreux cas mieux vaut un panneau d'explication. On sent d'ailleurs que la ville fait des efforts pour rééquilibrer», ajoute-t-il, notant l'arrivée de plaques comme celle célébrant Ben Barka ou celle sur la fin de la guerre d'Algérie.
Plaque de rue parisienne célébrant la fin de la guerre d'Algérie. Une des rares plaques "post coloniale" parisienne. © JACQUES DEMARTHON / AFP
Pourtant, les exemples de rues débaptisées ne manquent pas dans l'histoire de la capitale. La place de la Concorde a ainsi changé plusieurs fois d'appellation (successivement place Louis XV, place de la Révolution, place Louis XVI...) tandis que la rue Alexis Carrel, patronyme d'un médecin eugéniste, changea de nom en 2002.
Les auteurs du guide suggèrent des noms si des volontés de changement survenaient : «il doit être possible de convoquer les innombrables fantômes qui peuplent la mémoire coloniale. Nous n’en citerons que quelques-uns qui nous viennent sous la plume : Frédéric Passy, premier prix Nobel de la paix en 1901 pour son hostilité au colonialisme, le chef kanak rebelle Ataï, la citoyenne Corbin, auteure d’une Marseillaise des citoyens de couleur, Jacques Nestor, tué à Pointe-à-Pitre en 1967, Solitude, l’esclave marronne et fanm doubout, Hocine Belaïd, ouvrier municipal communiste d’Aubervilliers tué par la police en 1952, Fatima Bedar, disparue le 17 octobre 1961, Tran Tu Binh, l’ouvrier qui passa cinq années au bagne de Poulo Condor pour avoir dirigé la rébellion des coolies dans les plantations d’hévéa des usines Michelin en Indochine, les indigènes anonymes des régiments coloniaux qui ont pris Monte Cassino… ».
La maire de Paris, ou ses successeurs, pourront s'inspirer de ces idées...
Guide du Paris colonial et des banlieues
Didier Epsztajn et Patrick Silberstein
Editions Sylepse
143 pages. 8 euros
Par Pierre Magnan@GeopolisAfrique
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