Ce pays a pris une place bien particulière dans mon itinéraire personnel. Je sens encore aujourd’hui une attirance profonde vers cette contrée aux sites magnifiques, à la population si accueillante
J’y ai passé près de 29 mois en tout , au cours de 3 séjours différents :
Le 1er de juillet 1957 à Octobre 1959 en tant que militaire appelé pour faire cette guerre dont je vais parler dans ce chapitre
En juillet 1959, lors d’une périple à 3 voitures et 10 personnes pour les vœux d’une petite sœur de Foucaud ( fille de la Garnache ), dans le Sud Oranais
Et enfin en 1984 , pendant 4 semaines en solitaire , j’ai sillonné ce pays , d’Alger à Tamanrasset et ai pu même revenir dans le village où j’avais fait mon « temps militaire ».J’ai pu y passer 4 à 5 jours
J’ai éprouvé le besoin d’écrire ce chapitre à la suite d’une réunion publique qui a eu lieu à Rezé- fin mai 2009 - portant sur la torture en Algérie . Pendant toute une année, un ensemble de lycéens en classe de terminale dans 2 lycées professionnels de Rezé s’étaient intéressés à ce qui s’est passé en Algérie pendant la guerre qui dura de 1954 à 1962, spécialement sur la torture existante en ce temps-là. Et l’année a eu pour eux 2 points d’orgue : la baptême d’une rue de Rezé au nom de Général de Bollardière et une rencontre réunissant ces lycéens qui désiraient interroger et entendre des « anciens » de ma génération sur ce qui s’était passé à cette époque et ceci pour mieux comprendre. Nous étions bien 150 personnes dans cette grande salle
Ce jour-là , j’ai été profondément ému et pris aux tripes par les divers témoignages d’anciens appelés en Algérie : j’ai eu beaucoup de mal à maîtriser mon émotion . Ce qui se disait me rejoignait profondément et réveillait des souvenirs enfouis en moi .J’ai pris conscience que je n’avais pas pratiquement jamais parler de ce qui s’était passé il y avait plus de 50 ans déjà . Une sorte de poids lourd et une espèce de couvercle avait recouvert toute cette période de ma vie.
Alors , j’ai pris le parti de clarifier tout cela dans ma tête et de le mettre noir sur blanc dans l’espoir d’exorciser quelque chose et peut-être de laisser quelques traces pouvant aider à comprendre cet épisode de notre histoire .
Vous l’avez compris, ce chapitre voudrait tourner surtout autour de ce qui s’est passé en moi entre 1957 et 1959 , c’est-à-dire pendant ce qu’on n’osait pas appeler la guerre d’Algérie ( on se contentait, alors, de parler des « évènements » d’opération de maintien de l’ordre ou de pacicfication ) . Cette guerre qui n’a pas voulu dire son nom , une guerre civile qui – en plus d’avoir fait des nombreux morts – a blessé et meurtri dans sa chair, son cœur et dans son esprit beaucoup , beaucoup de monde. Encore aujourd’hui de part et d’autre de la Méditerranée , les difficultés à vivre sereinement nos relations réciproques ont , en partie , pour origine ce qui s’est passé à cette époque.
J’ai fait mes classes dans le Sud Oranais pour ensuite aller passer presque 2 ans à 90 km au sud d’Alger.
Appelé en juillet 1957 , je devais rejoindre la caserne du Mans – le 13 juillet – pour retrouver ensuite le 21ème régiment de tirailleurs Algériens . Au reçu de ma convocation , j’ai été mis dans l’ambiance tout de suite : partir en civil en Algérie et commencer par les « Tirailleurs Algériens »… c’était une rupture dans la vie relativement tranquille que je menais à l’époque
Etant arrivé au Mans avec 2 jours de retard – j’avais un certificat médical à l’appui pour justifier ce retard – je fus accueilli par un flot d’injures : nous étions une quinzaine dans le même cas .
Nous venions servir la France et nous étions reçus par des paroles cruelles comme celles-ci : « çà fera bien quand vos parents vont apprendre qu’on vous a envoyés à Tataouine pour y casser des cailloux » Tataouine était , à l’époque , l’endroit où on envoyait les « rebelles , les têtes dures » de l’armée .
Dès le départ , nous étions des bons à rien , des hommes à mater , des suspects . Je découvrais l’attitude méprisante en vigueur vis-à-vis de français de métropole – nés en France que nous étions . Cela laisse penser plus facilement l’attitude vis-à-vis de ces autres français , nés en Algérie , ceux qu’on appelait les FSNA ( les français de souche nord africaine ) et qui avaient encore moins de valeur que nous . La toile de fond se trouvait déjà toute tracée.
Quelques mots sur le temps des classes . Comme mes copains , j’ai appris les règles principales d’un fantassin : le maniement des armes , la discipline , l’obéissance , quelques règles simples pour le « travail » qu’on serait appelé à accomplir … avec beaucoup d’activités sportives sous une chaleur importante ( sud Oranais en plein été ) J’en connais qui ont souffert beaucoup : ceux qui n’avaient pas la chance d’être solides , résistants ou un peu sportifs. La chaleur et l’activité assez intense ont eu raison des plus fragiles . Nous étions sur place dans le contexte géographique et humain de ce qui nous attendait par la suite .
C’est ainsi qu’au bout de 2 mois de présence en Algérie , notre section ( 30 « bleus » accompagnés de 3 gradés) , nous partions parfois faire des marches de nuit pour apprendre la réalité semi-montagneuse de ce pays. Nous marchions une partie de la nuit pour ensuite nous mettre en embuscade jusqu’au petit matin dans un endroit sensé être stratégique.
Au lever du jour , il y avait assez souvent des coups de feu .Du fait de la présence inhabituelle de militaires dans cet endroit, les habitants du coin se trouvaient surpris et lorsqu’ils cherchaient à fuir , ils avaient droit à une rafale car ils étaient considérés comme suspects . Bien sûr , on allait vite en besogne , mais j’ai compris ensuite que c’était la règle : tout fuyard pouvait être considéré comme suspect et sans doute complice ….de l’ennemi invisible. ( n’oublions pas que c’était une guerre civile , entre personnes du même pays et « l’ennemi » de l’armée française vivait en partie au sein de la population locale).
Après cette formation de 4 mois , j’ai été envoyé près de Médéa , dans un village du nom de Lodi, à 3 ou 4 km de Médéa , situé dans la montagne moyenne ( à environ 1000 mètres d’altitude) : j’ai été affecté au 6ème régiment d’infanterie à la C.A.S., à une compagnie de services du 2ème bataillon et ceci pendant 2 ans .. Logeant dans une ancienne ferme – dont les propriétaires avaient été expulsés -, j’ai dormi pendant 1 an dans ce qui leur servait d’écurie pour ensuite passer à l’étage supérieur ; en effet , j’étais passé caporal-chef.
Mes occupations étaient diverses : secrétaire , dactylo , coursier , porteur de la binoculaire dans les opérations où participait le commandant du P.C, missions à Alger ou ailleurs…, Il est inutile de détailler ces fonctions qui auraient pu presque toutes se passer ainsi en métropole si j’y étais resté, mais il se trouve que c’était en Algérie , pendant la guerre d’indépendance.
Commençons par raconter quelques épisodes vécus au sein de mon rôle de militaire
Je vais commencer parler d’un fait précis. Il était enfoui dans ma mémoire mais peu à peu j’ai réussi à le faire ressurgir de ce trou noir où il se cachait. Il a fallu un certain temps. J’ai réussi même à le situer dans le temps. C’était le dimanche 26 avril 1959
Il n’a rien d’extraordinaire, d’horrible , ou de particulièrement barbare ; c’est presque un fait tout à fait ordinaire et pourtant à lui seul , il peut faire comprendre tous les enjeux de ce qui s’est passé en Algérie
Nous étions au mois d’avril 1959, un samedi précisément. De la ferme où je me trouvais , j’ai pu assister à un combat entre l’armée française et l’armée du camp d’en face.
Nous avons presque pu vivre ce combat : les avions T6 pilonnaient une colline qui se trouvait à 5 kilomètres, une colline tenue par les moujahidines ; nous ne les voyions pas de si loin, mais nous sentions la résistance . En effet , dans l’après-midi , un des T 6 ( avion de chasse ) a été abattu et un autre , touché lui aussi , a réussi à rejoindre sa base à 7/8 km de là..
Il y a eu, entre autres, un soldat de notre compagnie qui est décédé, j’en parlerai sans doute plus loin.
Le lendemain, c’était un dimanche, je suis désigné pour partir avec une vingtaine de gars en direction de la « chaîne montagneuse » d’en face, là où il y avait eu le combat de la veille.. Avec nous, il y avait un sous-lieutenant (appelé) , un caporal du 2ème bureau appelé lui aussi et aussi un jeune arabe d’environ 17 ans ; particularité, ce dernier était habillé à l’européenne ; je pensais que ce jeune allait nous servir de guide pour cette mission dont la destination ne nous a pas été révélée..
.On obéissait comme d’habitude , on est parti à pied sans rien demander, sans que l’on ne nous explique le but de ce qu’on allait faire. Mais était-ce possible, spécialement pour cette petite opération ?
Nous sommes donc partis en direction de la petite montagne d’en face. Nous avons marché pendant une bonne heure et demie et ensuite, nous faisons une pause : chacun s’assoit à terre ou sur une pierre tandis que le sous-lieutenant et le caporal s’éloignent derrière un rocher en compagnie de ce jeune.
A peine une minute après, j’entends 2 coups de feu et réapparaissent le sous-lieutenant avec le caporal mais sans le jeune . J’ai vite compris que celui-ci avait trouvé la mort , tué sur place à l’issue de cette longue marche ..Il était mort, tué sans autre formalité , sans jugement … et pourtant nous étions sensés être dans un état de droit, dans un pays civilisé, en situation de paix et non en état de guerre.
Pourquoi cette mascarade.. pourquoi nous faire marcher pendant 3 heures aller et retour..en vue de faire disparaître et laisser sur place un jeune du pays là où, la veille, il y avait eu un combat ?
Que voulait-on montrer en laissant sur place ce cadavre à ciel ouvert, sans sépulture ? Quelle image avons-nous donné à la population locale par ce genre de comportement ? J’avais encore dans la tête ce qu’on m’avait appris jusqu’ici , à savoir que la marque des humains, leur différence avec les animaux c’est le fait d’enterrer les morts .. Et pourtant …
Dois-je ajouter que durant le trajet, il nous a fallu franchir un oued ( rivière ) avec de l’eau qui y coulait et que pour franchir cet obstacle, ce jeune avait servi de mulet au sous-lieutenant qui ne voulait pas se mouiller les pieds . Triste réalité .. dans ce geste de mépris.
Et je voudrais ajouter ceci… qui traduisait le malaise existant en général dans ce genre d’aventure : nous sommes revenus au village sans un mot de commentaire entre nous (de désaccord ou d’accord ). Il est vrai que nous nous connaissions relativement peu au sein de ce groupe opérationnel formé de bric et de broc . Mais quand j’ai rejoint mes copains pour le repas du midi, je n’ai pas davantage commenté cet épisode ; il y avait une boule en moi : je n’ai pas pu en parler. Et c’est un peu le drame de cette guerre : nous avions fait ,nous avons vu certaines choses mais nous n’avons pas en parler … c’est resté enfoui en nous , comme un poids . .. la honte travaillait inconsciemment.
Si cette histoire s’était passé au début de mon séjour en Algérie, quand j’avais encore l’esprit tout neuf , j’aurais réagi peut-être , comme il m’est arrivé de dire mon désaccord avec la pratique de la torture…Mais là, cela faisait 1 an et demi que je me trouvais dans ces situations : à la force du temps , à force d’en voir, ces situations devenaient normales : le rouleau niveleur était passé.
Pour terminer ce fait, j’ajouterai un autre aspect.. lui aussi révélateur. Au sein de ma compagnie, j’étais chargé des dossiers des blessés et donc des morts au cours de cette période. J’ai donc été déclarer la mort officielle de ce soldat qui s’appelait Chigros , Marcel de son prénom, mais j’en suis moins certain… si bien que quelque temps après, je reçois une lettre de la mère pour me demander les circonstances de cette mort.
Que répondre à cette maman éplorée dans la lettre toute simple qu’elle envoyait ? J’ai encore en mémoire l’écriture hésitante sur une demi-feuille de papier rayé. J’ai été consulter les archives du bataillon.
Lorsque j’ai retrouvé la lettre officielle du commandant… vantant le geste héroïque de ce soldat, développant son courage et sa bravoure comme soldat mort pour la France... je suis resté perplexe. et en situation de malaise. Le mensonge était la règle des relations entre les responsables et les soldats ordinaires. J’ai répondu à cette mère pour lui expliquer ce que j’avais su de la mort de son fils. Elle m’a répondu ensuite pour me remercier
Un autre jour, nous sommes appelés d’urgence en renfort car une patrouille dans le secteur avait été sérieusement « accrochée », avec quelques morts, à 3/4 km du village. Une heure à peine après cet « incident », nous étions sur place et devions avancer en rang pour ratisser et débusquer éventuellement des fellaghas restés sur place .J’avais un peu la peur au ventre
De fait , notre groupe, peu expérimenté, a fait peu de chemin en avant et nous nous sommes arrêtés ( nous n’étions qu’en renfort ). Mais de l’endroit où nous étions, nous pouvions facilement imaginer l’avancée de la troupe française, en voyant la progression de la fumée : il s’agissait des mechtas ( maisons d’habitation ) qui étaient mis à feu progressivement au fur et à mesure de l’avancée de l’armée.
Il est vrai que nous étions en zone classée « interdite » mais l’autorité savait bien que les habitants locaux continuaient à y habiter car ils y avaient leur troupeau. Que pouvait penser la population de notre comportement et de ce non-respect de leurs habitations ? Pouvaient-ils garder la France en estime ou… plutôt davantage se tourner alors vers le F.L.N. ? : le comportement de l’armée française assimilait ces gens à l’ennemi puisqu’on détruisait par le feu leur seul bien.
Un autre jour, je ne sais pour quelle raison exacte, je fus désigné pour faire l’ouverture de la route qui partait de notre village dans la zone interdite ( sans doute au lendemain de la découverte d’une bombe ) et je devais utiliser la fameuse poêle à frire , le détecteur de métaux dont je ne m’étais jamais servi jusqu’ici et dont je n’avais jamais appris l’utilisation. J’ai dû faire à la hâte la découverte du fonctionnement de cet instrument et je me suis lancé sur la route avec un peu d’appréhension . On était vraiment obéissant et docile pour accepter si facilement une mission sans un minimum de préparation. Nous n’avions que 20 ou 21 ans et exécutions les ordres sans rechigner , sans esprit critique .
Autre exemple d’un autre jour : la veille, la draisine assurant l’ouverture du train Alger – Médéa avait sauté sur une mine avec quelques 6 morts. Ce travail d’ouverture de ligne était fait d’habitude par une compagnie résidant à 8 km . Alors pour ne pas reprendre la même compagnie en ce lendemain d’attentat avec plusieurs morts , il a été fait appel à la nôtre et je fus l’un de ceux qui ont été choisis pour assurer cette tâche , avec un peu d’appréhension , mais , il est vrai, la draisine ne sautait pas 2 jours de rang et dans la même zone locale. Et puis, c’était des missions normales et habituelles dans un pays en guerre..sans que ce mot soit employé .
A la fin de mon temps en Algérie – du fait de mon grade de caporal-chef, j’avais pour fonction de recevoir en début (ou milieu) de nuit les messages codés, classés ‘secret opérationnel’ , adressés au P.C. et qu’avaient déchiffrés auparavant des spécialistes . Ceux-ci, après leur travail fait, venaient me réveiller pour s’en débarrasser et pour que j’en prenne connaissance. C’était mon rôle d’apprécier le danger que laissaient soupçonner ces messages : soit le message pouvait attendre le lendemain, soit il fallait prévenir l’autorité, le chef de service ou le commandant qui habitait en bas du village . Mon chef de service m’avait fait comprendre qu’il ne tenait pas à être réveillé à tout moment et qu’il me faisait confiance, j’étais à même de savoir s’il fallait porter – en pleine nuit - le message chez le commandant ( j’ai compris après qu’il m’avait fait nommer caporal-chef dans ce but ). Alors, il me fallait trancher.
Je me demande si les énormes difficultés de sommeil que j’ai traînées tout au long de mon existence ne trouvent pas là leur origine.
Voilà quelques épisodes d’un militaire … qui , sans être totalement planqué, a vu de près certaines réalités avec quand même des conditions assez privilégiées par rapport à tant d’autres qui ont connu des situations beaucoup plus dramatiques.
Je peux ainsi passer à un autre sujet, celui de la camaraderie qui régnait entre nous, même si les conversations n’étaient pas très poussées : elles se limitaient à la vie pratique quotidienne , à la vie courante – à part une longue conversation de table qui a bien duré 4 à 5 jours : elle a porté sur l’ignorance sinon l’incompréhension et même l’hostilité existant entre le monde des campagnes et celui de la ville , les différences entre monde agricole et monde ouvrier . Nous étions copains mais nous appartenions à des mondes différents et chacun tentait de défendre son milieu social.
J’ai conservé par la suite des liens avec certains qui avaient partagé les mêmes conditions de vie. Nous nous retrouvons de temps à autre ensemble ou bien nous nous rendons visite. Même si 2 sont déjà décédés à ce jour ( 2009) , il en reste 4 autres et je conserve des liens avec la famille de l’un des décédés qui me considère presque comme l’un des leurs.
Cette guerre d’Algérie fut une période forte de notre jeunesse. Et , quand nous nous retrouvons , en plus des sujets de notre actualité, nous aimons évoquer ce que nous en avons retenu de cette période passée en commun :
nos joies – les repas pris en commun sur la table à l’extérieur quand il faisait beau , et aussi à l’intérieur et en comité plus restreint quand il ne faisait pas un temps à manger dehors . L’organisation que cela supposait , y compris le fait d’aller chercher, à la cuisine centrale situé au milieu du village, le contenu des repas.
les matchs de volley-ball sur un terrain que nous avions installé juste à côté sur un petit
espace un peu plus plat : c’était pour nous des moments de détente et de
défoulement
les réceptions dans une famille pied noir toute simple et d’un âge certain pour nous et qui nous recevait parfois à sa table , c’était la seule famille qui avait ce comportement ; les autres nous ignoraient totalement.
les sorties en ville de Médéa se trouvant à 3 ou 4 km… avec le souci de préparer auparavant sa belle tenue pour l’occasion
- nos peurs, car elles existaient à de nombreux moments
La garde la nuit, seul à la lisière du village . Nous étions 5 à 6 en même temps disséminés
sur le pourtour du village qui pouvait faire un peu plus de 1 km2 de surface : il fallait s’y
rendre tout seul et revenir seul après la relève alors que le danger pouvait surgir à tout moment
La traversée de cette fameuse tente immense où dormaient la nuit des jeunes algériens de notre âge, des jeunes du pays qui avaient été récupérés dans la zone interdite ( qui bordait notre village ) et étaient suspectés de ne pas vouloir faire leur service militaire dans l’armée française . Il fallait traverser leur tente seul avec une arme au milieu de ces « suspects » inconnus, la peur au ventre - pour voir s’ils étaient toujours là
Les quelques opérations que nous avons pu faire , la plupart du temps à la suite d’attentats ou d’accrochages ( nous étions appelés en renfort ) . Ou alors dans les grandes opérations d’envergure où le commandant sortait et il fallait l’accompagner.
L’installation ou l’entretien des lignes téléphoniques de cette zone montagneuse , coupées de temps à autre par les fellaghas ou bien conservés intacts par eux car ils pouvaient se brancher sur ces lignes et avoir ainsi des renseignements … tout cela en « zone interdite » ou non contrôlée par l’armée , la plupart du temps.( la majorité de mes amis actuels font partie de cette catégorie )
Nous étions jeunes , un instinct de survie était bien présent en nous et nous tenions à revenir chez nous .Et tout le monde sait jusqu’où la légitime défense peut aller parfois lorsque sa propre vie est en danger ou que l’un des copains a trouvé la mort.
les tortures existantes . A 50 mètres du P.C. était installé le 2ème Bureau, le bureau de renseignements. Nous entendions les cris des suppliciés, nous pouvions voir l’état de délabrement où ils se trouvaient après leur interrogatoire : ils étaient attachés à l’extérieur de cette maison, le jour et aussi la nuit, par tous les temps. A l’époque, nous nous contentions de nous raconter ces faits, ce que nous avions vu, sans aller beaucoup plus loin dans l’analyse de ce qui était supportable ou non. La réaction collective était du genre : « encore un qui passe un sale quart d’heure » .. sans qu’il y ait désapprobation de la méthode employée
nos questions : nos désirs pour le retour au pays, l’incertitude pour l’avenir : savoir ce que l’on allait faire ; beaucoup de mes copains actuels étaient dans l’agriculture avant de venir à l’armée et ils savaient qu’au retour il leur faudrait trouver une autre profession, mais laquelle ?
Oui , ce temps d’Algérie fut un temps de camaraderie, une camaraderie toute simple. Je garde encore bien présents des souvenirs de visage ; les photos gardées ne peuvent que m’aider à les rejoindre à défaut d’avoir gardé contact avec eux.
Venons-en à la question de la torture plus directement, aux mauvais traitements que l’armée faisait subir à la population locale : qu’en dire ?
Tout d’abord, je peux dire que ce n’est pas une question neutre, c’est une réalité qui bouleverse profondément, qui prend aux tripes encore maintenant : elle a fait des dégâts importants au plan même de ce peuple local (les FSNA) et aussi chez l’occupant, chez les militaires. En effet, sur ce sujet, il est encore difficile de parler sereinement et je constate 2 écueils
Soit on n’en parle pas et on se tait : c’est le comportement qui a été suivi par pas mal d’appelés. Cela nous a tellement remué qu’on s’est tu, qu’on ne veut pas en parler et que certains vont même jusqu’à vouloir ignorer son existence, la nier tout court au point d’en vouloir à ceux qui en parlent encore.
Soit on veut libérer la parole : on veut faire sortir ce qui nous ronge à l’intérieur ; on en fait état... en le majorant ou du moins , quand certains racontent l’Algérie, il n’est question que de cet aspect et peu d’autres choses.
Ce que je peux dire moi personnellement tout d’abord : la torture a existé dans mon secteur, elle a été admise et même prônée par les chefs militaires . C’étaient même la pratique normale.. si on voulait avoir des renseignements sur l’ennemi. Cependant, elle n’a pas été le fait de tous les appelés ; mais plutôt le fait de spécialistes, ceux qui travaillaient au 2ème bureau, celui des Renseignements.
Mais je ne voudrais pas théoriser à mon tour. Je ne peux parler que de ce que j’ai vu, dans le coin où j’étais et dans la période où j’ai été là-bas.
Comme je viens de le dire, à 50 m de notre bâtiment ferme où je logeais, il y avait une petite maison transformée en 2ème bureau. Là y oeuvraient 3 militaires – bien souvent c’étaient des appelés pieds noirs, choisis pour ce rôle du fait qu’ils connaissaient la langue arabe et étaient habitués aux relations entre ces 2 mondes (les habitants d’Algérie et l’Armée) ; ils connaissaient leurs coutumes .
Leur rôle , disaient-ils , c’était d’obtenir des renseignements sur l’ennemi , son organisation , les lieux où il se cachait , les projets d’attentats ou d’embuscades , les lieux où étaient cachés des armes , des documents , des listes , des cartes … Leur fonction était donc d’exploiter à fond les hommes qui leur tombaient sous la main : le parent , proche ou lointain , d’un « fellagha » , un suspect trouvé dans une zone « interdite » ou qui avait un comportement bizarre aux yeux de l’armée , quelqu’un qui avait été dénoncé par un autre etc., etc. …
Et les moyens pour avoir des renseignements étaient variés : la gégène ( produisant de l’électricité en la faisant tourner à la main )avec ses électrodes fixés sur les testicules d’une part et le casque posé sur sa tête d’autre part ou encore la plongée et le maintien sous l’eau jusqu’à asphyxie, le fait de les laisser jour et nuit sans manger, sans dormir, attachés …J’ai pu le constater de mes yeux : il m’arrivait d’avoir à porter des messages à ce Bureau , de pénétrer dans cette maison et de voir ce qui s’y passait. Egalement, au cours des gardes, la nuit, le spectacle de ces êtres délabrés, attachés, nous était offert à nous militaires … et aussi à la population locale habitant le village, ceci pour servir d’exemple : bien sûr cela voulait être dissuasif et les inciter à rester fidèle à l’armée française.
La logique interne était que quelques uns savaient des choses sur le FLN et ses projets et il fallait, alors, les connaître afin de protéger tous les autres des attentats et des embuscades.
Quand je suis arrivé au village, j’ai eu quelques petites conversations avec l’officier responsable de ce 2ème bureau, c’était un pied-noir. Il comprenait que je ne puisse pas être d’accord avec cette pratique au nom de mes idéaux , spécialement évangéliques,… que j’avais ma liberté de penser mais que j’étais un doux rêveur et qu’il fallait absolument faire ce qu’il organisait dans le but de sauver des vies humaines. Dialogue de sourds d’autant que la majorité des appelés – sans forcément partager les outrances de la torture – partageaient de l’intérieur ce qui était sous-jacent à cette pratique. On acceptait ce fait ou du moins on s’y habituait progressivement.
A savoir qu’en Algérie on n’était pas chez nous et dans une situation normale. On était l’occupant : la ferme où nous logions appartenait à un algérien ; il avait été exproprié le temps de cette guerre et c’était le lot de tous les bâtiments occupés par l’armée dans le village.
Il y avait une ignorance de tout ce monde arabe, un fossé profond entre nous . Nous habitions le même village mais, de fait, nous n’avions aucune relation, aucune parole, aucun échange d’ordre humain avec ce monde au milieu duquel nous vivions. Pour illustrer ce fait, j’apporte cet élément : à la fin du repas pris en plein air la plupart du temps, nous avions pris l’habitude de laisser tels quels nos plats sur la table et alors des enfants venaient les enlever pour les ramener vides et tout propres . Lors de mon retour en Algérie en 1984 , j’ai pu retrouver cette famille que nous avions nourrie sans trop le savoir ou en tout cas sans jamais lui avoir adressé la parole , sans un mot ou une autre forme de relation humaine : tout passait par les enfants . En effet, je n’ai pas le souvenir d’un seul échange entre nous et un adulte de cette famille.
Ignorance totale ; mais aussi, le mépris était bien là : mépris, racisme qui était en vigueur en métropole et qui était bien imprégnés en nous avant notre venue en Algérie. Racisme amplifié sur place car leur habillement, leur façon de vivre étaient en décalage profond avec le nôtre.
Alors, quand il y avait des travaux un peu durs et sales à faire (par exemple, creuser un grand trou pour nous servir de chiotes) on en trouvait aussitôt comme « volontaires désignés d’office ».. Et cela paraissait tout naturel
De plus, ces évènements comme on disait à l’époque, était de fait une guerre civile entre français : d’un côté l’armée française, de l’autre le FLN armé lui aussi et entre les deux se trouvait toute une frange de population qui pouvait passer d’un camp à l’autre. Tout cela fait que dans la tête d’un militaire, tout arabe, jeune ou adulte, devient vite suspect, susceptible d’être de connivence avec l’ennemi et la boucle était bouclée.
En relisant ce que je viens d’écrire d’une seule traite, l’on pourrait penser que je justifie la torture, que je l’approuve comme inévitable, vu le contexte général. Ces quelques phrases voulaient seulement expliquer les mécanismes en vigueur, les réflexes existants.
En effet, quand on n’a pas une colonne vertébrale solide, il n’est pas facile de résister à cet engrenage. A cette époque, nous étions des gamins pas très mûrs, de grands enfants formés plus à la soumission qu’à une pensée personnelle. Il fallait une force extraordinaire pour résister et réagir publiquement. N’oublions pas que l’obéissance fait partie de la force principale des armées . Et puis , si intérieurement nous résistions , la force de l’habitude prenait leur dessus.. et nous pensions que les copains ne nous suivraient pas – c’était ce que l’on imaginait.
Quelques-uns d’entre nous - qui avaient été formés au respect de tout homme, y compris l’étranger -, qui étaient passés par des mouvements comme la JOC, la JAC, la JEC- qui lisaient des revues comme l’Humanité ou Témoignage chrétien - ont dit après coup qu’en leur for intérieur ou d’une façon explicite ils ont résisté à cet engrenage, ils l’ont dit tout haut … mais ils n’étaient pas nombreux. Et puis , j’ai senti en moi cette force de laminage qui fait son chemin : au début , on réagit , on ne peut admettre certaines pratiques , on réagit naturellement à certains faits. Et constatant qu’on est le seul à le faire , peu à peu on se tait , on n’ admet pas mais on ne réagit plus … la force de l’habitude s’installe : c’est le silence qui devient le roi . Et l’on ne parle plus, on n’ouvre plus la bouche pour dire, pour parler , pour dénoncer …
Dire que la torture n’est pas efficace automatiquement car elle obtient des renseignements qui ne sont pas toujours exacts : du fait des souffrances atroces que l’on fait endurer aux suppliciés, ceux-ci lâchent des indications qui ne sont pas toujours réelles. Elle entraine à leur tour d’autres arrestations et d’autres tortures à la chaîne.
Dire que la torture exposée aux habitants n’aide pas ceux-ci à se sentir membres du pays qui s’impose par ces armes. La pratique de la torture a sans doute suscité plus « d’ennemi » qu’elle a permis d’en gagner ou d’en garder : elle a présenté un visage déshonorant de la France ….nous qui nous présentions comme un pays civilisé … avec en charge l’éducation de ce peuple colonisé
Dire que la pratique de la torture a démoli ceux-là même qui la pratiquaient : on ne peut sortir indemnes et purs .. - quand on a méprisé autant - quand on a imposé des souffrances inhumaines à des gens, peut-être innocents ?...- quand on a eu un comportement bestial, brutal et inhumain pendant des mois et des mois ... cela ne peut que laisser des traces profondes.
Cet engrenage de déshumanisation , de cruauté , de bestialité : faire subir des souffrances inouïes , frapper , transformer un être humain en loque .. tout cela ne peut que détruire l’humanité de celui qui fait de telles pratiques . Tout cela n’aidait certainement pas la population locale à « aimer » cette France qui se permettait de tels actes ( pratique d’ailleurs interdite par des conventions internationales )
Et je me demande, dans ma grande bonté naturelle, si les chefs militaires ne se rendaient pas compte un peu de tout cela. Me reviennent en mémoire de plus de 50 ans quelques souvenirs que j’associe à ce questionnement de l’attitude à avoir auprès de la population algérienne. On leur faisait un mauvais sort , c’est certain et en même temps ressurgissait l’idée que c’était des hommes comme nous, des français comme nous et que, si on voulait garder l’Algérie au sein de la France, il fallait bien.. oui, on avait intérêt à avoir des gestes de fraternité avec eux – même si on ne les partageait pas de l’intérieur ; il y avait lieu, malgré tout de reconstruire une seule nation avec eux.
Je resitue cette idée dans l’année 1958 – année où il y a eu une période « fraternité » autour du 13 mai : il fallait inciter la population algérienne à exprimer leur volonté de rester reliée toujours à la France. Mais peut-être fais-je erreur ?
Alors, face au 2ème bureau – bureau des renseignements – avait été créé, à l’époque, un 5ème bureau dit de pacification ou un autre nom qui ne revient pas à ma mémoire mais qui va dans le même sens : recréer un lien fraternel entre tous les français du nord et du sud de la méditerranée. Un capitaine rappelé en était chargé au P.C. où je me trouvais et je fus désigné en vue de le seconder pour les tâches pratiques , continuant ainsi mon rôle de polyvalence.
Alors, nous avons participé dans le bled à des A.M.G. (aides médicales gratuites) qui voulaient montrer que la France entendait prendre soin de la population locale . Avec le médecin et ses aides, nous allions faire le tour des mechtas un peu isolées – accompagnés, bien sûr et quand même, par la force militaire, pour assurer notre protection -, et nous allions vacciner les gens pour manifester notre générosité. Ma mémoire me dit que, bien souvent, le contenu du vaccin était de l’eau minérale plutôt que le remède à une maladie que nous n’avions pu détecter , faute d’examens ou même qui n’existait même pas.. Mais l’intention était là ; nous étions sur place pour manifester notre bonne volonté.
Dans ce cadre du 5ème bureau, de l’argent avait été débloqué par l’Autorité.. pour un travail à faire , un travail de propagande dont il était difficile de définir le contour .Alors , j’ai été chargé d’aller à Médéa pour faire des achats pouvant aider à ce rapprochement des populations , mais sans consignes très précises . Je me souviens encore : j’avais acheté des bandes magnétiques, des cadeaux possibles … peu importe : il fallait dépenser l’argent offert pour une tâche aux contours très flous. Et, ensuite, comme c’était prévisible, le matériel est resté souvent au bureau sans beaucoup servir… car cette idée d’un 5ème bureau n’avait pas été précisée et se trouvait en décalage avec le comportement habituel de l’armée française.
Autre fait allant dans le même sens : un jour, en fouillant le bureau et armoires du P.C., j’ai retrouvé en archives des albums de photos « d’ exactions » commises par le FLN sur les militaires français : c’était des photos horribles, genre cadavres mutilés, égorgés , avec les organes génitaux coupés et remis dans la bouche, etc .etc.… qui voulaient montrer la bestialité des membres du FLN. Je rends hommage aux responsables de mon unité de n’avoir pas exploité ces horreurs au sein de notre compagnie – du moins à ma connaissance – et de les avoir laissé dans les tiroirs … il n’y avait pas besoin de tout cela en plus pour raviver la haine.
Pour clore ce grand paragraphe sur la torture et le mal fait en Algérie, je voudrais apporter quelques éléments.
Dans le dortoir-écurie où j’ai logé au début de mon séjour dans le village, et où je suis revenu dormir à la fin de mon temps là-bas , j’ai vu des braves bretons revenir de compagnie d’intervention transformés en vrais brutes , avides, à 2 ou 3 jours de la quille, d’aller fouiller des maisons dans le pourtour de Médéa.. Pour le plaisir et aussi dans l’espoir de ramener peut-être des souvenirs chez eux.
La pratique des militaires en Algérie a fait beaucoup de mal aux algériens eux-mêmes, c’est évident, mais aussi a produit des cassures dans la tête des appelés qui ont vu les choses se dégrader, qui ont été associés à des comportements odieux qu’ils n’auraient jamais faits d’eux-mêmes … c’est une descente collective aux enfers.
De plus, quand ils sont revenus chez eux, comme moi-même aussi bien au sein de la famille qu’ailleurs, ils n’ont pu parler de ce qu’ils avaient vu, de ce qu’ils avaient fait : ils n’ont pu exorciser cette dégradation. Ils se sentaient coupables – malgré tout - de ce qui s’était passé . Même si leur responsabilité n’était pas engagée directement, ils avaient vu , ils avaient participé sans réagir. Ce n’était pas très clair en eux mais le sentiment de honte pouvait prédominer en eux … sans pouvoir en parler , sans pouvoir se décharger de ce poids
Cela n’intéressait pas les français de métropole et la plupart ne soupçonnait pas ce qui s’y passait. De la faute à tout le monde, y compris l’appelé lui-même qui ne voulait pas effrayer sa famille. J’ai retrouvé du courrier que j’avais écrit à l’époque et qui allait dans ce sens. Pendant un de mes 2 permissions, à mes parents qui voyaient dans le journal ce titre « coups de feu dans la nuit dans le village de Lodi (le village où j’étais) » je m’entends encore dire « non il ne se passe pourtant rien d’habitude » , voulant leur épargner toute préoccupation à mon sujet . Je me trouvais complice du silence général , de cette chape de plomb qui s’est imposée.
Je voudrais ajouter un mot sur la pratique de la « corvée de bois ». Pendant un moment, - dans le cadre de mes fonctions - j’ai été chargé de faire des dossiers (petits, pas plus de 4 à 5 pièces) à la suite d’accidents arrivés à des militaires ayant entraîné des blessures ou leur mort.
Au bout d’un certain temps, fait nouveau, j’ai eu à constituer des dossiers sur des arabes morts. Le scénario était souvent le même : « un groupe de militaires est obligé de tirer sur un arabe emmené à la recherche de cache-d’armes ou autre ..car l’arabe se met à fuir et le fugitif est tué. … » . On y retrouvait le scénario de qu’on appelait la « corvée de bois ». Je n’ai jamais su le motif de cette évolution ( le fait qu’on fasse des dossiers sur ces morts) : voulait-on officialiser certains décès d’arabes ? Ou bien, peut-on y voir comme un progrès, l’arabe serait devenu un être humain qu’on ne peut faire disparaître sans en faire état, au moins par quelques papiers ? Je vous laisse le soin de répondre vous-mêmes à cette question car je n’ai pas eu la réponse.
Toujours sur le même sujet, j’ai constaté que le comportement de la France et de son armée n’était pas identique lorsqu’il s’agissait de blancs qui se transformaient en « opposant ». Dans le village où j’étais, il y avait une sorte de prison à destination des « opposants politiques» : c’était un « centre d’hébergement ». Ils étaient une bonne quarantaine, au milieu du village, enfermés dans un enclos bien entouré de barbelés et gardés par la gendarmerie nationale. Ils avaient à leur disposition un terrain de volley-ball en très bon état – comparé avec le nôtre. Ils semblaient en bonne santé avec possibilité de lire, de faire de l’activité physique personnelle. Cela nous apparaissait même – à l’époque - comme une prison dorée par rapport à nos propres conditions de logement et surtout au sort fait au moindre suspect arabe
A la suite de moultes précautions, il nous arrivait d’y pénétrer en fin de journée pour y faire, avec les gendarmes qui les gardaient, un match de volley-ball. Mais, motus et bouche cousue sur l’origine de ces gens ou d’autres détails sur ces personnes gardés sérieusement mais dignement.
J’ai appris à la suite de la rédaction de ce texte que des gens comme Henri Alleg ou Georges Hadjadj avaient fait des stages dans ce centre d’hébergement , pour avoir – entre autres - exprimé publiquement et par des écrits leur dénonciation de la pratique de la torture par l’armée française ou le bien-fondé de la rébellion algérienne.
J’ai appris aussi qu’il avait aussi été l’objet de torture par des spécialistes mais ce n’était pas ceux qui étaient au 2ème bureau local. ( l’armée , l’infanterie )
Depuis que j’ai rédigé ce texte , il m’est arrivé de rencontrer une journaliste Nathalie Funès qui a écrit un livre sur ce centre d’hébergement : « le Camp de Lodi » : son livre parle des conditions de vie lamentables à l’intérieur de ce camp. Elle parle du nombre important de ces gens entassés dans cet endroit réduit. Un rapport du directeur en fonction en octobre 1955 indique le total de 160 personnes détenues. Je le mentionne en toute honnêteté
Voilà les souvenirs qui me reviennent plus de 50 ans après, lorsque je veux évoquer la guerre d’Algérie. J’ai été étonné de la facilité à retrouver certains détails enfouis en moi : ils étaient là , bien cachés … mais grâce à cette rencontre de Rezé en l’an 2009 , ils sont remontés à la surface .. même si je suis encore dans l’incapacité de les dire en public , tant l’émotion est encore grande lorsque j’essaie de les évoquer . Je sens que la période de digestion n’est pas encore terminée et qu’il faudra encore bien du temps pour arriver à une sérénité sur ces sujets .
En résumé , on peut dire ceci : ce fut un apprentissage à la vie rude (et encore j’ai eu de la chance, je n’ai pas été confronté à des situations dont j’ai entendu parler ensuite). Entre copains appelés, ce ne fut pas drôle tous les jours, du fait de la promiscuité non souhaitée, du fait aussi de la confrontation à une brutalité à laquelle nous n’étions pas spécialement préparés.
Je me souviens d’un copain d’Alençon, il était avec moi au P.C. . Il était passé par la JOC, il fréquentait l’église et, peu à peu, il s’est relâché : tout cela avait duré trop longtemps : il a perdu pied, en plein désarroi. Le « monde » qui était le sien s’écroulait. Il s’est rebellé contre son chef, a été envoyé en compagnie d’intervention, s’est laissé entrainer dans l’alcool.
Nous nous sommes retrouvés quelques jours avant la quille car nous étions de la même classe ; nous avons été arroser notre départ du village à Médéa. Dans une longue lettre ensuite, il m’a expliqué ensuite sa « descente aux enfers » pendant ces 2 ans, regrettant de n’avoir pu en parler avec moi de vive voix. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. J’avais pour lui une admiration certaine et son cheminement illustre bien pour moi la dégradation qui a pu se faire au cours de cette guerre d’Algérie… la perte de tous les repères qui avaient bâti notre vie , la dislocation de ce qui constituait notre colonne vertébrale .
Apprentissage à la vie rude envers la population locale : mépris, méfiance, peur, domination, suspicion étaient les ressorts habituels dans les relations envers ces autres français, ceux qui étaient nés là-bas, ceux qui avaient été colonisés et traités comme des sous-hommes.
Et pourtant …. Lors de mon retour en 1984, je suis revenu dans ce village où j’avais vécu 2 ans .Il avait changé de nom : il ne s’appelait plus Lodi mais Draa Smar. Grâce aux photos que j’avais prises en 1958/1959, j’ai pu retrouver la famille que nous avions nourrie sans trop le savoir à l’époque. J’ai été accueilli d’une manière exceptionnelle par l’ensemble de la famille ; j’ai été invité à leur table, j’ai retrouvé dans leur album de photos , ces photos que j’avais prises et que je leur avais données … Et si je l’avais pu, je serais resté jusqu’au mariage de l’une des filles (de celles qui avaient profité des restes de nos repas) : il avait lieu 10 jours après. J’étais invité cordialement. Et ce n’était pas d’abord pour eux un remerciement pour la nourriture reçue .. quelques 25 ans auparavant mais leur attitude semblait toute naturelle : ils avaient inscrit en eux une qualité peu habituelle : l’hospitalité .
La mère de famille avait eu 15 enfants plus 2 autres décédés sans doute à la naissance.
A l’issue de ma première visite, j’ai été invité au repas du midi du lendemain. J’ai pu connaître – ce que je savais déjà – c’est le mode de vie où les filles ont une moindre importance que les garçons. De fait , à ce repas du midi la mère de famille nous a rejoints seulement pour le café .
Et je me souviens encore d’une scène un peu magique dans cette maison . J’étais arrivé de bonne heure à ce rendez-vous du midi et les premières personnes à m’accueillir furent 3 des filles de la maison ( d’environ, 20 / 25 ans ). Nous sommes restés ensemble une bonne demi-heure à parler librement du temps passé et du temps présent … retrouvant dans leurs album de photos ces clichés que j’avais pris et que je leur avais donnés quelques 15 ans auparavant . Et à une question portant sur leur façon de s’habiller , j’ai eu le droit à un défilé de mode : chacune me montrant comment elles s’habillaient dans les différentes circonstances et les divers lieux , le tout espacé par des éclats de rire . Je me sentais presque gêné d’être introduit ainsi dans leur intimité . Je n’ai pas connu en France ce genre de scène qui , il est vrai , n’a pas de raison d’être , les coutumes étant différentes .
La magie est disparue à partir du moment où l’un des frères est rentré dans la pièce : c’était le signal codé où les filles devaient disparaître dans les arrières fond de la maison pour ne plus réapparaître par la suite . On était revenu à la relation normale …entre hommes jusqu’au repas , terminé par le café que seule la « mamma » est venue partager avec nous.
Je suis également retourné dans la ferme où j’avais logé. Avec beaucoup d’appréhension, j’ai frappé à la porte de ces gens qui avaient été expropriés pour que nous puissions y habiter comme militaires: ce furent encore de bons moments. J’ai eu droit à la présentation de ses enfants, la visite de la maison (sauf l’endroit où se tenait sa femme – que je n’ai pas vue) Nous avons parlé du passé, du présent et nous avons partagé thé et pâtisserie. Il m’a présenté son fils à qui il a donné le prénom de Mokhtar, prénom que portait son frère « tué pendant les évènements » et donc dans la même période où j’étais là, dans ce village
Il m’a dit que j’étais le premier à faire cette démarche.. Allant jusqu’à me donner un billet de banque, geste apparemment lié à la religion musulmane : en effet , il cherchait à aller en pèlerinage à La Mecque, mais, n’étant jamais tiré au sort, il ne pouvait pas accomplir ce pèlerinage qui lui semblait important . Alors , il faisait preuve de générosité, y compris envers moi, l’étranger qui avait occupé son logement et sa ferme.
Pendant ces 3 ou 4 jours passés dans la région de ce village, j’avais trouvé un logement original : le monastère de Thibérine qui se trouvait à 2 ou 3 km du village.
Pendant les 2 ans passés, je n’avais été qu’une seule fois dans ce monastère qu’on appelait à l’époque Tibarine ou notre Dame de l’Atlas; c’était pour porter un message officiel de la part du PC et encore j’étais accompagné par un half-track de protection. En effet , il n’était pas possible – à cause du danger - d’y aller seul à l’époque… comme je pouvais le faire parfois en direction de Médéa , grande ville située à 3 ou 4 km du village de Lodi .
Je garde un grand souvenir de tout ce périple dans cette immense pays, d’Alger à Tamanrasset jusqu’à la montée de l’Assekrem – dans le Hoggar - à pied,.
Au cours de ces 4 semaines passés dans le pays, j’ai été reçu souvent par l’habitant qui m’a logé, nourri, transporté etc...
Un jour , dans le cadre d’une longue marche à pied que je m’étais proposé de faire en vue de rejoindre Beni Abbès, lieu spirituel où se trouvait une fille de La Garnache ;je fus pris dans une tempête de sable . Pour me mettre à l’abri , je m’étais éloigné de la route d’une centaine de mètres afin de me mettre derrière un gros tas de cailloux ( j’avais confectionné une petite protection avec mon duvet et des bouts de ficelle ) . Au bout d’un moment , une voiture vient me rejoindre : les passagers me conseillent de ne pas rester là et me disent de venir avec eux., ce que je refuse de faire ( étant presque heureux de faire cette petite expérience de « survie » ).
Je passai ainsi la journée à me protéger du mieux possible de ce sable qui pénétrait partout.
Le soir , ils sont revenus me faire la même proposition.. que j’ai accepté finalement , ayant pris conscience de mon état : j’avais du sable dans mes oreilles et dans les narines .
Ils m’ont emmené chez eux où j’ai pu me laver . J’ai eu droit au repas du soir , à leur hospitalité chaleureuse pour la nuit . Le lendemain , un des amis de celui qui m’avait recueilli, nous a invités chez lui pour un repas commun . Et dans l’après-midi , avec la camionnette municipale dont il était le chauffeur , nous avons rejoint Beni Abbès où ils m’ont conduit jusqu’à la porte de la communauté religieuse qui était ma destination provisoire .J’en arrivais à être gêné par cette attitude de « petits soins » envers moi … mais j’ai compris que pour eux, tout cela était naturel .
Une autre fois, lors d’une longue marche à pied de 3 jours , autour de Timimoum, je m’étais arrêté dans un village afin de marquer la pause du midi : 2 ou 3 arbres donnaient un peu d’ombre en cette chaleur un peu trop forte pour moi et je m’étais assis au pied de l’un d’eux qui était à proximité de quelques maisons . J’attendais que le soleil diminue un peu de son intensité , lorsque je vois arriver vers moi un enfant avec une assiette remplie de nourriture ; il s’arrête auprès de moi et insiste pour que je prenne ce plat tout préparé . J’ai accepté , un peu surpris et étonnée par ce geste inhabituel dans notre civilisation.
Mais ma réflexion m’a fait comprendre ensuite que j’étais là dans ce tout petit village , je me trouvais dans un pays où on accueille tout étranger , et que , sans doute , la femme qui se trouvait seule avec ses enfants dans la maison ne pouvait se permettre de me faire entrer chez elle, moi un homme . Alors , elle m’avait envoyé son enfant pour faire ce geste d’hospitalité.
Dans le même sens, un autre jour , plus loin , des jeunes m’ont ainsi invité à déjeuner avec eux dans un local genre foyer de jeunes et nous avons pu échanger longuement . Avant de nous séparer , ils m’ont confié de l’argent pour que je puisse les abonner à mon retour en France à des revues de foot ….ce que je fis naturellement . J’ai admiré leur confiance en moi car je les ai quittés sans donner ma propre adresse : seul le contrat moral entrait en ligne de compte
J’arrête là, le récit des épisodes qui m’ont fait rencontré des Algériens réels d’Alger à Tamanrasset : j’ai senti dans ce peuple le côté accueillant, la gentillesse que je n’avais pas du tout pu soupçonner pendant la guerre : c’étaient des humains et même plus que cela, des frères.
Juin 2009
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