La dualité du regard
Le nouveau documentaire de Malek Bensmaïl, produit essentiellement avec des fonds télévisuels, ne sortira en salles qu’après son exploitation à la télévision et dans les festivals, et passera ainsi le 6 avril à St Denis, au Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen Orient. En continuité avec la démarche démystificatrice de son réalisateur, il montre à la fois le rôle et les ambiguïtés du film de Gillo Pontecorvo.
Le film-culte du réalisateur communiste italien Gillo Pontecorvo (1965) retrace la lutte en 1957 pour le contrôle de la Casbah d’Alger entre les parachutistes du général Massu et les réseaux FLN. Un des combattants, Yacef Saadi, en propose le scénario, coproduit le film avec le gouvernement algérien et y tient son propre rôle de chef FLN de la Zone autonome d’Alger. Durant le début du tournage et profitant du fait que les gens croyaient au départ que c’était le film, le colonel Boumedienne renverse le Président Ben Bella et se proclame Président du Conseil de la révolution.
Le film remporte le Lion d’Or à la Mostra de Venise : la délégation française sort de la salle lors de la remise du prix et le film ne sort en France qu’en 1971. Il avait été interdit puis diffusé brièvement en 1970 mais retiré des écrans sous la pression d’associations d’anciens combattants et de manifestations d’extrême droite suite à une campagne haineuse et des menaces d’attentats à la bombe. Elles se concrétiseront le 10 décembre 1980 où une forte charge de plastic explose dans le hall d’un cinéma de Béziers qui projetait le film et en janvier 1981, à Paris, où deux personnes sont blessées lors d’un attentat contre le cinéma Saint-Séverin. La Bataille d’Alger restera censuré en France jusqu’en 2004 car considéré comme un film de propagande à propos de ce qu’on appelait encore les événements d’Algérie.
Les Algériens s’identifient à Ali la Pointe, un proxénète devenu combattant sans concession et figure légendaire de la Casbah à travers son sacrifice final. Les militants Black Panthers américains s’inspirèrent du film pour mener une guérilla tandis que les formations militaires l’utilisent en France comme aux Etats-Unis pour visualiser les méthodes de lutte contre les insurrections. Le réalisateur français Yves Boisset s’en est inspiré pour son film R.A.S. (1973) sur des insoumis et les méthodes de l’armée française avec la torture, et réalise en 2006 un documentaire éponyme qui rend compte de la défaite politique et morale qui scella le sort de l’Algérie française.
En précisant les conditions de réalisation du film à l’aide d’une recherche très fondée mobilisant de nombreux interviews et documents mais aussi sur la réception du film encore aujourd’hui, Malek Bensmaïl explore comment ce film a nourri l’Histoire et comment l’Histoire l’a nourri. Il se situe ainsi dans le cœur de son travail de documentariste qui ne cesse d’interroger les mythes du récit national algérien et des institutions du pays.
C’est bien sûr l’idéologie soutenant le film qui l’intéresse. Elle est le produit des deux scénaristes, Yacef Saadi et Franco Solinas, dans le sens que précise la fille de ce dernier : « la réalité reconstruite », ce que Pontecorvo confirme : « la dictature de la vérité doit être l’ADN du film ». Mais la réalité est là, dans les deux camps : la violence, avec la question de sa légitimité. Ne touche-t-on pas là l’ambiguïté fondamentale d’une révolution qui se fait dans la violence en utilisant les mêmes moyens que son ennemi et qui a du mal ensuite à se départir de ce que les méthodes de ce combat ont inscrit en elle ? Dans le film de Bensmaïl, l’historien Daho Djerbal suggère que le film montre que les actions du FLN n’étaient « peut-être pas justifiées mais légitimes », face à l’injustice de l’occupation et de la domination française de l’Algérie. Le problème reste cependant, poursuit-il à un autre moment, que si le film est moteur de décolonisation des esprits, « on se regarde à travers le regard de l’Autre ». « Comment se débarrasser de l’Autre qui nous regarde ? » demande avec une grande actualité l’historien qui reprend là une des grandes problématiques des cinémas d’Afrique aujourd’hui.
Dans La Bataille d’Alger, comme dans Kapo (dénoncé en 1954 dans un article de Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma pour son fameux travelling sur une prisonnière de camp de concentration allant vers une mort certaine en se jetant sur des barbelés électrifiés), Pontecorvo joue l’efficacité : musique, action, rythme, violence, ficelles du film de guerre et de l’enquête policière, suspens, force visuelle du noir et blanc, etc. contribuent à créer une tension sans qu’aucun camp ne sorte grandi de l’affaire, chacun employant les mêmes méthodes. On y voit avec force images cruelles les femmes perpétrer trois attentats à la bombe simultanés dans des cafés fréquentés par des Français en réponse aux attentats organisés dans la Casbah avec l’aide d’éléments fascisants de la police française. Pontecorvo ne recule devant aucun effet pour mobiliser (manipuler) le spectateur. Lors d’une projection scolaire au festival d’Amiens en 2003, j’avais été déjà frappé de constater combien ce type de cinéma démonstratif convainc peu aujourd’hui le jeune public qui remplissait la salle, accompagné de ses professeurs prenant (comme moi) studieusement des notes…
Si le mot « bataille » n’était pas approprié pour désigner cette guérilla urbaine, il a contenté aussi bien les Français qui voulaient célébrer leur action armée que les Algériens pour magnifier leur combat. Le film de Pontecorvo, régulièrement rediffusé, est classé par Sight & Sound, revue de cinéma du British Film Institute, au 48ème rang sur les 50 meilleurs films de tous les temps. Malek Bensmaïl montre à quel point il est le produit, dans sa conception comme dans son utilisation future, de cette dualité du regard, une dualité qui évoluera profondément mais persistera jusqu’à aujourd’hui. Le réalisateur touche ainsi, comme dans tout son cinéma, la complexité d’une problématique contemporaine. Et le fait comme toujours avec autant de sérieux que de subtilité.
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