Jules Roy est né en 1907 à Rovigo, aujourd’hui Bouguerra (wilaya de Blida). Officier de carrière, il sert dans l’aviation des Forces françaises libres à la fin de la deuxième Guerre mondiale. Ecrivain-soldat, engagé, rebelle, anticolonialiste, il a été marqué par la répression du 8 mai 1945 dans le Constantinois et n’a cessé d’écrire sur l’Algérie. En 1960 il publie « La Guerre d’Algérie », qui contribue à faire balancer l’opinion publique en faveur de la cause algérienne.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Jules Roy était militaire et il était sûr de la noblesse de son combat contre le nazisme. Ce ne fut pas le cas lors de la guerre d’Indochine, époque où il quitta l’armée.
Il dira à ce propos : «Quand j’ai vu comment on massacrait les Vietnamiens qui luttaient pour leur indépendance, qu’on rasait tout, qu’on employait le napalm et les bombes incendiaires contre ces pauvres gens, simplement pour faire croire que nous étions les sentinelles du monde libre, ça a été au-dessus de mes possibilités. J’ai quitté l’armée… »
En Algérie, ce sont ses amis Albert Camus et Jean Mouhoub Amrouche qui lui ouvrent les yeux sur la vraie nature du régime colonial et de la guerre en cours, qui le tourmente au plus haut point.
Camus « m’a appris que les Arabes étaient des êtres humains, comme moi », témoignera-t-il. Fréquentant de près Jean mohoub Amrouche, il finit par ouvrir encore plus les yeux et comprendre davantage l’horreur de la situation.
Etant alors à Paris, il décide de revenir en Algérie pour un reportage et pour mieux comprendre la nature des évènements qui s’y déroulent. Il recueille des informations terribles sur les massacres et la torture devenue courante, sinon systématique.
Ce sont les informations recueillies au cours de ce séjour qui permettront à Jules Roy d’écrire son essai, « La guerre d’Algérie », qu’il publie chez Julliard en 1960. Ce fut alors la première fois que « les événements » ou les « opérations de pacification » son clairement nommés « guerre d’Algérie ».
« Ce n’était peut-être pas des choses à dire, mais moi je dis tout (…) Ce que je cherche, alors ? Le moyen de ne pas avoir honte de moi », confiera-t-il après la publication de son livre.
Son essai fait scandale. Dans un entretien avec la presse (Regards Ndlr) en septembre 1998, il explique alors : « Je pensais que l’Algérie était une terre française et je suis revenu avec l’idée que c’était le contraire, avec l’idée que les Arabes sont mes frères, qu’on leur a volé leur terre, que l’expédition coloniale a été une chose effroyable, qu’il nous a fallu cinquante ans pour conquérir l’Algérie et la mettre à feu et à sang, avec l’idée qu’ils ont droit à la justice. C’est épouvantable ! Ça, ça s’apprend, ça se ressent, ça ne se discute pas ! »
C’est ainsi que Jules Roy s’est clairement engagé pour l’indépendance, sans jamais cesser de dénoncer les atrocités de la Guerre d’Algérie dans ses articles, comme il l’a fait dans son essai.
En 1972, il interrompt la rédaction de son chef d’œuvre « Les Chevaux de soleil » pour écrire un autre livre défendant l’Algérie, qu’il conçoit comme une réponse au général Massu qui venait de publier « La Vraie Bataille d’Alger », qui se veut un argumentaire de défense des méthodes barbares de l’armée d’occupation, publié par les Editions du Rocher.
« J’accuse le général Massu » paru aux éditions du Seuil est à la fois un pamphlet et un véritable réquisitoire contre la violence et la torture, mais aussi contre les expropriations et autres injustices, qui ont plongé le peuple algérien dans le dénuement 130 années durant.
Quand il accuse, il accuse...
Le 7 janvier 1957, il y a exactement 60 ans, commençait la « Bataille d’Alger ». Le général Massu reçoit les pleins pouvoirs de police du gouvernement français pour rétablir l’ordre dans le Grand Alger. Six mille parachutistes sont déployés. Tous les moyens sont utilisés, la torture généralisée : électricité, pendaisons, baignoire, exécutions sommaires, etc…
Six mois plus tard, le 21 juillet 1957, une commission d’enquête rend un rapport accablant, publié par Le Monde, aussitôt saisi. Cela n’empêche pas le général Massu de se flatter d’avoir gagné la bataille d’Alger, au prix de 3024 disparitions de « suspects ».
Quatorze ans après, le général Massu publie, en 1971, sa version des faits. Son livre, « La vraie bataille d’Alger », connaît un certain succès. Mais un homme réagit, c’est Jules Roy. Né en Algérie, ancien de la France Libre, Jules Roy a quitté l’armée française en pleine guerre d’Indochine, l’accusant de se comporter « comme les SS ». Le livre de Massu le scandalise. Il publie aussitôt un pamphlet d’une rare violence : « J’accuse le Général Massu » (Le Seuil, l’Histoire immédiate, 1972). Nous en reproduisons ici quelques extraits, repris du site campvolant.com.
Où sont-ils, général Massu ? Par Jules Roy
« Si nous avons fini par connaître le sort de Maurice Audin, et si Henri Alleg, échappé de vos griffes, a pu faire tant de bruit avec son livre, si des juges ont été contraints d’ouvrir des instructions, et si des tribunaux ont pu convoquer des témoins à leur barre, c’est que les accusateurs étaient des nôtres. Mais les autres, général Massu ? Les milliers d’autres ? La pauvre troupe des militants et des non-militants, des suspects et des innocents, des poseurs de bombes et de ceux qui n’étaient coupables que de s’appeler d’un nom arabe ou d’habiter la Casbah, des anciens tirailleurs qui croyaient être épargnés en tendant à vos officiers la liste des citations gagnées sur les champs de bataille de nos guerres à nous et qu’on déchirait sous leurs yeux en leur disant : » Voilà ce que la France vous répond…. », la triste, longue et innombrable multitude des misérables aux dents brisées et à la tête fracassée, aux poitrines défoncées, au dos déchiré, aux membres disloqués, cette misérable armée d’éclopés et de bancals, abrutis par les humiliations, ces héros de la honte ou ces naïfs que vous avez rendus enragés, où sont-ils ?
Ceux que vous enchaîniez par le cou comme des bêtes…
Où sont-ils, les journaliers de la rue Annibal, les boulangers, les manœuvres et les dockers de l’impasse du Palmier, les comptables et les magasiniers, les bijoutiers et les laitiers de la rue de la Lyre, les conducteurs et les receveurs de trolley-bus de la rue Caton, les commerçants, les chauffeurs, les imprimeurs de la rue des Coulouglis, les instituteurs, les maîtres d’internat, les médecins et les infirmiers de la rue de Chartres, les menuisiers et les coiffeurs de la rue Kléber, les cafetiers de la rue Bruce, les jardiniers de la rue du Sphinx, les cordonniers de la rue du Chat, les employés d’administration, les caissiers de la rue Salluste, les chauffeurs de taxi de la rue des Abencérages et de la rue du Divan, les bouchers de la rue du Centaure, les gargotiers, les marchands de légumes de la rue Jugurtha, les cheminots, les épiciers, les brocanteurs de la rue Marengo, les laitiers, les forains, les pâtissiers, les tailleurs de la rue de la Gazelle, les fleuristes, les miroitiers, les camelots et les plombiers de la rue de la Girafe et de la rue des Lotophages, tous ceux que vos bérets rouges, vos bérets noirs ou vos bérets bleus allaient cueillir parfois dans les bains maures ou dans les mosquées, déversaient dans les chiourmes de Beni-Messous et de Ben Aknoun, enfermaient dans les grottes de vos villas des hauts d’Alger et du Sahel, enchaînaient quelquefois par le cou et par les mains les uns aux autres comme des bêtes et interrogeaient pendant des nuits et des nuits avec des tenailles, des électrodes et des cigarettes, tous ceux que vous arrêtiez parce qu’ils étaient trop bien habillés ou qu’ils avaient une tête qui ne vous revenait pas, que vous battiez jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent, que vous entassiez dans ce que vous appeliez des centres d’hébergement munis de souterrains et d’abattoirs ou que vous transfériez dans vos ateliers de la Corniche et de l’allée des Mûriers, oui, où sont-ils ?
Ceux qu’on retrouvait sur les plages, ligotés dans un sac…
Où sont les quatre-vingt-dix malheureux asphyxiés au printemps 1957 dans des cuves à vin de quelque domaine de la Mitidja, et comment se nomment ceux qu’on trouvait sur les plages et sur les brise-lames du port, ligotés dans des sacs ? Où sont-ils, ceux que parfois, quand un avocat demandait de leurs nouvelles, vous déclariez avoir remis en liberté ou ne figurant pas sur vos fichiers, ou enfuis ? si nombreux que la préfecture d’Alger et certains secteurs avaient dû imprimer des circulaires pour répondre que les enquêtes n’avaient pas permis de retrouver leur passage, ceux à propos desquels Mme Massu, présidente de « l’Association pour la formation de la jeunesse », demandait des autorisations de visite, les jeunes, les vieux les pères de famille et les orphelins, les garçons dont les mères folles de douleur venaient pleurer en silence devant les commissariats de police et les casernes ? (…)
Comment savoir, n’est-ce pas, ce que sont devenus tous ces Abdenaïn, ces Abou, ces Achache, ces Adder, ces Aït Saada (ce qui veut dire les fils du bonheur), ces Amraoui qu’on a entendu crier toute une nuit, ces Asselah, ces Ayadi et Ben Ali, ces Bachana et ces Bendraham qu’on a ramenés chez eux pour fouiller leur maison, puis rembarqués, ces Barkate et ces Ben Moulay, ces Bendris et ces Baziz, ces Bécha et ces Bouabdallah et ces Bouchakour, ces Bouderbel et ces Bouzid, ces Chouchi et ces Cheddad, ces Dahmane et ces Djegaoud, ces Diffalah et ces Djafer, ces Djanaddi, ces Douadi dont on a seulement repêché le portefeuille et les papiers, ces Djouder, ces Essgir, ces El Keddim, ces Fadli, ces Gaoua et ces Guenndour, ces Hamdani et ces Hammache, ces Issaadi, ces Kaïm, ces Kadem, ces Kherfi, ces Kherbouche, ces Laghouati, ces Mahieddine et ces MAbed, ces Madjene, ces Mammeri, ces Merouane dont on a volé les économies, ces Mimoun, ces Moktari, ces Nourine et ces Nachef, ces Ouamara et ces Ouaguenouni, ces Rahim, ces Sadfi, ces Sadi, ces Sakani, ces Sifaoui dont les corps ont été arrosés d’essence et brûlés, et tous les Slimi les Taalbi, les Tabarourt, les Tazir, les Touati, les Yaker, les Younsi, les Zouïches, les Zergoug, les Zigara et les Ziane, où sont-ils Vierge souveraine ? (1) En quel martyrologe figurent-ils puisque vous avez ordonné que « le secret le plus absolu » devait être assuré en ce qui concernait « le nombre, l’identité et la qualité des suspects arrêtés » ? Tous échappés, tous victimes, selon vous, de règlement de comptes. En vérité tous libérés d’une rafale de mitraillette ou étouffés la tête dans un seau d’eau, tous enfouis sous la chaux dans les fosses, tous brisés, tous écrasés. Par vous.
Si vous l’osez, général Massu, demandez-leur d’intercéder pour vous le jour du jugement dernier. »
Jules Roy, J’accuse le général Massu, Le Seuil, Paris, 1972, p. 74-79, in campvolant.com
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(1)Jules Roy tire cette liste de noms de celle que les avocats Jacques Vergès et Michel Zavrian envoyèrent au président de la Croix Rouge fin août ou début septembre 1959. Elle comportait 150 fiches de « disparus », parfois très circonstanciées. Elle a été publiée pour la première fois dans les Temps Modernes, n°163, septembre 1959, sous le titre Le « Cahier Vert » des disparitions en Algérie. Voir aussi : Pierre Vidal-Naquet, « Le cahier vert expliqué », in « Les crimes de l’armée française », Maspero, 1975. Elle n’eut à peu près aucune suite judiciaire. Notons que certaines mères désespérées d’avoir des nouvelles de leurs fils s’étaient adressées à l’association « Pour la Formation de la Jeunesse », présidée par … Mme Massu. Les Temps Modernes publient notamment le fac-similé d’une réponse manuscrite à cette association rédigée par le directeur du camps de Beni-Messous : « soit fait retour à Mme Jacques Massu en ayant l’honneur de lui faire connaître que l’intéressé ne se trouve pas dans notre centre. » (p. 522). Les services de la Préfecture d’Alger avaient pourtant enregistré une assignation à résidence du jeune homme à Beni-Messous.
Source :
https://campvolant.com/2016/08/24/ou-sont-ils-general-massu-par-jules-roy/
C’est courageux et honnête de rappeler ces pratiques de l’armée française à l’égard des algériens qui tentaient de se libérer de toutes formes et pratiques d’humiliation du colonialisme.
En souhaitant que cela ne provoque pas d’effets psychologiques négatifs chez d’anciens appelés de la 4acg, qui ont vécus ces pratiques. C’est en les refusant de cautionner la torture que j’ai perdu le grade de sous-officier.
A.Desjardin