Ses ouvrages liés à la cause algérienne étaient censurés ou interdits en France, notamment ses rapports avec les réseaux Jeanson et Curiel. La France lui ferme la porte pendant de nombreuses années et en 1966, son engagement dans l’édition militante amène même son expulsion de Suisse. Il habite actuellement à Paris et milite toujours. Il collabore au Monde Diplomatique, Politis, L’Humanité, Les Temps Modernes…
- Militant internationaliste et éditeur engagé, Nils Andersson met en lumière dans cette interview les méfaits du néo-colonialisme et offre des pistes d’action pour le développement de la solidarité envers les peuples du Sud.
En 1967, vous étiez éditeur et vous avez été expulsé de votre pays, la Suisse. Pouvez-vous revenir sur les circonstances de cette décision des autorités et les raisons évoquées ?
J’ai été expulsé parce que, né en Suisse, je n’étais pas Suisse, mais de nationalité suédoise. En fait, mon expulsion en raison de mon travail éditorial a été un long processus, la première fois que j’ai été interrogé par la police pour les ouvrages que j’éditais, c’était en 1958 et la mesure d’exclusion est intervenue en 1966. Il s’est donc passé 8 ans pendant lesquels j’ai été régulièrement convoqué par la police à propos de livres que je publiais sur la question algérienne et coloniale. Ensuite, j’ai publié d’autres livres politiques, notamment les thèses du Parti communiste chinois.
Pour ces raisons, j’ai également été interrogé par la police et prévenu à plusieurs reprises que, bien que né en Suisse, une mesure d’exclusion pouvait être prise à mon encontre pour une activité politique qui n’est pas autorisée à un étranger. Si j’avais voulu arrêter mon travail d’éditeur, j’aurais « arrêté », mais la question est de savoir si un engagement est supérieur à un statut ou l’inverse et, pour moi, il n’était pas question de renoncer à ce que je faisais comme éditeur, comme citoyen, comme personne. Donc je n’ai à aucun moment refréné mon action et, à un moment donné, la décision d’expulsion a été prise. Ce ne fut pas une décision de justice, mais du gouvernement fédéral suisse. Ainsi fut le processus, il n’y a donc pas eu de surprise quand la décision a été prise, c’est une décision et une situation que j’ai assumées.
Quand vous y êtes retourné, qu’elle était la situation là-bas ?
Même durant la période pendant laquelle j’étais expulsé, je suis revenu en Suisse pour des raisons familiales, ma mère y demeurait. Je demandais des sauf-conduits au gouvernement fédéral, qui me donnait des autorisations de séjours de deux, quatre ou cinq jours. Je devais notifier à la douane mon entrée et ma sortie de Suisse. Après 20 ans, sur les interventions d’amis, la mesure d’exclusion a été levée et aujourd’hui je viens légalement en Suisse.
Malgré la censure, des livres comme La Question d’Henri Alleg ont eu un impact considérable, mettant en lumière la face cachée du colonialisme et ses méthodes comme la torture généralisée. Quelle est l’importance pour les nouvelles générations d’étudier ce type d’ouvrages et récupérer ainsi une partie de notre mémoire historique ?
Vous posez deux questions, la première est le rôle exceptionnel que le livre a joué pendant la guerre d’Algérie, en raison de la censure et des saisies des quotidiens, des hebdomadaires puis des revues. Un journal saisi est un numéro mort, une revue saisie est un numéro mort, un livre saisi n’est pas un livre mort parce qu’il peut continuer d’être édité, imprimé, diffusé clandestinement, il n’est pas daté comme un journal ou une revue.
Il y a donc eu, de 1957 à 1962, cette situation exceptionnelle où le livre a, en France, concernant la guerre d’Algérie, joué un rôle essentiel d’information sur cette guerre. Cette masse d’informations, de documents, de témoignages qui ont été publiés dans le cours même des événements, je les qualifie aujourd’hui « d’archives citoyennes ». Dans ces livres, ce n’est pas seulement la torture, le sujet le plus sensible, qui a été divulgué, soulevant une question morale devant l’opinion publique, c’est qu’il n’y a aucun fait de guerre qui n’ait pas été dénoncé.
La torture, mais aussi les enfumades, les camps de regroupements, les bombardements au napalm, les zones interdites, les opérations homos, tous ces faits de guerre, que ce soit en France ou en Algérie, on a torturé en France aussi, tout a été alors révélé dans les livres édités alors par les éditions de Minuit, les éditions Maspero et mes éditions, La Cité à Lausanne. Le livre a donc alors joué un rôle d’information considérable, un rôle qu’il ne jouera plus, en raison du développement des moyens d’information qui existent aujourd’hui.
La torture a joué un rôle particulier dans la dénonciation de la guerre coloniale, notamment le livre d’Henri Alleg : La Question. C’est le livre qui a eu le plus d’impact dans l’opinion publique et qui reste le plus symbolique. Je compare toujours le rôle du livre d’Alleg à la photo de Nick Ut, lors de la guerre du Vietnam, où l’on voit des enfants qui ont été brûlés au napalm courant sur une route, cette photo a eu un impact énorme aux États-Unis contre la guerre. Je pense que le livre d’Alleg a joué ce rôle-là, pendant la guerre d’Algérie, en France, et hors de France. La raison pour laquelle Jérôme Lindon a édité La Question et m’a demandé de la rééditer après la saisie du livre, il y en a deux.
D’abord, il fallait montrer au gouvernement français que saisir le livre n’empêche pas qu’il soit réédité, ensuite, pendant la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de textes publiés sous l’occupation allemande avaient été édités en Suisse, il y avait donc une symbolique à reprendre ce flambeau. La question de la torture a beaucoup mobilisé l’opinion publique, en France, mais aussi dans le monde, cela a joué un grand rôle contre le maintien du système colonial en Algérie.
Pendant la guerre d’Algérie, elle a été érigée en système, un système théorisé à l’école de Guerre, entre autres par le colonel Lacheroy et d’autres colonels qui avaient fait la guerre d’Indochine et qui ont mis en place cette théorie avec son triptyque : d’abord terroriser les populations, ensuite les retourner, les faire adhérer à l’ordre colonial et troisièmement, pacifier, que l’ordre règne. Cette théorie a été ensuite employée en Amérique Latine, notamment lors de l’opération Condor. Ce sont des officiers français qui l’on enseignée à Fort Bragg, l’école de Guerre pour l’Amérique. Mais la « guerre psychologique contre insurrectionnelle », ainsi qu’elle a été dénommée, même si elle a fait subir de graves échecs à certains mouvements, ne s’est pas avérée efficace, au contraire de ce que prétendent ces théoriciens. Jamais elle n’a permis de gagner une guerre. Mais c’est une question actuelle, la torture existe, il y est encore fait recours lors des guerres actuelles et il faut s’y opposer comme contre toute répression.
Pensez-vous qu’internet ait permis une véritable démocratisation de l’accès à l’information? Ou pensez-vous au contraire, qu’il soit devenu un champ de bataille disputé par la propagande d’un côté et par la tyrannie de la communication mainstream de l’autre?
Je crois qu’il y a deux aspects, il y a le premier aspect que vous soulevez très bien : quelle est la maîtrise par les gens d’un bombardement d’informations? Plus encore quand on est jeune, comment on assimile cette masse d’informations, comment on la digère, la maîtrise, l’interprète?
Donc il y a un vrai problème sur lequel je ne peux pas répondre, mais il y a des analyses très pertinentes là-dessus. Et puis, il y a un autre aspect, que l’on sous-estime, je crois, c’est que, lorsque vous consultez internet, il y a de plus en plus d’informations sur le présent, l’immédiat.
Mais plus on s’éloigne dans le temps, moins il y a de sources. C’est-à-dire que pour l’Histoire, les choses s’effacent. Si vous voulez aujourd’hui prendre des renseignements, par exemple sur ce qui s’est passé dans les années 1950 ou 1970, vous trouverez sur internet ce que des historiens ont écrit, mais il n’y a pas (sans ignorer le nécessaire discernement à avoir) toute cette sève du débat citoyen, que l’on trouve sur internet quand il s’agit de l’actualité présente.
Internet est très jeune, il y a donc, pour des événements plus anciens, une part de la mémoire qui est absente sur internet et ne permet donc pas de se faire une opinion. Il y a un manque de références sur l’histoire plus ancienne pour ceux qui vont uniquement sur internet. C’est normal, il ne peut en être autrement, c’est le fait même d’Internet comme moyen d’information tel qu’il est aujourd’hui. Premièrement, comment le maîtriser et secondement il faut avoir également d’autres sources sur les faits plus anciens.
https://www.investigaction.net/fr/du-colonialisme-francais-a-la-troika-une-longue-histoire-de-luttes/
Le crépuscule de l’ordre colonial
En 1959, Robert Davezies affirme en conclusion de son livre Le Front : « L’écrasement de la Révolution algérienne, son isolement, son asphyxie, sa mort par épuisement… autant de rêves insensés. » Cette affirmation, chaque jour, se vérifie en même temps que l’obstination coloniale fait courir le risque de voir les factieux emporter la République.
Le conflit algérien, en raison de la guerre qui se prolonge et de son implication géographique, pose problème aux autorités suisses. Il y a avec la France une tradition de liens privilégiés, les deux États appartiennent au monde occidental, de plus les intérêts suisses en Algérie ne sont pas négligeables et, si l’on pense à la famille Borgeaud (1) ou à la Compagnie genevoise des colonies de Sétif, sont anciens.
Le FLN initialement très lié à Nasser, dont le nationalisme panarabe est considéré comme une menace pour l’Occident, reçoit un fort appui du mouvement tiers-mondiste né à Bandoeng et le bloc soviétique lui est favorable, non pas tant dans sa revendication indépendantiste qu’en ce qu’il contribue à l’affaiblissement des puissances coloniales. Enfin, la lutte du peuple algérien véhicule un ferment d’idées révolutionnaires auxquelles les autorités suisses et une large majorité de l’opinion publique ne sont guère favorables.
Après l’affaire Dubois, le gouvernement semble vouloir maintenir un délicat équilibre dans ses relations avec une France amie, mais ombrageuse concernant la question de ses colonies et le FLN, qui n’est encore qu’un mouvement de libération nationale, mais dont l’accession au pouvoir est « inscrite dans l’Histoire ».
Damien Carron (2) souligne dans ses travaux que le gouvernement, en particulier le conseiller fédéral (3) Max Petitpierre, forte personnalité, ont été sensibilisés par les atteintes aux droits humains dont la France se rend coupable et ont adopté une politique assez balancée ; le mérite de la conduite de cette politique initiée par Max Petitpierre revient à Olivier Long, haut fonctionnaire ayant le titre d’ambassadeur. Une politique qui va permettre à la Suisse d’être acceptée par les deux parties pour organiser les rencontres secrètes entre émissaires français et algériens et assurer, sur son territoire, le séjour de la délégation algérienne durant les négociations d’Évian.
Toutefois, dans la période qui précède ce très beau succès de la diplomatie helvétique, les autorités ne sont pas sans craindre que le conflit ne déborde sur le territoire helvétique comme c’est le cas en Belgique, en Allemagne fédérale et en Italie où des attentats sont commis (4).
On peut penser qu’un modus vivendi s’établit entre la Suisse, la France et les Algériens sur cette question, mais provocation, actes isolés ou stratégie du pire ne sont jamais exclus. Ainsi, nous sommes en octobre 1960, l’inquiétude officielle est perceptible lors d’une conférence organisée par le MDE et les étudiants algériens à l’occasion du vie anniversaire du déclenchement de la Révolution algérienne. Claude Bourdet se voit refuser de prendre la parole, la réunion est cependant maintenue.
Quatre cent cinquante à cinq cents personnes y participent, c’est un grand succès. Lecture est donnée d’une lettre de Claude Bourdet (5), de celle de Jean-Paul Sartre adressée au tribunal lors du procès du réseau Jeanson et aussi d’un message de trois signataires des 121, Arthur Adamov, Bernard Dort et Jean-François Revel (eh oui !). Interviennent notamment Jules Humbert-Droz, figure historique du mouvement ouvrier suisse, André Muret, Gilbert Baechtold et Bernard Antenen pour le MDE. Véritable légitimation du droit à l’indépendance de l’Algérie, le Parti socialiste, le Parti ouvrier populaire et la Nouvelle gauche neuchâteloise soutiennent la manifestation de dénonciation de la guerre coloniale menée en Algérie.
Cependant, côté service d’ordre, on fait montre d’une évidente nervosité, comme l’indique le rapport de police : « Pour prévenir tout désordre ou bagarre… un détachement de onze gendarmes… se trouvait au poste de Gendarmerie de Lausanne-Gare (aux abords de la réunion). Ce détachement avait reçu l’ordre de déposer les pistolets et était muni de matraques à n’utiliser que sur ordre… la police de sûreté et la Police fédérale ont organisé une surveillance dans la salle des xxii Cantons (lieu de la réunion) et dans la gare… La police lausannoise également sur place… tenait en réserve une trentaine d’hommes… cinq agents de la Police judiciaire municipale surveillaient les abords immédiats de la gare… et pour faire face à toute éventualité, une brigade de la circulation était de piquet à la caserne de Gendarmerie. » (6) Le seul événement à signaler sera le succès de la manifestation.
À un autre moment, l’inspecteur Racle me prévient que la police dispose d’informations selon lesquelles je pourrais être l’objet d’un attentat, il me propose, pour assurer ma protection, une garde rapprochée. Il est difficile de connaître la réalité de la menace, mais accepter une garde rapprochée signifie être soumis à un contrôle continu de mes activités et de mes contacts. Je décline donc la proposition, mais demande, puisque menaces il y aurait, le droit au port d’arme. Il m’est accordé, ce qui tend à confirmer le bien-fondé de l’information.
En possession de mon autorisation, j’achète un 6,35 et une boîte de cartouches, le tout aussitôt mis dans un tiroir, car si je devais faire face à un commando, que ce soit la « Main rouge » ou l’OAS, les chances d’en réchapper, même doté d’un 6,35, sont minces. Ne pas céder à la peur, maintenir certaines précautions, éviter toute vie publique et mondanités (ce qui me convient parfaitement), renoncer aux sorties entre amis et au cinéma, ne pas avoir d’horaires réguliers et poursuivre sereinement ses activités sont la seule attitude possible.
En Algérie et en France, six années de guerre exacerbent les antagonismes et trois événements vont marquer des étapes décisives vers l’indépendance. En décembre 1960, de Gaulle effectue une nouvelle tournée en Algérie pour expliquer son idée « d’Algérie algérienne ». L’objectif est d’isoler le FLN et de constituer une troisième force avec qui la France négocierait une « autonomie » de l’Algérie. Concession insupportable aux ultras de l’Algérie française, il s’ensuit des affrontements et des violences à l’encontre de la population algérienne.
À la suite de ces agressions, le 11 décembre se produit un événement que personne n’a prévu, ni à Tunis ni à Paris : partant de Belcourt et gagnant tous les quartiers d’Alger, des manifestants descendent massivement dans la rue, scandant « vive l’Algérie ! », « vive l’indépendance ! » Aux fenêtres et aux balcons, sur les terrasses et dans les cortèges, les drapeaux vert et blanc sortent des caches. Le peuple algérien fait connaître sa détermination à ne pas céder jusqu’à l’obtention de l’indépendance. La répression fait 114 morts, mais le cours de la guerre est changé, la volonté populaire ne pourra être vaincue, une seule voie est possible, la négociation.
Après le 11 décembre, pour de Gaulle, mais également pour les dirigeants algériens, rien ne sera plus comme avant. La direction du FLN, consciente de l’impossibilité de remporter une victoire militaire mais portée par le cours de l’histoire et par la légitimité de sa revendication, se devait de tenir, de ne pas céder, mais qu’en était-il d’une population confrontée à la machine de guerre d’un occupant disposant d’importants moyens de répression et de manipulation ? La manifestation du 11 décembre, formidable bouffée d’air pour le GPRA, a montré que la population tenait, que son aspiration était irréductible ; politiquement, la lutte de libération était gagnée.
Les Français d’Algérie vont basculer dans l’aventure jusqu’à vouloir envoyer les paras sur Paris, mais de Gaulle n’est pas Guy Mollet. Si quelques tomates ont suffi pour qu’il renie les promesses du Front Républicain, de Gaulle ne cède pas au chantage des paras lâchés sur Paris. Pour autant, la machine de guerre à l’encontre des Algériens en France ne se relâche pas, les basses besognes pour briser l’organisation du FLN sont confiées à des supplétifs, les harkis, qui sont à la guerre d’Algérie ce que fut la milice de Vichy sous l’Occupation. Réplique de la « bataille d’Alger », la « bataille de Paris » est engagée.
Le 6 octobre 1961, arguant de la recrudescence des attentats FLN contre les policiers, Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde sous l’Occupation allemande, devenu préfet de police, décide d’établir dans Paris et la banlieue parisienne un couvre-feu discriminatoire pour les Algériens. Face à l’intensification des mesures répressives et pour peser sur l’ouverture de vrais pourparlers de paix, une riposte est nécessaire. Il faut démontrer que les Algériens, en France, comme en Algérie, sont inflexibles. La décision est prise d’organiser les 17 et 18 octobre des manifestations. Les instructions données sont claires, manifester dans le calme et éviter toute violence.
« À l’heure où, sous la pluie, le pavé noirci reflète les enseignes au néon, à l’heure où Paris fait la queue à la porte des cinémas, où Paris pousse la porte des restaurants, où Paris ouvre ses huîtres, au moment où Paris commence à s’amuser, ils ont surgi de partout… »(7)
Nul ne peut encore envisager la tuerie à venir. Au lendemain du massacre, de Libération (8), France-Observateur, L’Humanité, Le Monde, L’Express, La Croix à France-Soir et Le Figaro, tous reconnaissent le caractère non violent de la manifestation, tous dénoncent ou admettent les « excès policiers » sans en dévoiler l’ampleur.
Des anticolonialistes français ont été disséminés à la demande des Algériens le long du parcours de la manifestation, leur présence empêchera d’accréditer le mensonge officiel. François Maspero est l’un d’entre eux, il publie, avec des photos d’Élie Kagan, Ratonnades à Paris, un livre qui témoigne du crime d’État. Vérité-Liberté fait paraître un numéro accablant : « L’évidence est là : la jonction que nous redoutions en avril entre les tortionnaires d’Alger et les tortionnaires de M. Papon est réalisée dans les faits. »
Selon la Préfecture de police, il y a eu deux morts parmi les manifestants, les Algériens en décomptent plus de deux cents. Ce dernier chiffre se verra confirmé par les travaux des historiens.
Dans Les Temps Modernes, on lit : « Pogrom ; le mot jusqu’ici ne s’écrivait pas en français… » Soudain s’étalait en pleine rue, au cœur de la capitale, ce que dissimulait jusqu’alors l’ombre des commissariats et des caves…
Esprit, dans un texte intitulé « Contre la barbarie », fait ce terrible constat : « La Seine charrie les frères des cadavres qui dorment au fond de la baie d’Alger » et répondant aux arguments de Papon qui évoque les « agissements criminels des terroristes algériens » conclut : « Aucun raisonnement politique, aucune prudence administrative ne valent face à de tels crimes. »
Jean Carta constate dans Témoignage Chrétien : « Il ne s’est rien passé d’extraordinaire à Paris mardi soir : on matraquait, on mitraillait. Le seul fait extraordinaire, c’est que pour une fois, les matraquages se déroulaient sous nos yeux, au cœur de la capitale » et de répondre à Roger Frey, ministre de la Justice : « S’il faut mille, dix mille témoins, ils sont prêts, même si la justice, qui doit les entendre ressemble de plus en plus à celle d’Arturo Ui. »
L’infamie dénoncée, il y a l’interrogation d’Hervé Bourges, également dans Témoignage Chrétien. Sous le titre « Le temps de Tartuffe » il écrit : « Je vous le demande : qui, oui qui, à l’appel des partis, des mouvements, des syndicats, aurait dû défiler et réclamer — au nom des principes qui ont fait aimer et respecter notre pays dans le monde — la fin des honteuses discriminations racistes et de la guerre en Algérie ? »
C’est le même triste constat que fait Vérité-Liberté : « Jamais le décalage entre la gauche française et la Révolution algérienne n’est apparu aussi éclatant. » François Maspero dans Partisans souligne ce clivage que la Déclaration des 121 a révélé entre une dénonciation morale de l’horreur et le droit à l’insoumission. « Le fait que le courage, l’héroïsme même des familles algériennes de la région parisienne, aient réussi à faire enfin éclater jusque dans les rues des quartiers bourgeois l’atroce vérité, l’atroce visage de nos chiens en uniforme, ne doit pas permettre à qui que ce soit de se donner le luxe de ces comédies où l’on répète : nous dénonçons, mais nous ne sommes pas du même monde. » (9)
Le 2 novembre 1961, militants FLN et Français membres des réseaux de soutien solidaires engagent dans toutes les prisons françaises une grève générale et illimitée de la faim pour l’obtention du statut de prisonnier politique. La grève dure, l’opinion publique s’émeut, un appel est lancé en soutien aux grévistes, il est important de le relayer hors de France. Dans l’urgence, avec Sylvain Goujon, nous contactons par téléphone des personnalités suisses, elles sont immédiatement et sans réserve favorables à cette initiative.
Dans un délai très court, vingt-quatre heures, l’appel peut être transmis à la presse avec de mémoire les noms de Karl Barth, Léopold Ruziscka, Max Bill, Ernest Ansermet, Friedrich Dürrenmatt… Malheureusement cet engagement des plus grands intellectuels suisses ne sera pas relayé par la presse. L’essentiel, après trois semaines de grève de la faim, le statut de prisonnier politique est accordé aux militants algériens incarcérés.
Manifestations pour la paix en Algérie et contre l’OAS prennent de l’ampleur ; le 8 février 1962, les syndicats CGT, CFTC, FEN, SNI et UNEF organisent une manifestation pour protester contre sept attentats commis par l’OAS dans Paris. Michel Debré, Premier ministre, Roger Frey, ministre de l’Intérieur et Maurice Papon, toujours préfet, font, alors que l’ordre de dissolution de la manifestation est donné, charger des manifestants, les uns refluent dans les rues et immeubles avoisinants, d’autres se réfugient dans les bouches de métro.
À la station Charonne, les manifestants pris au piège, les policiers s’acharnent jusqu’à lancer sur eux des grilles d’arbres, neuf d’entre eux, syndicalistes CGT et communistes, sont assassinés. C’est le crime de trop, le jour des obsèques, des centaines de milliers de personnes marchent vers le Père-Lachaise. L’opposition à la guerre d’Algérie, longtemps un acte minoritaire, prend un caractère de masse ; l’irréductibilité des Algériens se conjugue dès lors avec le refus d’une part toujours plus grande du peuple français. L’issue se profile.
François Maspero publie la revue Partisans qui va être l’expression de la « génération algérienne », on y lit : « Quand nous parlons de génération algérienne, c’est pour fixer ce que nous avons en commun. Nous avons dû résoudre un certain nombre de problèmes, seuls. Solidarité avec le peuple algérien en lutte pour son indépendance, refus de faire une guerre injuste. » (10)
Le comité de rédaction appartient à cette « génération » (11) et l’éditorial, signé par Vercors, passage de génération, ajoute à la symbolique : « Comme l’indique le nom de cette revue, nous sommes des partisans. Littré donne à ce mot deux significations. Nous répondons à l’un et voulons être prêts à répondre à l’autre : “partisans”, ce mot se dit de ceux qui ont de l’attachement pour quelqu’un ou pour quelque chose ; il se dit aussi de ceux qui font une guerre de surprises ou d’avant-postes.
Nous sommes “attachés” à la démocratie, à la justice, à l’égalité des individus et à celle des races humaines, à la libération de tous les hommes de toutes les formes d’oppression et d’aliénation en un mot : à la révolution socialiste. Nous nous préparons à combattre, si l’éventualité nous y obligeait, les ennemis de la démocratie, de la justice, de l’égalité des individus et des différences qu’on les appelle fascistes, racistes ou colonialistes, dans une guerre de surprises et d’avant-postes. » Dès son premier numéro, la revue est saisie.
Terrible fin de partie, les jusqu’au-boutistes de l’Algérie coloniale entraînent la population européenne d’Algérie dans une politique de la terre brûlée, enchaînement suicidaire ne laissant qu’une voie possible, celle du départ, de l’exil.
Dans cette situation de violences, il doit être répondu à de nouveaux besoins, ainsi, en liaison avec le docteur Bentami, délégué du Croissant Rouge Algérien, un ramassage de médicaments pour l’Algérie s’organise et grâce aux initiatives et au dévouement de Madeleine Cuendet, responsable de la section de Lausanne de la Croix-Rouge suisse, des médicaments sont récoltés dont le tri a été assuré par des étudiants de l’UGEMA dans les locaux de La Cité. Les médicaments sont acheminés en Tunisie par le Comité International de la Croix-Rouge (12).
Je suis contacté par Edmond Kaiser, fondateur de Terre des Hommes. Son projet, en liaison avec la CIMADE, faire venir en Suisse de jeunes Algériens des banlieues de Paris et de Marseille pour un séjour de vacances ; un appui logistique des Algériens est demandé pour seconder cette initiative. Les autorités suisses exigeant un contrôle médical en gare de Cornavin, à l’arrivée à Genève, des médecins algériens et suisses effectuent ce contrôle. Je vois l’un d’eux, parfaitement calme, faire une clé à un jeune. Devant ma surprise, il me précise qu’ils sont dans un rapport de force et veulent connaître leur espace. Je me remémore à ce moment une réunion préparatoire avec Edmond Kaiser, où une jeune enseignante, très dévouée, qui faisait partie de l’encadrement du camp, a proposé entre autres « centres d’intérêt », des activités sur la pomme.
Le contrôle médical effectué, le groupe part pour le Jaun Pass. Le lendemain, alerte, les jeunes de Paris et Marseille s’affrontent et l’un d’entre eux, blessé, a dû être hospitalisé. Je contacte l’UGEMA qui envoie immédiatement des étudiants algériens sur place pour suppléer l’encadrement dépassé, la pomme n’était pas le bon thème. Il n’y a pas eu d’autre incident notoire, si l’on excepte une organisation défaillante nécessitant un repli du camp dans le château de Morges, ancienne armurerie et pas encore musée, peu propice à recevoir ces jeunes.
Des filières vers l’Algérie s’ouvrent, d’où le besoin de répondre à des demandes d’un tout autre ordre : par exemple, une voiture à double fond pour la zone autonome d’Alger. Je m’adresse à des anciens de la guerre d’Espagne. Rendez-vous est pris dans un garage à Genève, des dispositions très strictes sont adoptées, je reviendrai avec l’ami algérien, les présentations faites, je m’éclipserai. Je fus informé que la voiture était bien arrivée à Alger.
Autre demande, l’organisation des Algériens souhaite changer une importante somme de francs algériens en francs suisses, le franc algérien n’ayant bientôt plus cours. Je me rends à ma banque, dont je suis un client ordinaire, pour demander d’effectuer cette opération. On me fait monter au premier étage où je suis mis en relation avec une personne habilitée ; l’opération est tout à fait légale. La transaction est acceptée.
L’indépendance se profilant, les initiatives sont nombreuses. Je reçois un appel téléphonique d’Isabelle Vichniac qui veut me rencontrer. Je me rends rue de Beaumont où elle me présente à un membre de l’ambassade d’Israël pour me demander d’informer les responsables algériens qu’Israël est prêt à envoyer en Algérie des spécialistes des traumatismes de guerre, domaine dans lequel ils sont sans nul doute compétents.
Tout en étant sceptique sur l’accueil qui sera fait à cette proposition « d’aide humanitaire », l’opportunité de la démarche israélienne ne me surprend pas, je suis plus étonné que cette rencontre se déroule au domicile d’Isabelle Vichniac, je ne l’ai jamais entendue faire état de rapports avec l’ambassade israélienne. La réponse à la proposition de l’attaché ne peut être prise au niveau des responsables en Suisse du FLN, je fais donc informer des responsables proches du gouvernement provisoire à Tunis. La réponse revient, après quelques jours, ainsi que je le prévoyais, négative.
L’interdiction d’entrée en France ne m’empêche pas de me rendre à Paris pour des rencontres. Pour éviter de dormir à l’hôtel, je dispose de deux hébergements appréciés, l’un et l’autre dans le ve arrondissement, chez François Maspero et Marie-Thérèse Maugis ou chez Gérard Chaliand et Juliette Minces.
Gérard et moi, nous nous sommes connus dans les réunions du comité de rédaction Partisans. Comme je l’ai déjà signalé, il milite avec Georges Mattéi pour l’organisation des passages de frontières réceptionnés par Francis Baudin dans le Jura neuchâtelois. Je n’ai connu cette « proximité » qu’après l’indépendance. Nous avons spontanément communiqué : chaleur dans l’accueil qui a des racines culturelles, passion d’échanger et de connaître les autres, l’amitié n’est pas seulement chez Gérard Chaliand, homme de fidélité, un sentiment, elle lui est consubstantielle, si le mot fraterniser à un sens, avec lui, ce mot se fait réalité. De plus, nous avons beaucoup à partager.
La signature des accords d’Évian ne met pas un terme à l’horreur, ultras de l’Algérie française et barbouzes de de Gaulle s’entre-tuent, les Algériens ont des comptes à régler avec leurs traîtres, l’OAS organise ses ultimes attentats en France. Quand de Gaulle échappe à l’attentat du Petit-Clamart, l’Algérie est indépendante.
Le 3 juillet 1962, la liesse est générale en Algérie. À Lausanne, l’UGEMA organise une fête pour l’indépendance, ce fut une rencontre entre Algériens, Suisses et Français, sœurs et frères, réunis. Jean Pouillon prit la parole pour la rédaction des Temps Modernes. Dans ce moment, le projet commun à tous les Algériens est de rejoindre leur pays ; ce départ va aussi être celui de Suisses qui souhaitent contribuer à aider une Algérie meurtrie par cent trente ans de colonialisme et huit ans de guerre. Pour célébrer l’indépendance, des Algériens se rendent à une invitation chez un banquier du nom de François Genoud, c’est là une autre histoire.
Le choix de l’insoumission a permis de ressentir et de partager l’espoir qui unissait nos frères Algériens et il nous a unis à eux ; ce fut une expérience irremplaçable de savoir que les dénués de droit peuvent vaincre. Avoir répondu à cet appel n’a pas été un mérite, mais un moment de convictions partagées.
Notes:
- Henri Borgeaud, petit-fils du fondateur de la dynastie, député et sénateur français. Son oncle, Jules Borgeaud, fut consul de Suisse.
- Op. cit. : La Suisse et la guerre d’indépendance algérienne, 1954-1962.
- Ministre des Affaires étrangères.
- Rappelons parmi les attentats commis, en Belgique celui contre Georges Laperche, militant anticolonialiste, en Allemagne contre Yaici Abdelkader (Nouasri), militant algérien et en Italie contre Taïeb Boulahrouf, représentant du GPRA.
- Signe évident d’une évolution des opinions, La Nouvelle Revue de Lausanne, organe quasi officiel du Parti radical, publie in extenso la lettre de Claude Bourdet.
- Rapport de la police de sûreté du 4 novembre 1960.
- Paulette Péju, Ratonnades à Paris, photos d’Élie Kagan, Éditions Maspero, 1961.
- C’est encore Libération fondé en 1941.
- Partisans, n° 2, numéro saisi.
- « À propos de la génération algérienne », Partisans, n° 1, 1961.
- Le Comité de rédaction est composé, autour de François Maspero, de Jean Carta, Gérard Chaliand, Georges Dupré, Maurice Maschino, Marie-Thérèse Maugis, Pierre-Jean Oswald, Jean-Philippe Talbo, Nils Andersson.
- Effet collatéral, les contacts pris avec des représentants cantonaux des sociétés de médecine pour qu’elles contribuent à la récolte de médicaments suscitent une enquête de la police.
https://www.investigaction.net/fr/la-solidarite-avec-la-liberation-du-peuple-algerien/
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