56 ans après l’indépendance et la fin de la guerre, l’Algérie a besoin de mémoire, non pas de la mémoire officielle entretenue des deux côtés mais de la mémoire individuelle, celle des gens qui ont vécu dans ce pays, avant la guerre, pendant ce que l’on appelle l’époque coloniale, puis au moment de la guerre d’indépendance, jusqu’en 1962. La mémoire de l’Algérie a été trop longtemps confisquée par les deux interprétations, voire propagandes, d’une part celle qui chante la civilisation de la colonisation et ses apports, et de l’autre, celle qui dénonce cette colonisation comme un crime. Les historiens des deux côtés n’ont pas manqué de tomber dans la caricature de ce que les Algériens eux-mêmes nomment aujourd’hui, de façon plus neutre, « le temps des Français ». C’est pourquoi la publication depuis quelques années par les éditions Bleu autour d’une série de livres de mémoire autour des individus qui ont vécu en Algérie, en particulier leur enfance, fournit des témoignages précieux qui, bien souvent, vont à l’encontre de ces visions stéréotypées : L’enfance des Français d’Algérie avant 1962 (2014), Une enfance dans la guerre, Algérie 1954-1962 (2016), chaque fois sous la direction de Leïla Sebbar, en sont le meilleur exemple.
Ce nouveau livre, Á l’école en Algérie des années 1930 à l’indépendance, est très important pour mieux comprendre, en toute sérénité et équité, une situation complexe et souvent déformée par le récit historique officiel et même par certains spécialistes institutionnels de l’Algérie : donner une parole libre à plus d’une cinquantaine d’adultes, hommes et femmes, européens ou algériens, de générations et d’origines différentes, qui ont vécu en Algérie, est une entreprise courageuse qu’il faut saluer.
Dans une excellente préface, la coordinatrice de ce volume, Martine Mathieu-Job, souligne le caractère de ce travail de « collecte de mémoire » et rappelle, par ailleurs, ce qui le sépare des travaux antérieurs élaborés par des historiens et des sociologues. Elle met en évidence l’intérêt de ces récits subjectifs, en employant l’expression très heureuse « d’une école française de l’Algérie coloniale » plutôt que le contraire : une école coloniale de l’Algérie française. La nuance est essentielle. Elle traduit le large éventail des représentations, issues des différentes communautés : arabe, berbère, juive, européenne. Elle évoque la variété des situations, l’ambition et l’ambiguïté des projets scolaires de la France en Algérie dans ce contexte colonial qu’elle reflète. Qui se développèrent partout, dans de grandes villes comme Alger, Constantine ou Oran, mais aussi dans des petites comme Orléansville, Tiaret, Djelfa, Sidi bel-Abbès, Messania, Sétif, Bône, Blida ou Tirmitine.
Pourtant, si l’on comprend aisément la coupure finale, en 1962, on peut regretter qu’elle ne justifie pas plus précisément le choix de cette décennie, 1930, pour le début des récits. Probablement la limite imposée par la date de naissance des contributeurs qui ont fourni un récit inédit de leur scolarité.
Ces récits ont tous une grande qualité littéraire, qui s’explique par la réussite sociale de la plupart d’entre eux, comme l’attestent les CV judicieusement placés à la fin de chaque récit. Tous ces enfants d’Algérie sont devenus des écrivains, des universitaires, des scientifiques de renommée. Cela rend d’autant plus intéressante la lecture de ces récits, sortes de mini nouvelles, dont la sincérité et même l’ingénuité contrastent avec le sérieux de leur carrière ou de leurs travaux.
Chaque texte a sa singularité mais ils rendent tous, sans exception, un vibrant hommage à la figure de l’instituteur, profondément respecté, qui recevait une formation pédagogique excellente dans les écoles normales d’Alger (la fameuse école de la Bouzareah) et d’Oran, qui restent des modèles pour les anciens élèves. Ces femmes et ces hommes, en majorité des européens mais aussi quelques musulmans, sont vus et conservés dans leur mémoire, comme des modèles de sérieux, de dévouement et de compétence, des « héros de l’instruction » « des hussards noirs », des « représentants idéaux de l’instituteur laïque français », des « figures tutélaires de l’enfance ». Il est remarquable de constater le souvenir parfait que ces adultes ont de leurs maîtres et maîtresses, de leurs noms, de leur façon de s’habiller, de leurs tics, des leçons qu’ils donnaient. On ressent leur émotion à retrouver ces figures qui les ont marqués à jamais.
Tous les auteurs parlent avec affection des classes, de la cour, de l’ambiance des cours avec les pupitres, l’encrier, les devoirs, le tableau, les récitations, les dictées. On est frappé par la précision des souvenirs, on a l’impression de revivre avec eux ces moments de bonheur et d’apprentissage. La mémoire reconstitue précisément le chemin de l’école, les édifices, les cours. On peut se demander pourtant si on n’aurait pas les mêmes souvenirs avec des récits d’écoliers de n’importe quelle province française, à la même époque.
La spécificité de l’école en Algérie tient en plusieurs points précis et significatifs. On se rend compte, d’abord, que les élèves algériens étaient en minorité, bien que plus nombreux qu’on ne le dit habituellement, et qu’ils ressentaient, plus ou moins consciemment, par ailleurs, comme un manque, avec l’absence de l’enseignement de leur langue et de leur culture. Mais on constate aussi, chez les petits européens, le même phénomène, différent certes mais non moins problématique ou déstabilisateur. En effet, les enfants des maltais, des espagnols, des corses et des exilés de toutes sortes qui constituent l’essentiel de ce que l’on va appeler plus tard le peuple cosmopolite des pieds noirs, éprouvaient la même distance, le même décalage entre ce qu’on leur enseignait et ce qu’ils vivaient au quotidien. La France était pour eux un pays étranger, ils n’en connaissaient ni l’histoire ni la géographie. Ils apprenaient pourtant par cœur le nom des préfectures et des sous-préfectures, les départements, cela constituait un imaginaire étrange. Comme le dit l’un des auteurs « Chaque jour à l’école nous quittions l’Algérie pour quelques heures ». Un autre ajoute : « Je vivais en Algérie mais les livres me racontaient la France »
Une anecdote est significative, quand un jour une institutrice leur demande en rédaction de raconter une promenade au zoo de Vincennes où l’élève n’avait jamais mis les pieds. La France n’existait que dans les livres ou dans la littérature, la France c’était d’abord la littérature avec ses grands auteurs, découverts avec ravissement (La Fontaine, Hugo, Dumas, Verne, Daudet) la langue française qu’on leur enseignait avec amour. On leur parlait de la Loire mais jamais du Rhumel à Constantine. La France apparaissait comme la terre de la verdure, de la richesse. L’un dit « Je suis donc né en France dans un département français d’Algérie comme je croyais que d’autres étaient nés dans le Cantal ». La France c’était d’abord l’école et les maîtres.
La nouveauté de ce livre est de montrer combien était complexe l’enseignement dans l’école en Algérie. Tous les récits soulignent le regret, avoué par les adultes qui racontent avec la distance du temps, de ne pas avoir mélangé les langues, les cultures, les religions. Il souligne le décalage entre la réalité du pays et l’enseignement de l’école. Cela peut être une des clés du problème de la colonisation : la générosité de cet enseignement laïc et républicain et son décalage avec la réalité du pays et des peuples concernés. On constate cette prise de conscience non seulement chez les jeunes algériens, ce qui, somme toute, est logique et provoque une révolte, mais aussi chez les jeunes européens d’origines diverses dont on se rend compte qu’ils étaient assez peu français et qui ne comprennent pas. L’Algérie était française administrativement, architecturalement et politiquement. Elle ne l’était pas humainement ni sociologiquement. On touche là peut-être la source de tout ce qui s’est passé plus tard. Par exemple, quand l’élève algérien dit en regardant la carte géographique de la France « la France, c’est pas chez moi ». Une jeune fille algérienne avoue ne pas avoir compris le célèbre slogan : « la France de Dunkerque à Tamanrasset. Je voyais bien la ligne mais que faire de la mer » et d’ajouter : « J’ai appris l’histoire des gaulois comme une fiction, celle de l’émir Abdelkader comme une épopée »
Apparaît très vite un problème de double identité, surtout pour les musulmans ou les franco-musulmans, une élève dit : « Chaque matin dans ma classe j’ai appris que je n’étais pas vraiment française et pas arabe non plus. » Elle n’appartient à aucun des deux camps, ou alors elle est dans les deux. Elle entend parler français à l’école et arabe à la maison. Au-dessus de tout, en dépit de tout, la langue française est admirée par tous.
On perçoit dans ces récits très personnels, parfois intimes, les clés essentielles pour comprendre l’histoire de l’Algérie et le drame collectif qu’elle a vécu : un jeu d’équilibre et de passage entre deux mondes, et la présence à côté de l’école publique laïque à côté des écoles religieuses : catholiques, juives, coraniques. On redécouvre l’importance de la communauté juive et le traumatisme que représentèrent, pour elle, les décrets de 1940. Et le rôle d’une communauté judéo-arabe, à Constantine en particulier, que la guerre brisa. Bien entendu, à partir de 1954, la guerre avec son cortège d’attentats, de révoltes, de répression envahit l’espace de l’école, sans en ternir l’image, comme si on voulait la protéger de l’horreur. Un des témoignages se termine par cette phrase terrible : « Fini le temps des carreaux bleus et roses, il faut juste éviter de tacher son tablier de rouge sang ». Avec un symbolisme terrifiant, la guerre d’Algérie commença par l’assassinat d’un instituteur européen, Guy Monnerot, le 1 novembre 1954, et dans son final sanglant par celui de l’écrivain algérien Mouloud Feraoun en mars 1962…
Ce beau livre rend un hommage mérité et équilibré à toutes ces femmes et ces hommes de bonne volonté… comme le fit l’écrivain Nourredine Saadi, dans son texte très émouvant, dédié à son ancienne institutrice, Madame Jevakini dans son souvenir, en fait Madame Giovacchini, retrouvée par hasard à Bastia, en 2006, et avec laquelle il eut le temps de correspondre. Nourredine Saadi est décédé quelques semaines avant la parution du livre…
Comme elles en ont l’habitude, les éditions Bleu autour apportent une grande attention à l’iconographie. Les photos qui accompagnent chacune des contributions sont un autre texte : photos traditionnelles de classe, avec les élèves rangés sagement à côté de leurs maîtres, une ardoise au centre indiquant la classe et l’année, photos de l’école elle-même, des groupes scolaires, des distributions des prix, photos des paysages autour de l’école. On y décèle l’origine souvent humble des enfants, fils d’artisans, de mécaniciens, de fonctionnaires, de comptables, d’instituteurs, de paysans, rarement de colons.
Enfin des repères chronologiques précis portent sur l’histoire de l’enseignement en Algérie, depuis 1831 jusqu’en 1955, avec tous ses avatars, qui cherchèrent à corriger les injustices du début par rapport à une population musulmane plus nombreuse mais souvent à l’écart dans des zones rurales et souvent montagneuses. Avec un constant souci pédagogique, parfois d’avant-garde comme le prouvent des annexes illustrées qui présentent quelques exemples d’ouvrages conçus pour un enseignement adapté au contexte algérien, parus dans les années 50 : Je parle et je lis le français, La lecture liée au langage, Salah et Saliha, Lecture et langage, La main dans la main, Les Lectures de l’Afrique du Nord, L’ami fidèle, livre unique de français, L’Algérie, Histoire et Géographie, Histoire de France et d’Algérie de A. Bonnefin et M . Marchand, Arboriculture. Autant de documents pédagogiques précieux.
Publié par Jean-Pierre Castellani
À l’école en Algérie des années 1930 à l’indépendance, coordination Martine Mathieu-Job, éditions Bleu autour, mars 2018, 362 p., 25 €
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