Quatrième de couverture
Hélène Samia Lapérade, une Franco-Algérienne vivant d'expédients et de ses charmes, est amoureuse de Raymond Rossi, un juge de paix du milieu. L'intrigue court du 8 février 1960 au 2 juillet 1962. La jeune femme est une figure allégorique d'une décolonisation accouchée au forceps, et de la dérive, de part et d'autre de la Méditerranée, de filles et de fils de la Toussaint déboussolés et bafoués, marinant dans la rancoeur, le ressentiment et l'insupportable ressassement de leurs illusions. Sur le pont du Ville-de-Bordeaux, un navire de la Compagnie générale transatlantique, elle quitte sa terre natale pour disparaître de l'horizon de celles et ceux qui l'ont exploitée et maltraitée. Parvenue sur le sol métropolitain elle s'évapore sans laisser de traces, passée à la trappe de l'empire. Tout en se remémorant certains de ses propres souvenirs, les uns ayant trait à son enfance à Bal el-Oued, les autres à trois années passées comme professeur de français à Biskra, de 1980 à 1983, l'auteur examine un pan douloureux de l'histoire contemporaine de la France, la guerre d'Algérie, un des deux points aveugles de sa conscience collective (avec la période de l'Occupation et du gouvernement de Vichy), lequel continue de travailler ses contradictions, notamment quand la République, confrontée, dans ses institutions, ses principes et son mode de vie à un fondamentalisme et à un terrorisme musulmans, ignore qu'elle a moins mal au monde arabe qu'à l'Algérie, ou, ce qui revient au même, que c'est principalement à travers son rapport à l'Algérie qu'elle souffre du monde arabe.
La fille d'Alger c'est Hélène Samia Lapérade, dont le nom dit la double ascendance française et Algérienne. C'est une très belle jeune femme, dont la beauté rappelle Sophia Loren, c'est ainsi qu'on l’appellera Sophia dans la maison de passe où elle travaille. La scène est à Alger, en 1960 alors que la guerre est à son paroxysme et qu'il semble aussi impératif qu'impossible de choisir un camp. Mais la scène est aussi en 1962 sur le bateau "Ville-de-Bordeaux" qui emmène Hélène sur un continent qu'elle ignore.
A Alger elle a fait l'expérience de l'amour pour un homme du milieu, expérience de la limite de cet amour, de l'abandon qui aussi celle du devoir et des mensonges.
A la voix de cette femme Jean-Michel Devésa mêle celle d'un narrateur qui lui ressemble et qui est aussi un enfant de l'Algérie. Par ce mélange il parvient à donner à son livre une grande profondeur de traitement où il apparaît que l'histoire de l’Algérie n'en finit plus de vivre en nous, que cette histoire est toujours à la fois nationale et intime, qu'elle est une histoire de filiation où les places des pères et des mères ne sont jamais assignées, à la fois mouvantes et troublantes.
En parvenant à incarner magnifiquement Helène, l'auteur rend compte tant de l'architecture, de la lumière, de la sensualité, que de la douleur d'exister dans un monde qui se déchire ; surtout il sait tout à la fois refaire vivre un monde sans le nimber d'une nostalgie déplacée mais aussi il parvient à trouver les moyens littéraires de son élucidation, le faisant paraître à nos yeux dans toute sa complexité.
Une fille d'Alger est un roman où le mélange des corps et des sentiments vient en même temps buter contre la guerre et dire la décolonisation.
https://www.mollat.com/livres/2190561/jean-michel-devesa-une-fille-d-alger
L’Algérie, une fiction, un regard :Jean-Michel Devésa (Une fille d’Alger)
« D’une mémoire de pierre l’autre, émergent alors une fable et la lèche saline corrodant la coque d’un paquebot de la Compagnie générale transatlantique peut-être dérouté de sa ligne ordinaire pour arracher une meute désemparée à sa terre et aux menaces pesant sur elle. Au milieu de cette foule partagée entre la panique et le désarroi, une femme, les yeux ouverts les lèvres closes ».
Ces premières lignes du texte introduisent l’axe de la mémoire qui conduit le récit et fait un trait d’union avec le roman précédent de Jean-Michel Devésa, Bordeaux la mémoire des pierres (2015) dont la citation de Léo Ferré en exergue pourrait être reprise pour Une fille d’Alger : « Le seul droit qui reste à la poésie est de faire parler les pierres, frémir les drapeaux malades, s’accoupler les pensées secrètes ».
Ce n’est plus Bordeaux, la déambulation dans la ville, le souvenir de la femme aimée et les Républicains espagnols mais Alger et ses environs dans les derniers mois de l’Algérie française (du 8 février 1960 au 2 juillet 1962), un narrateur qui emprunte sans détour des éléments biographiques de l’écrivain et le choix voulu de quelques événements connus de la (dé)colonisation avec, en image-phare, le départ précipité de Pieds noirs, ce 2 juillet 1962, décrits et évoqués avec empathie et compassion dans les premier et dernier chapitres.
Qui est le protagoniste ? La jeune femme « les yeux ouverts les lèvres closes » ou le narrateur ? C’est bien le second axe de ce roman de la mémoire, d’une mémoire d’Algérie parmi d’autres, que la recomposition du destin de cette femme, mise en perspective par le maître d’écriture, le narrateur (nommé aussi scripteur, conteur) qui, enfant est allé à Baïnem et qui, adulte, en 1980, a essayé de retrouver le lieu… mémoire des pierres… nommé « Beau-Rivage ». Cette dénomination tisse une relation beaucoup plus explicite dans la suite du roman pour comprendre, peut-être, pourquoi on revient, en 2018, à ces derniers mois de l’Algérie française : « Au lendemain du massacre sur la promenade des Anglais, il a appris que des survivants de la tuerie avaient été évacués par les forces de l’ordre au Beau-Rivage de Nice, il a interprété cette coïncidence comme un raccourci automatique entre l’imaginaire et la réalité ».
Les dix chapitres du déroulement fictionnel portent un titre : ces dix titres peuvent être lus comme une longue phrase où s’égrène le thrène d’un aède (le narrateur) faisant le récit de la vie de cette « fille d’Alger » prise dans l’exode, avec le sentiment fort d’avoir été flouée – depuis toujours –, dans cette Algérie coloniale qui rejette les identités problématiques : « Dans un angle mort de la conscience collective … parmi des femmes d’Alger… une douteuse sœur de la miséricorde… danse sur les imprécations du muezzin amour… puis contemple un des chaudrons du monde…et le chantier du désastre… tandis que se cabre une pensée cadavérique… et que sont descendus au tombeau valises et cercueils… de cendres recouverts… et ma foi bafouée ». Lisant ces titres comme une seule phrase, on constate que la femme est objet de la narration, le sujet actif de l’acte de raconter étant bien celui qui interprète le désastre et la perte de ses rêves, dont témoignent les six derniers titres.
Bordeaux la mémoire des pierres nous avait accoutumé à une lecture active de l’écriture de Jean-Michel Devésa : Une fille d’Alger n’échappe pas à cette injonction et donc au rejet d’une lecture passive où la chronologie, les faits, les pensées intimes des personnages sont préparés et expliqués par la narration. Au lecteur d’apprendre à passer de la troisième à la première personne, d’un lieu à l’autre, du personnage au narrateur, d’hier à aujourd’hui ; à lui d’être vigilant.
Qui est donc cette femme ? « Avec ma mise mon parler et ma gueule d’Européenne, en fait d’actrice italienne, ne m’a-t-on pas seriné que je ressemblais à Claudia Cardinale, je me suis débrouillée […] Ulysse voulait rentrer chez lui mais des pénates je n’en ai pas, ni de dieux lares, je suis une apatride originaire d’Ithaque, avec une carte d’identité tricolore. […] Je ne louvoierai pas lorsqu’on me demandera qui je suis. Je dirai que je m’appelle Hélène Samia Lapérade, à cause de mon père j’ai aussi comme prénom celui de Samia Gamal, j’ai toujours su que j’étais une almée, en France je serai une fille des rues… »
J’affirmais précédemment qu’Hélène Samia était objet de la narration : elle est objet en un autre sens puisque c’est en la façonnant et en lui créant un destin que le narrateur pense se trouver lui-même et dire ce qu’il veut dire de l’Algérie : « Modelant l’histoire d’Hélène Samia avec la glèbe de ses souvenirs, le scripteur voit affleurer en lui les stigmates de son enfance. Mais ce n’est pas l’intangible Méditerranée qu’il cherche à rendre, quand bien même il s’inspire des pages superbes dans lesquelles Albert Camus a baigné son Étranger, il entend faire jaillir une Méditerranée dans et entre ses mots, en arrimant le singulier dans une multiplicité, la sienne sera maculée d’hydrocarbures, polluée, brassant dans ses flots gris les débris de vies broyées et les germes d’une continue et fratricide rivalité. Ô pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille ! Cette fois encore, les murs terribles de la cité moderne tomberont pour livrer la beauté d’Hélène ».
Cette page 13 est à lire et relire pour se pénétrer du projet romanesque du « scripteur » et de la passion qui est la sienne en réveillant ce passé : « Et comme il a appartenu à d’autres de conter le soleil des indépendances, ces chroniques se détourneront de l’épopée, les années de braise ont eu leurs griots et leurs thuriféraires. La violence inaugurale de 1830 et de la colonie de peuplement a servi de mèche à une inévitable explosion, quant au FLN il a été le maître de cérémonie des saturnales qui ont vu l’ogre dévorer la chair de sa chair ».
En quelque sorte, si l’on n’est pas clairement d’un côté (on va dire rapidement « Algérie française ») ou de l’autre (« Algérie algérienne »), on est condamné à être expulsé de l’Histoire sans autre forme de procès. Et c’est cette expulsion de l’Histoire rend aveugle sur ses conséquences aujourd’hui dont cette fiction veut nous parler, en un style qui emporte et force l’avancée de lecture même quand certaines appréciations heurtent ou… chantent, avec nostalgie : « La descente aux abîmes d’Hélène Samia Lapérade est par conséquent contée au rythme d’un chaâbi dont il ne se lasse pas, Alger Alger mon cœur vous appelle il est meurtri. Hélène Samia Lapérade ce n’est pas lui, là-dessus inutile de tergiverser, son projet l’incite néanmoins à ne pas ménager ses efforts pour rendre visible et audible ce qui sur lui dans son apparence et sa voix n’est pas visible ni audible d’elle, et qui, d’un même mouvement, rendra pensable et sensible cet autre dans les parages duquel il s’accomplit : l’étranger il l’est et la belle étrangère aussi… Serait-il comme Meursault ? L’Algérie, il y a enseigné, avec un contrat local, pied-rouge une fois pied-rouge toujours, le hasard lui donnait l’occasion de découvrir où il était né il n’y sera qu’un scion de l’ancienne puissance coloniale, comme un de ses camarades de parti il avait répondu à la petite annonce parue dans le journal ».
Le scripteur a prévenu : il n’écrit pas une épopée et la prise de l’Algérie par les Français n’est pas évoquée avec lyrisme. Néanmoins il raconte à nouveau le mythe colonial de l’effort, de la fertilisation de la terre laissée en friche par les « indigènes » – on peut repenser cette fois plus au Premier homme qu’à L’Étranger. Qu’on en juge par la conscience qu’a eue très tôt Hélène Samia qu’elle ne guérirait de sa « naissance orpheline » qu’en s’inventant un devenir, « celui de la première femme ». Le texte parcourt à grands traits l’Histoire de la colonisation, non sans s’interroger mais pour accompagner ceux qu’on pourrait appeler les aveuglés : « ces petits Blancs ont été autistes, leur bien-être relatif avait pour contrepartie la discrimination des indigènes, seront-ils les seuls à supporter la responsabilité du désastre ». Hélène Samia (et/ou le narrateur) affirme, sur le bateau du départ : « Je suis des leurs, je veux dire à leurs côtés, au milieu d’eux mais pas exactement avec eux… […] Je suis à part comme je l’ai toujours été, confondue avec les uns par les autres, Hélène pour les uns, Samia pour les autres, et Hélène Samia quand je me parle à moi-même ».
On apprend beaucoup de détails sur la naissance et l’enfance d’Hélène Samia, « fille indésirée d’Agathe Lucie Lapérade, une garce aventureuse qui s’est échouée dans les bras d’un caïd », sur le double rejet dont elle a été l’objet, sur son éducation surveillée auprès des religieuses, les Sœurs blanches de Blida, et son évasion d’une vie promise à la servitude. Elle connaît le nom de son géniteur, Hamida Khellili, sans plus : « Elle est une femme de secret et c’est à croire que l’Algérie est le pays par excellence de la forclusion des géniteurs ». En écho, le narrateur lui, n’a qu’un « souvenir lacunaire » de « sa petite enfance algérienne ».
Après différentes dérives, elle croit trouver son point d’ancrage auprès de Raymond Rossi qui ne s’embarrasse pas d’elle au moment du départ en panique : « Bien que l’amour dessine une carte du Tendre, il n’octroie pas de clairvoyance à ceux qui y succombent ». Dans l’engrenage de la violence qui rythme les deux années 1960-1962, que peuvent espérer les femmes qui travaillent aux Andalouses, le claque justement où Hélène Samia dite Sophia vend ses charmes, dont la toile de fond est l’Histoire des pieds-noirs ?
Que de livres à (re)lire tout au long de ces pages : L’Étranger et Le Premier homme, Femmes d’Alger dans leur appartement où Assia Djebar nous convie aussi à la lecture de Delacroix, Algérie, les années pieds-rouges de Catherine Simon (2009) (« en quoi éclairent-elles le destin de l’Algérie et de ses relations avec la France ? ») ; mais aussi Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma et le film Chroniques des années de braise de Lakhdar Amina. Et toutes ces lectures sur fond de musique chaâbi, des succès de l’époque, Lili Boniche, Bambino et Dalida, Capri c’est fini d’Hervé Vilard, Charles Aznavour, La vie en rose et Edith Piaf, Farid El Atrache et Oum Kalthoum, etc. Ce sont les chansons et leur transcription le plus souvent en arabe au moyen de l’écriture latine qui font de cette fiction un lieu de métissage et de juxtaposition où l’hétérogène algérien se donne à voir avec beaucoup de subtilité.
Une fiction, dont la toile de fond est l’Histoire, choisit des événements historiques en concordance avec son projet d’illustration et non, bien évidemment, tous les événements de la guerre en Algérie. Dans quelques passages, la narration énumère tout à coup des événements historiques connus : la semaine des barricades, le discours de de Gaulle sur le droit des Algériens à l’autodétermination, les barricades et le 24 janvier 1960 dans les rues d’Alger, la reddition de Pierre Lagaillarde et de ses hommes. On trouve une allusion à la Bataille d’Alger (1957) et à l’arrestation de Larbi Ben M’Hidi ; à Hassiba Ben Bouali. On trouve aussi la description violente des manifestations de décembre 1960 avec citations en arabe de chants patriotiques algériens. Le FLN et l’OAS sont renvoyés dos à dos dans des énoncés courts et sans appel. Les concerts de casseroles sont évoqués aussi, « Al-gé-rie-fran-çaise », les explosions de plastic de l’OAS, le mitraillage d’Européens le 26 mars 1962 rue d’Isly, « ce massacre sonnant l’hallali des espérances pieds-noirs et de leurs illusions d’appartenance consubstantielle et filiale à la France » ; le référendum d’autodétermination, enfin, qui donnent le coup de grâce aux pieds-noirs qui n’avaient pas encore compris.
Reprenant l’esprit d’une phrase de L’Étranger – « ils nous regardaient en silence mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des arbres morts » –, Hélène Samia commente en regardant des Européens qui ont des visages de spectres ces derniers jours de vie algéroise : « ils regardaient les Arabes, effarés, ni plus ni moins que si ceux qu’ils toisaient étaient sans réalité ». A son père, elle conseillerait, si par un hasard improbable, elle le rencontrait « de ne jamais se baigner dans la Méditerranée » car « on ne peut qu’y couler, dans cette mer qui fait lien et sépare, frontière où se perd la candeur qui nous anime, Arabes Berbères Européens, tous certains d’être chez nous, persuadés que ce côté-ci n’est que la projection en mieux d’une France adulée autant que haïe ».
Cette « fille d’Alger » n’a jamais été qu’une fille de passe, « une enfant de la rencontre impériale, c’est-à-dire une putain de la République ». « Qu’importe le port, dans la lumière de l’aube, je vais m’effacer ». La page de la France en Algérie n’a pas été une page tournée mais une page arrachée. La révolution algérienne a été trahie et la fiction énonce presque sur sa fin l’accusation modulée en différents points du texte qui est la raison même et le cœur de l’écriture de ce texte : « tous nous sommes le peuple qui a manqué à l’Algérie, celui qui lui aurait épargné cette hécatombe, le FLN et ses barbus, l’OAS et ses samouraïs, les gaullistes anticolonialistes pacifistes progressistes et pieds-noirs, ils nous ont fait avec courte vue, la pensée du sang celle du sol et du territoire, cent trente-deux ans pour en arriver à cette impasse, car indépendance ou pas cette palinodie n’en a pas fini de nous coûter, nous sommes et serons bien peu à l’admettre ».
On comprend alors lorsqu’on s’est pénétré de tout le parcours de la fiction, l’affirmation énoncée dès le chapitre 1 et reprise en 4è de couverture : « la République ignorant qu’elle a moins mal au monde arabe qu’à l’Algérie, ou ce qui revient au même que c’est principalement à travers son rapport à l’Algérie qu’elle souffre du monde arabe ». Énoncé qui, en lui-même, peut emporter l’adhésion mais en étant compris comme la difficile confrontation avec tout le passé colonial. Mais ce n’est pas tout à fait en ce sens, me semble-t-il qu’il faut le comprendre puisque la fiction s’appuie sur la double histoire de la « fille d’Alger » et du conteur à la recherche d’un passé qui se révèle plus perturbateur que réconciliateur. On aura compris que cette fiction ne peut laisser indifférent même si on n’en partage pas toujours le socle de la démonstration. Elle est servie par une écriture ciselée au plus près qui emporte dans son flot le lecteur attentif, très vite pris dans le maillage implacable de l’histoire. « Écoutez nos défaites »… j’ai analysé antérieurement dans Diacritik, sous l’éclairage du roman de Laurent Gaudé, d’autres fictions sur la guerre en Algérie : celle-ci, dans sa singularité, rejoint la capacité de la littérature à appréhender les multiples aspects du réel.
Dans un article, « Guerre en Algérie (1954-1962). Mémoires des deux rives dans les récits postcoloniaux », je dessine la complexité de la question. J’en reprends ici un passage apte à faire comprendre pourquoi Une fille d’Alger est à lire. En effet, approcher ce domaine délicat qu’est la guerre d’Algérie / guerre de Libération nationale est toujours périlleux. Car le sujet touche de façon encore vive des acteurs, des témoins, des héritiers de cette séquence historique à la fois violente et bouleversante, à tous les sens du terme. Cette guerre de décolonisation d’une colonie de peuplement a mis aux prises les acteurs en présence, dans une complexité dépassant l’opposition de deux blocs homogènes, faite de groupes aux intérêts divergents et aux vécus conflictuels. Les accords d’Évian et leurs décisions, le référendum d’autodétermination, l’indépendance de l’Algérie, précédée et suivie par le départ du pays d’une majorité de Français et le retour de populations algériennes du Maroc et de Tunisie, c’est tout un redéploiement humain qui bouleverse durablement le visage de deux pays et transforme leur vie nationale.
Ces transformations sur le plan historique et sociopolitique sont entrées progressivement en littérature, avec des choix et des objectifs nécessairement divergents. Aucune œuvre n’offre une prise en charge de l’ensemble d’une guerre : comment le pourrait-elle ? Les œuvres littéraires choisissent un angle d’attaque et des faits et personnages en fonction d’objectifs plus ou moins conscients, plus ou moins déclarés. Le redéploiement des imaginaires, sollicitant tel ou tel pan de la guerre, a eu une place conséquente dans « le récit national » algérien, mais une place beaucoup moins centrale dans « le récit national » français, même si beaucoup a été écrit. La littérature demeure l’un des lieux majeurs où les mémoires individuelles trouvent refuge sans obligation d’objectivité ni d’exhaustivité. Demeurent aujourd’hui encore des mémoires, irréconciliables peut-être pour les générations qui ont vécu la guerre ou ses retombées immédiates. La fiction de Jean-Michel Devésa participe de cette lecture de la mémoire du passé pour éclairer le présent.
L’écrivain lui-même a présenté son roman dans une vidéo dont je reprends quelques éléments. Il affirme qu’il faut sans doute une grande inconscience ou beaucoup de naïveté pour écrire un tel livre. De son point de vue, la littérature peut dire par la bande ce qui s’est passé et continue de se passer. Il a voulu inventer une histoire pour rendre visibles des pans aveugles de cette Histoire, à travers cette Franco-algérienne, Hélène-Samia, prostituée dans un claque près de la rue de la Lyre à Alger. Hélène Samia est pour lui une allégorie de 132 ans de colonisation et de 8 années de guerre fratricide. Il n’a pas voulu raconter une histoire algérienne mais il a voulu écrire l’Algérie. Néanmoins il souhaiterait qu’en lisant ce livre, tous les morts d’Algérie, ceux de la villa Sésini mais aussi ceux d’El Harrach, retentissent dans la mémoire des lecteurs.
Jean-Michel Devésa, Une fille d’Alger, Bordeaux, Mollat, mars 2018, 143 p., 20 €
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