Pan méconnu de la guerre d’Algérie, car occulté de part et d’autre de la Méditerranée, la bleuite constitua la plus vaste opération jamais montée par les services secrets français contre le FLN. Son objectif : infilter, noyauter, intoxiquer… pour détruire, de l’intérieur, le mouvement de libération. De la Casbah d’Alger aux maquis de l’ALN, la manipulation sophistiquée, imaginée par un ancien d’Indochine spécialiste de la guerre révolutionnaire, se solda par des purges délirantes au sein du FLN. Toute une génération de cadres et d’intellectuels (on parle de quatre mille victimes) éradiquée et qui fera défaut au pays à l’aube de son indépendance. Reposant essentiellement sur le commentaire expert de Jean-Paul Mari et les témoignages des « rescapés » de ce terrifiant enfumage, le documentaire pointe la prégnance toujours vivace de ce poison dans la société algérienne, les déchirures fratricides non refermées.
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La bleuïte : le virus anti-FLN / France Info
Texte intégral de la chronique « Le vrai du faux » de Franck Cognard, sur France Info, le 15 juillet 2010. Une transcription de Taos Aït Si Slimane.
Sur ce sujet, lire également la transcription de l’émission de France Culture, « La Fabrique de l’Histoire », du mardi 19 février 2008, qui avait pour sujet : « L’Histoire du renseignement, le colonel Amirouche ».
Présentation sur le site de l’émission : Vraie manipulation, désinformation volontaire ou accidentelle, complot imaginaire, opération de déstabilisation économique ou simple canular, Le vrai et le faux décrypte les ressorts d’une rumeur. Comment naît-elle, pourquoi le public y croit-il, à qui profite-t-elle ?
Comment l’armée française a conduit des militants du FLN à s’entretuer pendant la guerre d’Algérie.
C’est une rumeur, un virus baptisé Bleuite. En pleine guerre d’Algérie, l’armée française inocule le virus du soupçon aux indépendantistes du FLN. Celui qui l’injecte est un spécialiste de la contre-insurrection, le capitaine Paul Alain Léger.
Le 25 janvier 1958, il arrête Zora, une algérienne de 18 ans. Le militaire français lui affirme que des cadres du FLN sont des traitres, des balances au service de la France. C’est faux, mais Zora y croit, le capitaine Léger lui montre même des signatures et des tampons authentiques du mouvement indépendantiste.
Zora, intoxiquée, est relâchée peu après. Elle est le vecteur du virus, le porteur de cette maladie mortelle. Et c’est avec un cynisme assez incroyable, 30 ans après, que le capitaine Léger raconte.
Franck Cognard : C’est une rumeur, un virus baptisé bleuïte. En pleine Guerre d’Algérie, l’armée française inocule le virus du soupçon aux indépendantistes du FLN. Celui qui injecte ce Virus est un spécialiste de la contre-insurrection. Il s’appelle Paul-Alain Léger. Il est capitaine dans l’armée française. Le 25 janvier 1958, il arrête à Alger, Zohra, un Algérienne de 18 ans. Le militaire français lui affirme que des cadres du FLN sont des traitres, des balances au service de la France. C’est faux mais Zohra y croit. Le capitaine Léger lui montre même des tampons authentiques du mouvement indépendantiste. Zohra, intoxiquée, est relâchée peu après mais elle est le vecteur du virus, le porteur de cette maladie qui sera mortelle. Avec un cynisme assez incroyable, 30 ans après, le capitaine Léger raconte.
« Paul-Alain Léger : On a eu des nouvelles quelques temps après lorsqu’on a appris qu’elle était remontée au maquis et que là elle était tombée sur le fameux capitaine Mahyouz dit « Hacène la torture » qui évidemment l’avait accusée d’être une espionne. [..] Elle lui a dit : « écoute, tu m’accuses d’être une espionne, mais alors des espions, autour de toi, il y en a en pagaille, parce que moi je sais... » Elle s’est mise à raconter évidemment tout ce qui s’était passé dans mon bureau. […] La malheureuse a été égorgée après, mais avant naturellement elle avait donné les noms non seulement des gens dont elle avait vu les signatures sur les lettres mais elle a même donné des noms de gens de sa famille, des gens qui habitaient en Kabylie. Ces gens-là ont été arrêtés, torturés par le FLN, ils ont parlé. Ils ont dit n’importe quoi et ont dénoncé des gens qui n’étaient strictement pour rien mais en général des cadres supérieurs. Ça a commencé comme ça. »
Franck Cognard : La bleuïte est sans doute la rumeur la plus mortelle de l’histoire contemporaine. En lançant ses purges à partir de cette rumeur du soupçon, le FLN tue 4000 de ses cadres : des médecins, des intellectuels qui feront défaut à l’Algérie devenue indépendante. La rumeur, technique de guerre commente aujourd’hui Éric Denécé le directeur du Centre français de recherche sur le renseignement.
Éric Denécé : Cette expérience française en Algérie, qui peut-être critiqué sur un plan éthique, si l’on se limite au volet technique, ce qui nous intéresse aujourd’hui, est une véritable réussite. Mais, cette technique a été réutilisée aux Philippines, dans les années 80-90, lorsque l’armée philippine luttait contre les communistes du Front de libération des Philippines, mais aussi contre les Musulmans du sud. Puis, le troisième exemple que l’on a de cette influence de la technique française, c’est finalement ce qu’a fait, au cours des années 90 et 2000, le gouvernement algérien lui-même. C’est-à-dire que pour démanteler les GIA, les Groupes islamiques armés, qui s’en prenaient à son autorité. Eh bien, ces anciens combattants du FLN, qui sont aujourd’hui au pouvoir en Algérie, ont à leur tour utilisé les techniques contre leurs adversaires. Et cela explique pourquoi il y a eu tant de purges, tant de liquidations, au sein du GIA et parfois jusque sur la population civile, c’est parce qu’ils ont réussi à instiller à de très nombreux endroits le doute : tout le monde se méfie de tout le monde, on est tous persuadé que le voisin, à qui on faisait confiance depuis des années, l’adjoint que l’on avait depuis des mois, était quelqu’un sur qui on pouvait compter, et ne fait tous ces gens-là se sont mis à se soupçonner, à se surveiller et finalement à se liquider entre eux. Et ça a contribué à l’affaiblissement des GIA.
Franck Cognard : La rumeur est-elle une vraie arme de guerre au même titre qu’un fusil, qu’un char d’assaut, qu’un avion de chasse ? Peut-on utiliser la rumeur n’importe comment, dans n’importe quelles circonstances militaires ? Réponse d’Eric Denécé.
Éric Denécé : Ça a toujours existé, cela ne peut pas marcher sur tout le monde. C’est-à-dire que cela peut marcher sur des gens qui ne sont pas formé à cela. On avait affaire, avec le FLN, à des gens, comment dire, issus de milieux paysans, des montagnes, qui n’étaient pas rompus, on n’arrive pas à faire la même chose sur un service. Puis en plus cela marche beaucoup mieux la première fois parce que quand on a été victime une première fois d’une action de cette nature, on fini par se poser a question en disant : tiens, finalement, est-ce qu’il n’y a pas une tentative comme ça qui est faite ? Cela dit, quand on a instillé le ver dans le fruit, c’est très difficile de ne pas devenir paranoïaque et de ne pas soupçonner tout le monde.
Franck Cognard : La rumeur, dans certains cercles militaires on y pense de plus en plus car avec le développement des réseaux sociaux, type Facebook, on peut envisager de faire courir de faux bruits, d’intoxiquer l’ennemi sur un déploiement de forces, sur une opération à venir, et tout cela en utilisant des pages personnelles de soldats, que l’ennemi, généralement attentif à ce genre de détails, ne manque pas déjà de consulter.
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