Jean-Noël Pancrazi, Jean-Louis Comolli et Jean Clamour: trois auteurs remontent le fil de jeunesses vécues dans la violence coloniale et dans la guerre.
La colonisation française en Algérie, la guerre d’indépendance, le départ des pieds-noirs ne cessent de hanter la production littéraire française. Ainsi trois récits, très différents dans l’approche, mais qui chacun remonte le cours du temps, revisite l’enfance, l’adolescence, pour atteindre les points aveugles du souvenir, les non-dits, les non-vus: Je voulais leur dire mon amour de Jean-Noël Pancrazi, Une terrasse en Algérie de Jean-Louis Comolli et Parler de lui de Jean Clamour. La littérature est ici comme une lampe que l’on déposerait dans la chambre ombrée du passé: pour panser et penser un temps vécu dans la sidération du présent, revoir les disparus, tenter de mieux voir tout simplement. Si les traumas qu’ils décrivent sont ceux de l’Algérie des années 1960, ces livres dépassent ces limites géographiques et temporelles pour mettre à nu les rouages de la violence, cette fièvre destructrice qui foule aux pieds et gifle, encore et encore, les promesses de l’enfance et les élans fraternels.
Patine du temps
L’enfance arrachée est au cœur de l’œuvre de Jean-Noël Pancrazi. Né à Sétif en 1949, il a grandi à Batna, dans la région des Aurès. En juillet 1962, à 13 ans, il accompagne ses parents, devenus indésirables dans l’Algérie tout juste indépendante, qui fuient, en bateau, pour la France. De Madame Arnoul (Prix du livre Inter, Prix Albert-Camus, Prix Maurice-Genevoix), en 1995, à La montagne(Prix Marcel-Pagnol, Prix Méditerranée, Prix François-Mauriac), en 2012, le romancier écrit en voyageur du pays de l’enfance. Avec des phrases qui embrassent le passé et le présent, incessants allers-retours au plus près des oscillations émotionnelles qui seules permettent d’approcher la patine du temps, il dit la guerre qui mange le silence, l’espace, les cœurs; la violence qui abat même les enfants; le départ et l’exil, comme une amputation.
Tel un radar
Et même quand ses livres n’abordent pas directement ces souvenirs, comme dans Indétectable pour ne citer que ce titre récent, l’écrivain comme lesté par cette enfance algérienne, l’œil façonné par elle, est devenu le poète des vies en marge, des vies fragilisées par les départs, les coups, les exils, toute vie au bout du compte, dont il restitue, tel un radar, le tremblé de la finitude, même imperceptible.
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La colonisation française en Algérie, la guerre d’indépendance, le départ des pieds-noirs ne cessent de hanter la production littéraire française. Ainsi trois récits, très différents dans l’approche, mais qui chacun remonte le cours du temps, revisite l’enfance, l’adolescence, pour atteindre les points aveugles du souvenir, les non-dits, les non-vus: Je voulais leur dire mon amour de Jean-Noël Pancrazi, Une terrasse en Algérie de Jean-Louis Comolli et Parler de lui de Jean Clamour. La littérature est ici comme une lampe que l’on déposerait dans la chambre ombrée du passé: pour panser et penser un temps vécu dans la sidération du présent, revoir les disparus, tenter de mieux voir tout simplement. Si les traumas qu’ils décrivent sont ceux de l’Algérie des années 1960, ces livres dépassent ces limites géographiques et temporelles pour mettre à nu les rouages de la violence, cette fièvre destructrice qui foule aux pieds et gifle, encore et encore, les promesses de l’enfance et les élans fraternels.
Patine du temps
L’enfance arrachée est au cœur de l’œuvre de Jean-Noël Pancrazi. Né à Sétif en 1949, il a grandi à Batna, dans la région des Aurès. En juillet 1962, à 13 ans, il accompagne ses parents, devenus indésirables dans l’Algérie tout juste indépendante, qui fuient, en bateau, pour la France. De Madame Arnoul (Prix du livre Inter, Prix Albert-Camus, Prix Maurice-Genevoix), en 1995, à La montagne(Prix Marcel-Pagnol, Prix Méditerranée, Prix François-Mauriac), en 2012, le romancier écrit en voyageur du pays de l’enfance. Avec des phrases qui embrassent le passé et le présent, incessants allers-retours au plus près des oscillations émotionnelles qui seules permettent d’approcher la patine du temps, il dit la guerre qui mange le silence, l’espace, les cœurs; la violence qui abat même les enfants; le départ et l’exil, comme une amputation.
Tel un radar
Et même quand ses livres n’abordent pas directement ces souvenirs, comme dans Indétectable pour ne citer que ce titre récent, l’écrivain comme lesté par cette enfance algérienne, l’œil façonné par elle, est devenu le poète des vies en marge, des vies fragilisées par les départs, les coups, les exils, toute vie au bout du compte, dont il restitue, tel un radar, le tremblé de la finitude, même imperceptible.
Lire aussi: Dans «La Montagne», Jean-Noël Pancrazi parle aux fantômes de son enfance
Je voulais leur dire mon amour est le récit du retour de Jean-Noël Pancrazi en Algérie, un retour maintes et maintes fois imaginé mais sans cesse repoussé, «j’avais peur, en me confrontant à la réalité, de perdre mon imaginaire, la marge nécessaire pour tout réinventer, ce socle d’images, cette sécurité d’un trésor d’enfance caché dans les montagnes des Aurès où je pourrais puiser au cas où l’inspiration disparaît». Il fait finalement le pas, à l’invitation d’un réalisateur algérien rencontré à Paris qui entend relancer le festival de cinéma d’Annaba, stoppé depuis les années 1990. L’écrivain accepte d’être juré dans l’idée de pouvoir, après le festival, retourner à Batna, 200 kilomètres plus loin, le lieu de l’enfance.
Dernière minute
Si l’auteur se rend bien à Annaba, il n’atteindra pas Batna, empêché à la dernière minute. Dans le récit de ce rêve qui s’évanouit sitôt approché, depuis cette Algérie tant de fois imaginée, décrite, Jean-Noël Pancrazi met à jour, comme dans tous ses livres, cet élan d’amour, qui fait se tenir droit, quel que soit l’âge, quel que soit le pays. Ici, à Annaba, en marge du festival où l’écrivain accomplit sa mission de juré, dans cette station balnéaire en mode mineure puisque en plein mois de décembre, l’écrivain retrouve, au kiosque-café L’Ours polaire, un groupe de jeunes gens, attirés par la fièvre festivalière, vantards, rêveurs mais pas dupes.
Comme la brume
Au fil des jours, ce sont eux qui recueillent l’espoir fou et pathétique du vieil enfant écrivain et qui se mettent à rêver du retour avec lui. Et qui, tels des Sganarelles au grand cœur, remueront ciel et terre, pour rendre le projet possible. La façon dont Jean-Noël Pancrazi restitue ces liens, cette communion, éphémère comme la brume, mais seule porteuse d’espoir, bouleverse. Cette fraternité est au cœur du projet littéraire de l’auteur, et c’est bien elle qu’il montre à l’œuvre dans ses souvenirs d’enfance tandis que la guerre broie. Cette fraternité ici est aussi à vif qu’une chair écorchée.
Un aveuglement
Réalisateur d’une quarantaine de films documentaires et de fiction, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma de 1966 à 1971, Jean-Louis Comolli a écrit une dizaine d’ouvrages sur le cinéma et le jazz. Dans Une terrasse en Algérie, lui qui a fait des images son langage, il raconte avant tout un aveuglement. Le sien, alors jeune adolescent, qui ne comprenait pas que la guerre venait et celui de toute la communauté des colons de Philippeville, aujourd’hui Skikda. Cette recréation des souvenirs a pour but d’atteindre justement le point aveugle de cette enfance en Algérie: les Algériens eux-mêmes, exclus de la colonie, méprisés, ignorés.
Un jour, tandis que la guerre d’indépendance est bel et bien là, le jeune Jean-Louis Comolli rentre de la plage pour se trouver face à une rue barrée. Le jeune homme assiste à une scène de «violence coloniale, pour une fois dévoilée dans son obscénité», «froide, réglementaire», telle qu’il n’en avait jamais vu, ni même imaginé. Il décrit le silence qui régnait: «parfois les vivants font moins de bruit que les morts». A la sidération que suscite la scène sur l’instant chez le jeune garçon succéderont la honte et la colère.
Psyché coloniale
La montée de la violence, les barricades mentales qui se renforcent d’autant plus parmi les colons jusqu’à atteindre cette fièvre obsidionale propre aux assiégés: c’est bien la psyché coloniale que Jean-Louis Comolli met en lumière pour mieux saisir le film des souvenirs. Un film qu’il remonte tandis que son épouse, Marianne, rencontrée en Algérie, perd, elle, chaque jour un peu plus, la mémoire. Des scènes quotidiennes du couple, à Paris, ponctuent le récit de l’adolescence algérienne. Mémoire et effacement se répondent dans un dialogue vertigineux: «Ne faut-il pas être deux pour se souvenir de ce qui a été vécu ensemble? Quel sens aurait de se souvenir seul de ce qui a été mis en commun? Ou bien d’être seul à oublier? Ce qui est effacé dans la mémoire de Marianne n’est-ce pas en voie d’effacement dans la mienne?»
Virilité en force
C’est un grand frère tué pendant la guerre d’Algérie qui est au cœur de Parler de lui. Jean Clamour se base sur les lettres du frère envoyées depuis l’Algérie pour faire entendre sa voix, celle d’un enfant fauché alors qu’il imaginait l’avenir, de lettre en lettre, avec la jeune fille qu’il aimait. Jean Clamour reconstruit son enfance au Maroc, dominée par un père autoritaire, débordant d’une virilité tout en force et dont le frère était devenu le double. Aux antipodes de cette testostérone et comme pour se protéger d’elle, l’auteur se passionne enfant pour la couture et cultive des manières gracieuses. Ce qui suscite la rage du père et du frère. Dans l’intimité des lettres, éloignés de la coupe paternelle, les deux frères apprendront à se connaître et à s’estimer. Dans l’atmosphère coloniale puis en France où ils sont regardés en étrangers, Jean Clamour décrit les derniers mois de ce frère qui continue d’écrire en estropiant chaque mot mais qui devient adulte. La déflagration de sa disparition, officiellement accidentelle, absurde sonnera la fin de l’enfance pour celui qui reste. Et peut-être le début d’une vie d’écrivain.
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Nous nous retrouvions à la terrasse de l’Excelsior. Tous les soirs. Quinze ans, c’était notre âge. L’Algérie était encore colonie française, mais la guerre, sous le nom de « pacification », était entrée en scène, balayant le rêve d’Albert Camus d’une union libre entre Algériens et Européens.
La première action de masse du FLN eut lieu le 25 août 1955 à Philippeville, où je suis né. La ville basse est envahie par les habitants des hauteurs, Arabes et Berbères. Encadrés par quelques militants FLN, ils sont armés de faux, faucilles, pioches, haches – rares sont les fusils. Plus de cent Européens sont tués. La répression, menée par le colonel Aussaresses, est terrible : les mitrailleuses abattent sans juge ni procès des milliers de prisonniers dans le stade de la ville.
Je n’ai appris tout cela que plus tard. Ce jour-là, j’étais à trois kilomètres de Philippeville, sur la plage de Stora. Nous ignorions que la guerre avait lieu. La radio, le journal, parlaient de rebelles. Mes amis de l’Excelsior étaient aveugles et sourds, comme moi. Le déni régnait. La mer était si belle, nous étions dans l’ivresse de vivre, et tant pis si tout était faux en Algérie coloniale.
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Le grand arrachement des pieds-noirs
Près d’un million de Français d’Algérie débarquaient en catastrophe sur le sol français. Pour beaucoup ce fut un choc terrible, dont l’onde semble avoir porté jusqu’à leurs petits-enfants. Un passionnant essai sur la mémoire
Certaines plaies semblent destinées à ne jamais guérir. La guerre d’Algérie (1945-62) en a généré un lot infini. L’une d’elles affecte encore la société française; elle remonte à l’exode massif (le terme officiel est «rapatriement») d’un million de pieds-noirs en France métropolitaine – et ailleurs en Europe pour certains – suite à l’indépendance algérienne en 1962. Des pieds-noirs qui, malgré l’accueil généralement exécrable qui leur a été réservé, se sont pourtant bien adaptés à ce nouvel environnement. Enfin, surtout les plus jeunes.
Hubert Ripoll en est l’exemple vivant. Débarqué en France à 15 ans, devenu professeur de psychologie, spécialisé dans le sport, il ne garde aucune nostalgie de sa ville natale, Philippeville (aujourd’hui Skikda). Evite de participer aux «sépias», ces réunions communautaires perpétuant la «nostalgérie».
Cela lui prend d’un coup, vers 60 ans: il décide de sonder la mémoire pied-noire, en interrogeant trois générations. Attentif aux ruptures, aux silences, aux émotions tapies qui peuvent surgir sous la carapace, il tire de ces récits croisés une étonnante substance.
Chez les plus âgés, un sentiment de paradis perdu doublé d’une résignation stoïque: «s’en souvenir toujours, n’en parler jamais», tel était le mot d’ordre. La deuxième génération souffre de ce mutisme parental et tente de combler la tristesse des parents en prenant une revanche socioprofessionnelle. Les plus jeunes, nés en France, manifestent leur loyauté par des pèlerinages sur la tombe des ancêtres, ou alors en cultivant une «pied-noiritude» puisée dans les recettes de cuisine ou, à l’occasion, en utilisant des expressions colorées de «là-bas».
La blessure originelle est si profonde qu’elle s’est transmise, dit le psychologue, de génération en génération. Elle se traduit par une défiance vis-à-vis de l’histoire officielle, doublée d’une rancœur envers les médias et la classe politique. Au point qu’aujourd’hui, certains de ces interviewés ne se sentent pas vraiment Français.
Hubert Ripoll ne prend pas parti. Il ne fait qu’inviter ses 62 témoins à plonger dans leur mémoire, pour extraire «ce qui n’a pas été dit», pour libérer la parole. Ajoutant toutefois çà et là une touche de contexte historique.
Et que racontent-ils? D’abord les jours heureux. Les terrasses, les longues promenades sur la baie d’Alger, les apéros, la famille très soudée, les odeurs du Sud… La relation avec les Arabes aussi, ambiguë car tributaire d’un système colonial fondé sur la discrimination. «Les communautés cohabitaient mais ne se fréquentaient pas», résume l’un d’eux. La plupart de ces pieds-noirs interrogés sont issus de classes urbaines, modestes, et non des grands propriétaires terriens. Ce petit peuple de commerçants, d’artisans ou d’employés de bureau était né sur place. Beaucoup n’étaient d’ailleurs pas originaires de France mais d’Italie, d’Espagne, de Malte.
En quelques années à peine, leur univers s’écroule. Ici, le temps historique diffère du temps mémoriel: on se rend mieux compte à quel point les pieds-noirs n’ont pas pu se préparer à quitter le pays. On peut reconstituer les raisons historiques au changement de cap opéré par de Gaulle, discuter du bien-fondé d’accorder l’indépendance dans un monde en mutation où le maintien de colonies n’est plus tenable… Mais à vue d’homme, c’est un choc, un séisme inouï: il faut partir, tout de suite, et tout abandonner.
Et le ressentiment est accru par l’accueil au mieux froid que leur réserve la France métropolitaine à leur retour: «Vous n’êtes pas chez vous ici, vous ne commandez plus les Arabes», entend un artisan qui peine à s’insérer professionnellement. Un autre s’insurge: «Colonisation! Ils ne parlent que de ça. Moi je n’ai rien colonisé du tout.» Face au mépris ressenti d’une population métropolitaine inquiète de voir déferler chez elle un million d’«étrangers», c’est le silence digne qui prévaut. «Surtout, ne dites pas toujours: «En Algérie, en Algérie.» Vous allez vous fondre dans la société, et vous faire aimer», dit un père à ses enfants.
Le psychologue recommande l’écriture comme moyen de résilience. D’ailleurs, cette mémoire interdite renaît à l’ère d’Internet: les anciens se mettent aux blogs. Utile aussi, le partage de la parole en famille, pour reconstruire une mémoire positive. Et surtout, ouvrir le débat hors de la communauté pied-noire, pour panser enfin cette grande blessure française. Un livre poignant, salutaire.
Genre: essai
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