Alice Kaplan est professeure de littérature française à l’université de Yale, où elle est titulaire de la chaire John M. Musser. Son dernier livre,
Looking for The Stranger : Albert Camus and the Life of a Literary Classic, est une biographie fouillée de
L’Étranger. Publié simultanément en Amérique et en France (
En quête de L’Étranger, Gallimard) en septembre 2016, c’est un ouvrage majeur qui fait déjà autorité, pour lequel Alice Kaplan fut finaliste du prix Médicis essai 2016. L’œuvre d’Alice Kaplan s’articule autour de l’axe littérature et histoire : sa méthode mêle la recherche dans les archives à l’analyse textuelle. Ancienne lauréate de la bourse Guggenheim, elle est membre de l’Académie américaine des arts et des sciences. Décorée de la Légion d’honneur, elle a reçu le prix du livre d’histoire du
Los Angeles Times (pour
The Collaborator) ainsi que le prix Henry Adams (pour The Interpreter). Elle est l’auteure de
French Lessons : A Memoir (1993),
The Collaborator : The Trial and Execution of Robert Brasillach (2000),
The Interpreter (2005),
Dreaming in French : The Paris Years of Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, and Angela Davis(2012)
[1].
Tobias Wolff est l’un des plus grands écrivains américains contemporains. Conteur sans pareil, il est l’auteur de deux mémoires, This Boy’s Life (1989) et In Pharaoh’s Army (1994) ; de romans, The Barracks Thief (1984) et Old School (2003) ; de recueils de nouvelles, In the Garden of the North American Martyrs (1981), Back in the World(1985), The Night in Question (1996) et Our Story Begins [2] (2008). Il est professeur émérite de littérature anglaise à l’université de Stanford. En septembre 2015, Wolff reçut la Médaille nationale des arts, remise à la Maison Blanche par le président Barack Obama. Il est également le récipiendaire, entre autres récompenses, du prix PEN/Malamud et du prix Rea – tous deux pour ses nouvelles –, du prix du Los Angeles Times et du prix PEN/Faulkner. Il a aussi dirigé, outre une livraison des Best American Short Stories (1994), l’édition de deux recueils de nouvelles, A Doctor’s Visit : The Short Stories of Anton Chekhov (1988) et The Vintage Book of Contemporary American Short Stories (1994). Il publie régulièrement dans des revues littéraires comme le New Yorker, The Atlantic ou Harper’s.
Le mois de mars 2016 a marqué le soixante-dixième anniversaire de l’unique séjour d’Albert Camus aux États-Unis.
L’événement a été célébré à New York, par le festival
A Stranger in the City, qui, durant un mois, a proposé débats, conférences, lectures et concerts organisés par la famille de Camus. Le festival a été salué comme un grand succès.
La présence de Camus traverse depuis longtemps la scène littéraire et artistique américaine ; nombreux sont les artistes qui ont vu en lui une source d’inspiration et un exemple, comme en témoigne la citation de Richard Powers en épigraphe de son roman Generosity, publié en 2009 [3] : « La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent [4]. » Des références plus récentes à Camus montrent combien son influence demeure tangible en 2016 – peut-être plus que jamais – dans le paysage culturel américain.
Cet héritage de Camus en Amérique, toujours vivant, est au centre de la discussion qui suit avec deux éminents professeurs et auteurs américains, maintes fois récompensés, Alice Kaplan, professeure de littérature française à Yale et Tobias Wolff, professeur de littérature anglaise à Stanford. Avides lecteurs de Camus, ils ont tous deux enseigné L’Étranger à plusieurs générations d’étudiants.
La Vie des idées : Quand avez-vous lu Camus pour la première fois ?
Alice Kaplan : J’ai lu Camus pour la première fois l’été de mes quinze ans, dans un cours d’été francophone de L’Ecole Arcadie, à Bar Harbor, dans le Maine. Puis j’ai relu le roman au lycée et à l’université. Comme beaucoup d’élèves de français aux États-Unis, j’ai appris la différence entre le passé composé, l’imparfait et le plus-que-parfait grâce à des phrases de L’Étranger recopiées au tableau. Je m’en souviens encore : « J’ai senti que j’avais été heureux et que je l’étais encore. » Puis, à l’université, j’ai étudié Camus dans le cadre de la trinité existentialiste avec Beauvoir et Sartre, bien des années avant de comprendre que tant de choses séparaient Camus de Beauvoir et de Sartre – sa naissance en Algérie dans un milieu pauvre, son éducation, sa relation à la nature. En fait, l’Algérie était quasiment absente de ce qu’on m’avait enseigné sur L’Étranger – elle était donc la pièce manquante, celle que je voulais restituer dans mon histoire du roman, en me rendant sur les lieux où Camus a écrit, et ceux qu’il décrit dans le roman.
Tobias Wolff : Mon frère Geoffrey [5] m’a offert L’Étranger l’été de mes quinze ans. Il m’a aussi fait lire Le Mythe de Sisyphe, La Chute et La Peste – tous ces livres étaient publiés en anglais, bien sûr. Je ne prétends pas avoir véritablement compris ces romans. Ils étaient un peu trop sophistiqués pour quelqu’un de mon âge, mais mon frère voulait me donner un avant-goût de textes complexes. La même année, L’Étranger était au programme de ma classe de français. Nous étions encouragés à appréhender le roman comme une expression de l’existentialisme, quelle que soit la signification exacte que recoupe ce terme. Je me battais avec la langue, mais je pouvais pourtant sentir une tonalité particulière. J’ai d’abord lu L’Étranger dans la traduction de Stuart Gilbert [1946], puis dans celle de Joseph Laredo [1982], mais c’est celle de Matthew Ward [1988] que je préfère, même si j’aime beaucoup les couleurs étranges que donne à l’œuvre la traduction de Gilbert. À la fin du roman, lorsque Meursault se projette vers le moment de son exécution, Gilbert écrit qu’il guette les « hurlements d’exécration de la foule » (howls of execration). Dans la traduction de Matthew Ward, ce sont des « cris de haine » (cries of hate), ce qui reprend le texte de Camus, mais j’aime ces « hurlements d’exécration ». C’était le premier roman sérieux que je lisais dont le narrateur était un meurtrier, et il n’y avait pas de rédemption à la fin. Ce n’est assurément pas le récit d’une rédemption, même si certains pensent le contraire – qu’une conscience de plus en plus aiguë, qu’il affirme, élève finalement Meursault à une stature héroïque, quasi christique. Même si Meursault lui-même se voit ainsi.
La Vie des idées : En quoi l’enseignez-vous différemment de la façon dont il vous a été enseigné ?
Alice Kaplan : Lorsque j’enseigne L’Étranger, je veux que les étudiants comprennent toute l’audace de l’expérience que fait Camus en écrivant à la première personne. Les étudiants américains sont des spécialistes du récit à la première personne – après tout, c’est un essai autobiographique qu’ils doivent rédiger pour être admis à l’université. Ils savent très bien quel puissant instrument de confession peut être la première personne. C’est donc très déroutant pour eux de rencontrer Meursault, qui dit « je », mais qui ne se laisse jamais approcher par le lecteur. Comment Camus parvient-il à cela ? Je trouve L’Étranger toujours aussi déconcertant et aussi captivant que lorsque j’avais quinze ans. La voix y est pour quelque chose, avec la musique limpide des phrases et la rugueuse sensualité de l’environnement algérien. Il y a aussi la structure – la parfaite symétrie d’une vie coupée en deux par un meurtre sur la plage. L’Étranger est minimaliste, parfaitement maîtrisé, mais toujours lyrique. C’est là encore un mystère. Nombre de mes étudiants ont déjà lu L’Étranger au lycée, et sa fréquentation à l’université devient pour eux un exercice de relecture, l’occasion d’essayer de nouvelles voies critiques et de comprendre l’évolution des formes que peut prendre l’interprétation littéraire.
Tobias Wolff : Depuis que j’ai commencé à donner des cours sur le roman en tant que genre littéraire, voici bien des années, je mets presque toujours L’Étranger au programme. C’est un texte très riche. Il y a beaucoup à dire. C’est important pour moi, lorsque j’enseigne la littérature, d’aider les étudiants à comprendre la différence entre l’auteur et son narrateur – le personnage qui raconte l’histoire. Les étudiants ont tendance à penser que Meursault parle pour Camus, ce qui n’est pas le cas ; c’est donc en ce sens un livre formidable à enseigner, mais c’est aussi un livre qui ne cesse d’être contemporain. Les circonstances, ici et là, pourraient être différentes, mais le temps ne lui enlève rien. Le procès, par exemple, touche à la farce quand il expose les faiblesses du jugement humain, soumis aux réflexes culturels qui nous disent ce que doit être un comportement convenable, de circonstance. La condition des femmes dans le roman, notamment la façon dont elles sont vues par les hommes, prête à une lecture féministe. Le regard porté par Meursault sur la population indigène, qui était aussi celui de nombreux Français d’Algérie, jette une lumière sur l’expérience coloniale, celle du colon comme celle du colonisé. Voyez son absence totale de curiosité pour l’homme qu’il tue, son manque complet d’empathie. L’homme qu’il assassine n’est jamais que « l’Arabe » pour Meursault. C’est tout. Il y a une sorte d’autosatisfaction dans la description qu’il fait de sa propre sensibilité à la lumière, à la mer, aux bruits de la ville lorsqu’il est assis sur son balcon, heureux d’être en vie et de regarder la vie. C’est touchant, attachant, mais nous devons voir qu’il tue « l’Arabe » alors même que cet homme profite lui aussi de son moment de plaisir sensuel, allongé dans cet endroit frais, près de la source. Meursault veut cet endroit et « l’Arabe » est sur son chemin – toute l’expérience coloniale est rejouée dans cette simple scène. La réalité d’un autre homme qui partage ce plaisir de la fraîcheur par une journée torride, de l’eau qui coule, de sa musique, toute la joie que procure la vie sensorielle ne signifie alors rien pour Meursault, et n’a jamais rien signifié. Un professeur avec qui j’ai parfois enseigné ce roman s’est laissé captiver – il me semble – par la seconde moitié du livre, persuader que Meursault, par son apparente hauteur de vue, en s’affirmant lui-même, avec lyrisme et emphase, élevait son personnage à un autre niveau, héroïque. Oui, Meursault devient presque songeur, mais à la vérité, il ne se sent pas plus responsable, et n’est pas plus capable de reconnaître la signification de ce qu’il a fait. Remarquez que lorsqu’il tue « l’Arabe », il dit « la gâchette a cédé », presque comme s’il ne l’avait pas fait céder lui-même. Il ne reconnaît pas non plus sa responsabilité dans la mort de l’homme, ni n’exprime le moindre remords. Il ne prend conscience de lui-même que pour se justifier de façon plus poétique. Son imagination n’est pas porteuse ; elle est confinée à la célébration de soi – « J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison » – aussi certainement que Meursault est confiné à sa cellule.
Je ne suis pas sûr que Camus serait d’accord avec ma lecture de son roman, mais c’est bien le roman qu’il a écrit. Lorsque mon collègue affirmait que Meursault devenait un héros dans les dernières pages du livre, il lui fallait importer cette idée de l’extérieur du texte, de commentaires faits par Camus : Meursault « est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu », parce qu’il « refuse de mentir ». Le personnage que Camus décrit là n’existe pas dans le roman, sauf dans l’idée déformée que Meursault se fait de lui-même. Par exemple, Meursault découvre en prison, un article de journal, qu’il relit sans cesse, consacré à un homme qui, après des années passées loin d’elles, revient dans l’hôtel que tiennent sa mère et sa sœur sans leur révéler sa véritable identité ; elles le tuent pour son argent et jettent son corps dans la rivière. Il ne faut jamais jouer, dit Meursault de l’homme assassiné, de manière sentencieuse, et son autosatisfaction est implicite. Pourquoi donc Meursault est-il là ? Précisément parce qu’il a joué, et menti. C’est lui qui a déclenché ce désastre, en se substituant à Raymond, en écrivant une lettre à sa place, parce que, dit-il, « je n’avais pas de raison de ne pas le contenter ». Il a déjà des soupçons sur Raymond, qui a la réputation d’être un souteneur et un voyou. Mais Meursault n’en tient pas compte et met tout en branle en jouant un jeu très trouble, attirant une femme qu’il ne connaît pas dans un piège dangereux et humiliant, puis livrant un faux témoignage devant la police en faveur de Raymond. C’est Meursault qui a créé la situation ayant conduit au meurtre de « l’Arabe », ce sont les jeux qu’il a joués, les mensonges qu’il s’est racontés à lui-même et qu’il a racontés aux autres. Mais il ne le reconnaît pas – il ne le reconnaîtra pas.
La Vie des idées : Qu’est-ce qui explique la fascination que l’œuvre de Camus continue d’exercer sur les lecteurs américains et notamment sur les jeunes ?
Alice Kaplan : Pendant quelques mois, je me suis mise à prendre des photos de gens qui lisaient Camus dans le métro new-yorkais. C’étaient la plupart du temps des jeunes gens dans la vingtaine, et le livre était le plus souvent L’Étranger ou Le Mythe de Sisyphe. Puis j’ai rencontré un étudiant, en Floride, qui avait toute la scène du meurtre de L’Étranger tatouée sur un bras par un tatoueur de renom – même l’étincelle argentée du couteau. C’est là, évidemment, un cas extrême. Beaucoup de jeunes Américains ont lu L’Étranger au lycée, en cours et hors des cours – la lecture de L’Étranger tient du rite d’initiation, il accompagne le passage à l’âge adulte et la découverte des grandes questions de la vie. Je dirais même qu’il y a un livre de Camus pour chaque étape de la vie : L’Étranger pour les adolescents mal dans leur peau ; La Peste, avec son esprit communautaire, pour les étudiants universitaires, qui militent dans des organisations non-gouvernementales. La Chute, cette longue récrimination contre soi-même, est une lecture que l’on aborde à la quarantaine. C’est un récit pour les juristes désenchantés ou les gestionnaires de fonds de pension. Le Premier Homme est réservé pour un âge plus avancé, au moment de faire le bilan de sa vie.
Camus écrit avec passion, avec une grande clarté morale, sur les questions les plus troublantes et les plus difficiles de notre époque : la terreur, la dégradation de notre environnement, les meurtres insensés commis dans la haine de l’autre, et les formes de résistance, comme le mouvement « Black Lives Matter ». J’ai eu des frissons en entendant Viggo Mortensen lire à Columbia, au printemps dernier, le discours qu’avait prononcé Camus en 1946 « La Crise de l’homme ». C’était comme si Camus était aussi près de nous aujourd’hui qu’il l’était soixante-dix ans auparavant, lorsque, par exemple, Camus disait comment sa génération avait été contrainte de s’adapter à un monde de terreur et de meurtre, et que le venin resterait dans le cœur des hommes longtemps après la disparition d’Hitler. Camus nous parle aujourd’hui, mais en réalité, il n’a jamais cessé de nous parler. Aux États-Unis, il est certainement la figure la plus aimée des lettres françaises de la période contemporaine – bien plus appréciée que Sartre, Proust et Céline. En France et dans le monde, son renom remonte à l’immédiate après-guerre, lorsqu’il s’affirma comme la voix de la Résistance française. Après 1962, il est entré en France dans une sorte de purgatoire parce qu’il était partisan d’un nationalisme algérien modéré, dans la lignée de Ferhat Abbas. Il a contesté les méthodes du Front de libération nationale, le parti révolutionnaire qui a conduit l’Algérie à l’indépendance, avec le soutien appuyé de la gauche française. Mais le purgatoire de Camus prit fin en 1994, lorsque le roman inachevé retrouvé dans la Facel Vega où il trouva la mort, a finalement été publié. Michiko Kakutani [6] a qualifié Le Premier Homme de « pierre de Rosette » pour comprendre l’œuvre de Camus, et je pense qu’elle avait tout à fait raison. La pauvreté des débuts, le silence de sa mère sourde, son amour du sport et du soleil, sa honte à l’égard de ses origines sociales – autant d’éléments de son roman posthume jettent une lumière sur ses livres précédents, comme si Camus invitait finalement ses lecteurs chez lui. Avec Le Premier Homme, il devient possible de relire Camus. Ce récit autobiographique d’un homme qui n’est ni un colonisateur ni un indigène, mais l’enfant de colons pauvres, rend caduc le rejet politique instinctif qui frappait l’écrivain.
Tobias Wolff : L’Étranger est un modèle de narration intentionnelle. Le naturel apparent de la voix de Meursault lui donne une vie saisissante, mais vous devez constamment vous maintenir à distance car ce qu’il tient pour acquis, ou simplement ce qu’il suppose, peut vous entraîner malgré vous dans une sorte de complicité avec lui. Au début, il passe pour un type tranquille, décontracté, qui flâne avec ses amis, court après un tramway, observe les supporteurs qui reviennent d’un match de football. Il aime la vie et son spectacle. C’est seulement plus tard que nous voyons par quels rigoureux efforts il parvient à conserver sa tranquillité, et la violence qui éclate lorsqu’il contrôle ces efforts. Camus ne relie jamais directement son roman au contexte historique particulier de son temps, il ne nous dit pas comment il faut le comprendre par rapport à l’histoire. Il existe en lui-même, mais je ne peux m’empêcher de penser qu’il l’a écrit à une époque où les gens restaient passifs face aux mouvements de masse tellement destructeurs qu’ils ont transformé en abattoir et détruit une vaste partie de l’Europe, et que ces gens, comme Meursault, n’avaient pas de raison – ne parvinrent pas à en trouver – pour ne pas laisser faire. Très peu ont résisté à la marée montante. Je me demande comment Camus, qui, lui, a résisté, aurait pu écrire L’Étranger sans voir en Meursault une sorte d’acteur emblématique dans cette catastrophe.
La Vie des idées : Vous avez récemment publié une biographie de L’Étranger, intitulée En quête de « L’Étranger » [7]. Vous vous êtes rendue en Algérie, et vous êtes parvenue à trouver de nouveaux indices concernant « l’Arabe » tué sur la plage. Pouvez-vous nous dire ce que vous avez découvert ?
Alice Kaplan : Les principaux biographes de Camus, Olivier Todd et Herbert Lottman, relatent un événement qui, pensent-ils, a inspiré l’histoire du meurtre commis par Meursault : une bagarre survenue sur une plage aux environs d’Oran entre un Européen d’Algérie et un Algérien arabe, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il n’y a pas eu mort d’homme, mais plusieurs détails indiqueraient que Camus s’est inspiré de cet épisode pour L’Étranger. Les biographes ont interrogé l’Européen de la rixe, un homme nommé Raoul Bensoussan. C’était un juif algérien, de citoyenneté française – la nuance est importante. Ces deux biographes n’ont émis aucune curiosité envers l’Arabe qui était sur la plage ce jour-là. J’étais motivée par l’idée de retrouver la trace du « côté arabe » de l’histoire. En travaillant avec les archives du quotidien L’Echo d’Oran, à ma grande surprise, j’ai retrouvé l’article intitulé « Rixe sur la plage de Bouisseville », où il s’agissait de Raoul Bensoussan. Et, plus surprenant, qui donnait le nom de l’adversaire arabe !
- La chance aidant et grâce à une aide oranaise précieuse, celle d’Abdeslem Abdelhak de l’Association « Bel Horizon », j’ai pu m’entretenir avec le frère et la sœur de cet homme, Kaddour Touil. Le travail d’un auteur de fiction consiste à transposer une histoire réelle, ou des histoires, dans la fiction. Pour En quête de L’Étranger, j’ai travaillé en sens inverse, de l’aval vers l’amont, en remontant du roman aux sources, afin de comprendre le processus d’écriture de Camus, ses transpositions, son art.
La Vie des idées : Les correspondances littéraires entre L’Étranger et Le Facteur sonne toujours deux fois de James Cain sont frappantes. Pouvez-vous nous donner votre propre point de vue sur ces correspondances ?
Alice Kaplan : Le roman de Cain a servi de modèle à Camus pour le ton neutre de la narration à la première personne. La voix du narrateur, qui attend dans le couloir de la mort, donne au Facteur une tonalité sinistre, d’outre-tombe, qui est aussi celle de L’Étranger. J’ai été frappée par le fait que Frank Chambers, le meurtrier du Facteur, dit « Le Grec » en parlant de sa victime, Nick Papadakis. Nommer Papadakis ainsi le déshumanise et Chambers et son amante, Cora, préfèrent le simple qualificatif ethnique. Voilà un effet de style qui permet à l’auteur de signifier le racisme sans avoir à l’expliquer. Cain arrive alors à renforcer l’atmosphère de tension raciale dans la Californie des années trente, celle de la Dépression qui sert de cadre au roman. Dans L’Étranger, Camus écrit simplement « L’Arabe » pour nommer la victime de Meursault. Des critiques ont condamné Camus pour ce choix, et les lecteurs d'aujourd’hui sentent encore la violence de cet anonymat. Je crois que c’était un choix délibéré de la part de Camus de ne pas nommer l’Arabe, plutôt qu’une marque inconsciente de racisme – c’était la façon qu’il avait, inspiré de Cain, de renforcer l’impression de violence dégagée par une société définie par le racisme.
- Tobias Wolff : Quand j’ai appris à mieux connaître Camus, après ma première rencontre avec L’Étranger, j’ai été heureux de voir qu’il y avait dans ce ton quelque chose qui venait du roman noir américain, notamment du Facteur sonne toujours deux fois de James M.Cain. La voix sans affect de ce roman est très proche de celle de Meursault, jusqu’à la deuxième partie de L’Étranger, où elle devient plus lyrique et introspective. J’aime l’idée que Camus reconnaissait l’influence de Cain, car il est très rare que les auteurs littéraires rendent hommage aux auteurs de genre comme source d’inspiration, alors qu’en fait nous en passons tous par là, en lisant des romans noirs, des policiers, des romans historiques et même des romans d’amour quand nous sommes plus jeunes, après quoi nous tentons d’effacer les traces de ce qui nous a marqués. Il y a aussi du Hemingway ici. Au début, je n’ai pas vu son influence sur L’Étranger, parce que je ne connaissais pas assez bien le français ; je l’ai comprise plus tard, et notamment celle des nouvelles, « Les Tueurs » par exemple, ou « La Grande Rivière au cœur double », dont la prose mesurée et l’attention minutieuse au quotidien et au monde extérieur traduisent les efforts de Nick pour étouffer les émotions qui menacent de le submerger. On retrouve cela dans la voix de Meursault et dans son regard, résolument tourné vers l’extérieur. Il est terrifié par ses propres sentiments – ceux-là mêmes qui, paradoxalement, le ramènent sur la plage le jour du meurtre, fuyant les pleurs des femmes dans la maison –, comme il était gêné par les sanglots de la femme lors de la veillée funèbre de sa mère et par la peine que montrait Pérez, l’ami de sa mère.
La Vie des idées : En quoi le roman s’accorde-t-il – ou non – à cette affirmation de Camus que « Meursault est le seul christ que nous méritions [8] » ?
Tobias Wolff : Meursault se considère lui-même comme une sorte de Christ, bientôt mis à mort sous les huées de la foule, condamné pour offense au décorum bourgeois – avoir fumé à côté du cercueil de sa mère, ne pas avoir pleuré sa mort, être allé voir un film comique et avoir fait l’amour à une femme qui n’est pas la sienne la nuit de l’enterrement de sa mère, n’avoir pas fait semblant de ressentir les émotions – la peine, le remords – que la société attend de lui. Et il a raison sur tous ces points. Dans la société coloniale, il n’aurait probablement pas été condamné à mort pour avoir tué un Arabe s’il n’avait pas attenté aux règles de convenance du deuil. Et c’est un autre point intéressant du roman – la question qu’il pose sur les limites de notre jugement, sur la façon dont nous acceptons les notions de bien et de mal en nous fondant, sans en avoir conscience, sur des conventions qui régissent nos comportements. Le roman est très perspicace sur ce point, et très habile. L’erreur que les lecteurs peuvent commettre, et sont de fait invités à commettre, c’est de tout envisager à partir de là, et de dire, eh bien, puisqu’il est jugé et exécuté pour de mauvaises raisons, pour des raisons triviales, c’est qu’il est innocent. Ils le tuent parce qu’il n’est pas un bourgeois ! Mais il n’est pas non plus innocent. Il a tué un homme, et il l’a tué pour la seule raison que cet homme se tenait à la place où lui, Meursault, voulait se tenir.
En quoi le roman s’accorde-t-il – ou non – à cette affirmation de Camus que « Meursault est le seul christ que nous méritions » ? Comment cela fonctionne-t-il ? Au fil des années, j’ai dû apprendre moi-même, comme je tente de l’apprendre à mes étudiants, à distinguer non seulement l’auteur du personnage, mais aussi l’œuvre elle-même des idées que l’auteur a pu exprimer sur cette œuvre. Les auteurs ne sont pas toujours les meilleurs juges, ni même les meilleurs témoins de leur œuvre. Ils peuvent décrire un autre livre que celui que vous avez lu, parce qu’ils rendent compte de leurs intentions et non de ce qu’ils ont réellement écrit. Et ce qu’ils ont écrit est parfois meilleur que leurs intentions – plus complexe, dans une tension plus grande et plus intéressante avec leur propos. J’imagine qu’il s’est passé quelque chose de cet ordre avec Camus et L’Étranger. Ce n’est pas lui manquer de respect d’affirmer que la grandeur de ce livre est peut-être celle d’une œuvre qui transcende l’intention qu’en a eue son auteur.
La Vie des idées : Il semble que cet intérêt pour Camus soit d’abord centré sur un seul ouvrage, L’Étranger, mais qu’il s’étende aussi à de nouveaux ouvrages ou à de nouvelles traductions, comme les Chroniques algériennes.
Alice Kaplan : Nous avons publié, avec le merveilleux traducteur, Arthur Goldhammer, la première édition intégrale en langue anglaise des Chroniques algériennes aux Presses universitaires de Harvard, en 2013 [9], à l’occasion du centenaire de Camus. L’enthousiasme de la critique nous a beaucoup étonnés car le livre avait soixante-dix ans, c’était de surcroît une traduction : disons qu’il avait tout pour se faire oublier ! Mais les grandes revues intellectuelles et littéraires aux États-Unis et en Angleterre en ont fait un événement littéraire. Comme elles l’auraient fait avec une nouvelle publication. Claire Messud, dans The New York Review of Books, Paul Berman, dans The New Republic, Susan Suleiman dans The New York Times, Thomas Meaney dans The Nation – et bien d’autres – ont saisi l’occasion de cette publication tardive pour réexaminer certaines positions concernant la décolonisation, le fondamentalisme islamique et le facteur colonial dans la menace terroriste actuelle. Les Chroniques algériennes sont un recueil d’articles choisis par Camus sur trois décennies. Elles montrent le jeune Camus anticolonialiste du journal Alger républicain des années trente, puis le Camus désespéré au plus fort de la guerre d’Algérie, au moment où meurt la IVe République. Ce furent ses derniers efforts pour tenter de comprendre la situation. Il est mort en 1960, deux ans avant l’indépendance de l’Algérie. Cette édition américaine des Chroniques algériennes a retenu l’attention des historiens et des intellectuels, mais elle n’a évidemment pas touché les lecteurs comme l’aurait fait une fiction. C’est à travers le roman, à travers les mythes, que Camus déploie toute la puissance de son talent. Et bien sûr, Meursault contre-enquête, de l’écrivain algérien Kamel Daoud, aujourd’hui traduit dans plus de vingt-cinq langues, a remis L’Étranger entre les mains de toute une nouvelle génération de lecteurs, puisque les gens lisent les deux en tandem.
Meursault contre-enquête est une critique du fondamentalisme religieux et politique dans l’Algérie contemporaine.. Et pourtant, le roman parle aux lecteurs qui ne connaissent rien à l’Algérie. Là est la force de l’expérience universelle de la lecture. Daoud est venu à Yale durant l’automne 2015 alors que les polémiques sur la liberté d’expression et sur l’état des relations interraciales divisaient le campus. Au cours de sa conférence, il a abordé des questions difficiles. Il a tenté d’expliquer ce que signifie exactement le fait d’être « vu comme un autre », pourquoi la société donne à certaines vies plus de poids qu’à d’autres. C’est une question qui est au cœur de son roman – et au cœur de L’Étranger aussi. (Camus lui-même disait qu’aucun Européen n’aurait été condamné à mort pour avoir tué un Arabe – un Arabe qui, au cours du procès, ne joue aucun rôle dans la condamnation à mort de Meursault.). Ce que j’aime, dans Meursault contre-enquête, c’est la façon dont Daoud va à l’encontre de nos attentes. Nous pensons être embarqués dans une mise en pièces post coloniale de L’Étranger. Haroun veut venger son frère Moussa, qui a été tué dans un livre qui ne le nomme même pas. Mais cela ne s’arrête pas là. A mi-chemin du roman, juste après l’indépendance algérienne, Haroun tue un Européen – et ressent une vertigineuse solidarité avec Meursault. Les deux personnages deviennent frères en violence. Et la mise en pièces devient un hommage. Rien n’est manichéen dans tout cela.
Notes
[1] Soit, pour les traductions françaises des trois derniers ouvrages cités : Intelligence avec l’ennemi : le procès Brasillach(trad. Bruno Poncharal, 2001) ; L’Interprète : dans les traces d’une cour martiale américaine, Bretagne, 1944 (trad. Patrick Hersant, 2007) ; Trois Américaines à Paris : Jacqueline Bouvier Kennedy, Susan Sontag, Angela Davis (trad. Patrick Hersant, 2012).
[2] Respectivement traduits sous les titres : Un mauvais sujet : souvenirs d’une enfance (trad. Anouk Neuhoff, 1991), Dans l’armée de Pharaon : souvenirs d’une guerre perdue (trad. Remy Lambrechts, 1996), Portraits de classe (trad. Elisabeth Peellaert, 2005), Un voleur parmi nous (trad. François Happe, 2016), Dans le jardin des martyrs nord-américains (2016), Retour au monde (trad. Rémy Lambrechts, 1998), La nuit en question (trad. E. Peellaert, 2008), Notre histoire commence(trad. E. Peellaert, 2014).
[3] Générosité : un perfectionnement, pour la traduction française (par Jean-Yves Pellegrin), 2009.
[4] En français dans le texte.
[5] Geoffrey Wolff, de sept ans plus âgé que Tobias Wolff, est aussi professeur à l’université, écrivain accompli, et l’auteur d’un chef-d’œuvre, The Duke of Deception. Memories of my father (1979). Voir « An Interview with Tobias Wolff », The Missouri Review, numéro 26.3 (été 2003) : « Fusion », et Francine Prose, « The Brothers Wolff », New York Times, 5 février 1989
[6] Michiko Kakutani, « A Fatherless Boy in Algeria, Like Camus », New York Times, 25 août 1995
[7] Traduit par Patrick Hersant, Gallimard, 2016 ; Looking for “The Stranger” : Albert Camus and the Life of a Literary Classic, University of Chicago Press, 2016, pour l’édition en anglais.
[8] Albert Camus : « Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions », préface à l’édition américaine de L’Étranger, 8 janvier 1955, également publiée en postface dans d’autres éditions.
[9] Ss. dir. Alice Kaplan, trad. Arthur Goldhammer.
par Marie-Pierre Ulloa , le 17 janvier 2017
http://www.laviedesidees.fr/Camus-en-Amerique.html
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