C’est un document inédit que publie en exclusivité Le Point (16 septembre) sur l’insurrection et le massacre du 8 mai 1945 en Algérie. L’hebdomadaire publie les rapports que le consul général britannique à Alger, John Eric MacLean Carvell, a adressés à l’ambassade de Grande Bretagne à Paris ainsi qu’au Foreign office ( ministère des Affaires étrangères) à Londres avant, pendant et après les émeutes sanglantes qui ont embrassé la région de Sétif à parti du 8 mai 1945.
Le consul britannique en Algérie, John Carvell, nommé à son poste le 5 décembre 1942, est un visionnaire. Non seulement il avait relaté l’insurrection qui a embrasé Sétif, Guelma et Kherrata les journées qui ont suivi le 8 mai 1945, mais il a prédit que ce soulèvement populaire et sa répression féroce, sanglante par les troupes françaises allaient passer dans la clandestinité pour ressurgir plus tard sous une autre forme. Ce sera donc la guerre d’indépendance de 1954.
« Les Français ne savent pas gérer des troubles indigènes »
Dans une note manuscrite en date du 23 mai 1945, le consul britannique raconte « la cause de la révolte ». Son témoignage se base sur des renseignements récoltés par les autorités britanniques ainsi que sur des sources non officielles du gouvernement français. Carvell écrit : « Un policier français à perdu la tête. Je suis certain qu’autant de sang n’aurait pas coulé si les militaires n’avaient pas été aussi impatients de perpétrer un massacre. » Il ajoute : « La capacité administrative française a été fortement mise à l’épreuve et s’en est plutôt mal tirée (…) Les Français ne savent pas gérer des troubles indigènes. »
Sétif, mardi, 8 mai 1945
Document du consul britannique dans sa version originale publiée par Le Point
Nommé le 5 décembre 1942, Le consul britannique en Algérie, John Eric MacLean Carvell a non seulement relaté l’insurrection sanglante qui a embrasé les régions de Sétif, de Guelma et de Kherrata le 8 mai 1945 et les jours suivants, mais il a prédit que ce soulèvement entrerait dans la clandestinité pour ressurgir plus tard sous une autre forme. Ce sera l’insurrection du 1 novembre 1954.
Le 9 février 1945, trois mois avant les massacres, John Carvell expédie un télégramme dans lequel il prédit des troubles en Algérie.
Dans la foulée, il adressera au Foreign office, ministère britannique des Affaires étrangères, une copie d’un rapport rédigé par un officier du renseignement militaire américain présent en Algérie.
Dans ce télégramme du 9 février, Carvell évoque une tension en Algérie et prévient que des troubles ne manqueraient pas de survenir « dès que les troupes britanniques et américaines quitteront le territoire algérien (…) La tension actuelle est avant tout due aux mauvaises conditions économiques. »
Une race inférieure
Le rapport de l’officier américain note de son côté que « l’une des causes principales du développement du mouvement nationaliste est que la population arabe souffre d’exploitation et de discrimination (…) Le point de vue français est, dans l’ensemble, que les Arabes sont une race inférieure dont les habitudes ne justifient pas l’application de normes européennes dans les affaires gouvernementales ou économiques ».
Une fois maté ce soulèvement qui a fait 45 000 morts selon les autorités algériennes, le général Duval, commandant en chef des forces françaises en Algérie, lancera cette mise en garde prémonitoire à ses supérieurs : « Je vous ai donné la paix pour 10 ans, si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable. »
Prédictions
Le général Duval n’était pas le seul à prédire que la répression dans le Constantinois allait enfanter une révolution 10 ans plus tard.
Le consul britannique a prédit lui aussi l’avenir avec une précision d’un scientifique. « Les Français ont géré cette révolte de façon impitoyable, dit-il, mais elle risque d’éclater de nouveau si les conditions économiques empirent. »
ll se fera encore plus précis le 12 juin 1945 dans une note au Foreign office dans laquelle il note que « la destruction impitoyable de villages et le massacre sans discernement de femmes et d’enfants ne seront jamais oubliés. Le mouvement passera forcément dans la clandestinité pendant un certain temps mais resurgira ensuite sous une autre forme. »
Voici la traduction de cette note manuscrite de John Eric MacLean Carvell, datée du 23 mai 1945, dont l’existence a été révélée l’année dernière par l’Hebdomadaire Le Point. Il y raconte les origines du soulèvement du 8 mai et la répression qui s’en est suivie :
« Les troubles ont commencé dans la ville de Sétif et se sont ensuite propagés à une zone de quelque 150 miles (240 km, ndlr) (…) située entre les ports de Bougie et Bône (Annaba) et une ligne courant entre les villes de Sétif, Constantine, Guelma et Souk-Ahras, dans le territoire berbère relativement peuplé connu sous le nom « petite Kabylie ».
Les compte- rendus officiels ont, comme on pouvait s’y attendre, allégué que les troubles étaient des attaques préméditées perpétrées par des indigènes contre la population européenne, et suscitées par quelques leaders égarés du mouvement nationaliste. Le compte-rendu, qui suit, est basé sur des informations obtenues auprès des autorités militaires britanniques et officieusement à partir de sources gouvernementales françaises.
2 : Dans la matinée du 8 mai des scouts musulmans, avec autorisation officielle, marchaient dans la rue principale de Sétif pour déposer une gerbe devant le Monument commémoratif de guerre dans le cadre des célébrations du Jour de la Victoire, suivis par un cortège d’environ 2000 habitants parmi lesquels des femmes et des enfants et quelque Européens.
Cette procession, qui avait manifestement été organisée par les sections locales du « Parti Populaire Algérien » et « Les Amis du Manifeste », brandissait des inscriptions telles que « Pour la Charte de l’Atlantique », « Démocratie notre Tous », « Vive l’Algérie libre et Indépendante », « Libérez Messali Hadj », « A bas la colonisation fasciste » , etc…
Lorsque la procession qui était tout à fait ordonnée et sous le contrôle de la police est arrivée en face du bureau de "A" Compagny, bataillon d’infanterie de la 44e South African Air Force, un policier a tenté de s’emparer de la bannière portant l’inscription « Libérez Messali Hadj ».
Une bagarre a ensuite éclaté et un policier a sorti son revolver et a tiré sur un natif. Plusieurs coups ont été tirés à la fois par la police et par des civils français qui regardaient le cortège des balcons donnant sur la rue. Un Pandémonium s’en est suivi. Des tirs aveugles par des Français et par des indigènes ont eu lieu ; des indigènes désarmés ont saisi des chaises et tout ce sur quoi ils pouvaient mettre la main pour se protéger, et des personnes ont été attaquées sans distinction de race, de couleur ou de croyance.
A Sétif et ses environs immédiats 49 Européens, y compris le maire, et le proviseur d’une école, très populaire à la fois auprès des Européens et des indigènes, ont été tués. Le secrétaire de la section locale du Parti communiste avait les deux mains coupées par une hache (…)
3 - Les nouvelles des événements de Sétif se sont propagées rapidement vers l’est par le « bouche à oreille » et l’ensemble de la zone située entre la mer et la ligne allant de Sétif à Souk-Ahras s’est embrasé dans une révolte ouverte.
Les attaques armées ont été perpétrées contre les représentants de l’autorité française tels que les postes de gendarmerie et les gardes forestiers. Des fermes ont été brûlées et leurs occupants assassinés. Des Européens rencontrés sur les routes ont été attaqués et tués. Il n’y avait heureusement pas d’attaques contre des sujets britanniques ou contre des Français Européens.
Deux membres de la Mission économique britannique, qui circulaient en voiture, ont été arrêtés plus d’une fois, mais ont été relâchés sans violence quand on a vu qu’ils étaient des Britanniques. Des prisonniers italiens qui travaillaient sur les exploitations agricoles françaises n’ont pas été inquiétés. Il y avait des cas de viols et de mutilations des cadavres. Un prêtre a été tué et son cœur a été arraché et noué autour de son cou (...)
Presque toutes les victimes européennes ont été recensées dans les zones autour de Sétif (49 tués), Perigotville (21 tués) et Guelma (27 tués). Le gouverneur général m’a informé le 17 mai que, en tout, 102 Européens avaient été tués et je n’ai aucune raison de douter de l’exactitude de cette déclaration, bien que d’autres sources officielles françaises ont estimé le nombre à 300.
4. Les autorités françaises ont pris des contre-mesures fortes et immédiates.
Les troupes, y compris un bataillon sénégalais, et des voitures blindées ont été expédiées à partir d’Alger, Sidi Bel Abbès, Biskra, Constantine et Bougie.
À la demande des autorités françaises un détachement de 75 hommes de la Légion étrangère a été convoyé à partir de Sidi Bel Abbes dans quatre avions de transport de la Royal Air Force sur un terrain d’atterrissage près de Constantine. Un croiseur français et un navire ont été expédiés à partir d’Alger à Bougie et ont bombardé des concentrations de rebelles dans la région de Souk El Thenine.
1.200 hommes du 13e régiment d’infanterie entièrement composé d’anciens membres des « Forces Françaises de l’Intérieur » de la Dordogne et la Creuse ont été amenés par air de 100 B.26 . Une activité aérienne considérable a eu lieu, puisqu’on estime qu’environ 300 sorties ont été faites par des B.26 et des P.38 au cours de la période allant du 8 au 14 mai.
Alors il est dit que 250 bombes Ib. ont été utilisées, on pense que l’action a été la plupart du temps limitée au mitraillage et à l’utilisation de bombes anti-personnelle. Les rapports des observations aériennes indiquent cependant que des villages entiers (douars) ont été détruits.
Le 10 mai, la situation était maitrisée, l’activité des rebelles étant confinée dans les hautes terres situées au sud et sud-ouest de Djidjelli, les collines environnantes de Guelma et la région montagneuse de Sedrata.
Le 13 mai, l’ordre a été restauré d’une manière générale, même si des bandes armées et isolées tenaient encore dans les montagnes. Le 15 mai, des villages entiers s’étaient officiellement rendus en masse, ayant restitué leurs armes et livré leurs dirigeants. De nombreux dirigeants nationalistes, y compris Ferhat Abbas, ont été arrêtés et il est indiqué que 13 d’entre eux directement impliqués ont été jugés par une cour martiale et condamnés à mort.
5. L’ampleur des perte en vies humaines parmi les indigènes ne sera jamais connue avec précision. Aucune indication publique n’a été fournie sur cette question. Le gouverneur général m’a dit que le nombre de tués était entre 900 et 1000 mais les autorités médicales françaises ont estimé qu’ au moins 6000 ont été tués et 14.000 blessés.
D’autres estimations sont beaucoup plus élevées. La situation appelaient à des actions draconiennes de la part des autorités et les mesures employées, bien qu’impitoyables, étaient certainement efficaces et dans les circonstances aurait pu être justifiées.
6. Le fait que les troubles se limitaient à cette région de l’Algérie montrerait que, contrairement à l’opinion officielle, le soulèvement n’a pas été prémédité ou directement provoqué par le mouvement nationaliste, mais a été une révolte spontanée d’une partie de la population qui a toujours été rebelle, causée par le tir provocateur de police de Sétif.
Il ne fait aucun doute que la scène était prête pour une révolte à laquelle les autorités s’attendaient. Cette région a beaucoup souffert du manque de vêtements pendant l’hiver dernier qui a été inhabituellement rude et a dû se débrouiller avec des conditions alimentaires proches de la famine.
Depuis quelque temps, il n’y a pas eu de distribution régulière de céréales ; certaines localités n’en ont eu aucune pendant plus de deux mois et ont été obligées de subsister en mangeant des racines.
Il est donc certain que la propagande nationaliste du « Parti Populaire Algérien » et des « Les Amis du Manifeste » avait trouvé là un terrain fertile. Il se pourrait bien qu’une révolte généralisée dans toute l’Algérie ait été planifiée, les déclarations faites dans la brochure publiée par le PPA à Alger après l’incident du 1er mai (voir mon n ° dépêche : 84) sont à cet égard significatives, et que, provoquant à leur insu cette révolte localisée, les autorités ont devancé les plans nationalistes, et ont empêché quelque chose de bien pire.
Les mesures prises pour réprimer le soulèvement auront sans aucun doute un effet dissuasif en tout cas pour l’avenir immédiat. Mais la situation reste tendue et l’inquiétude générale restera pendant un certain temps, même si il n’y a plus de troubles.
http://www.socialgerie.net/spip.php?article849
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