Retour en Algérie
Trois jours à Oran fourmille de détails sur la vie des pieds-noirs à l’époque de l’Algérie française.
BIBLIOGRAPHIE
Trois jours à Oran de Anne Plantagenet, Stock, 2014, 176 p.
Rêvons un instant : après avoir annexé l’Algérie en 1848, la France comprend que pour assurer sa pérennité en Afrique du Nord, elle doit gagner à sa cause les populations soumises. Elle met en œuvre une vaste politique de développement qui n’exclut aucune région ni aucune communauté. Elle ne se contente pas de former une élite de collaborateurs ; elle s’emploie à élever le niveau de vie et d’éducation de toute la population algérienne. Au bout de quelques décennies, les Algériens, toutes origines confondues, se sentent partie intégrante d’une nation qui reconnaît leurs droits fondamentaux et valorise leurs cultures respectives. Même si les inégalités subsistent, la misère recule ; nulle part on ne voit « des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d'une poubelle », comme le rapporte Albert Camus dans sa célèbre enquête de l’Alger Républicain en 1939. Prolongeons à présent notre songerie uchronique par une interrogation non moins candide : ce projet politique à long terme aurait-il pu éviter le soulèvement de Sétif et sa répression sanglante, la guerre de huit ans et ses légions de victimes, l’exode d’un million de pieds-noirs au début des années soixante ? Peut-être. Ce qui est certain en revanche, c’est que cent trente-deux ans de présence française en Algérie ont débouché sur un échec non seulement militaire et politique, mais aussi civilisationnel : la France a manqué l’occasion historique de construire une nation multiculturelle qui aurait pu servir de modèle à d’autres pays autour de la Méditerranée et dans le monde.
Comment ne pas avoir à l’esprit ces réflexions quand on lit Trois jours à Oran d’Anne Plantagenet, récit d’un « retour » en Algérie effectué en 2005 par un pied-noir accompagné de sa fille Anne, narratrice et auteure du livre ? Car c’est la tristesse qui étreint le lecteur en tournant les pages du livre : tristesse devant le rendez-vous manqué avec l’histoire, tristesse devant les souffrances humaines qu’on n’a pas su éviter, celles des Algériens autochtones victimes d’une oppression brutale, celles des soldats français embarqués dans un conflit absurde, celles des pieds-noirs enfin, arrachés à une terre où ils habitaient souvent depuis plusieurs générations et qui était devenue la leur. La famille Plantagenet, telle qu’elle apparaît dans Trois jours à Oran, est représentative de ce démantèlement identitaire subi par les pieds-noirs suite à leur déracinement : incapables de faire leur deuil de l’Algérie française, les membres du clan se livrent à une « parodie d’eux-mêmes », ils se retranchent dans leurs mythologies personnelles faites de postures et d’impostures, de dénis et d’omissions plus ou moins volontaires, de racisme primaire à l’égard des Arabes qualifiés de « ratons » et de « bougnoules ».
Un des principaux intérêts de Trois jours à Oran est de montrer que le traumatisme de l’exode n’affecte pas seulement les pieds-noirs mais aussi leurs descendants : en témoigne le parcours de la narratrice elle-même, Anne Plantagenet qui, bien que née en 1972, porte en elle la douleur des siens et leur déchirement identitaire. Cette faille atavique se révèle d’autant plus profonde que sa vie est « devenue un tel chaos » suite à son divorce et sa passion malheureuse pour un homme qui refuse de s’engager. Confrontée à des difficultés personnelles, l’auteure éprouve le besoin de découvrir cette patrie des origines où elle n’a jamais vécu, « simplement pour pouvoir continuer à avancer » et voir « plus clair » en elle-même. Elle espère en réalité, tout comme son père, « en avoir fini avec la honte » et « passer de la nostalgie au deuil ».
L’autre intérêt de Trois jours à Oran est documentaire ; le livre fourmille de détails sur la vie des pieds-noirs à l’époque de l’Algérie française, dont Plantagenet rappelle à juste titre que beaucoup appartenaient à des milieux très modestes. Trois jours à Oran évoque également la décennie sanglante (1990-2000) et questionne des désignations ancrées dans nos usages, comme celle de « rapatriés d’Algérie », appelés ainsi d’une manière hâtive « alors qu’ils ne venaient pas d’une patrie étrangère et ont débarqué, au contraire, sur une terre qu’ils ne connaissaient pas, ou peu, et mal ». Autre mot qui fait l’objet d’un examen critique dans l’ouvrage, celui d’ « événements », terme cache-sexe que les pieds-noirs, comme les Libanais en 1975-1976, ont longtemps employé pour conjurer une guerre qu’ils refusaient de voir.
Mais si Trois jours à Oran remue le couteau dans la plaie en rappelant la tragédie algérienne, il renferme dans ses pages des raisons d’espérer : nous pensons en particulier à l’attitude de la narratrice envers les Arabes qu’elle regarde sans haine ni rancœur, tandis que les Algériens, de leur côté, font preuve de la même ouverture d’esprit dans le livre : à Oran puis à Misserghin, ils reçoivent le père et sa fille avec une chaleur fraternelle, cela dès l’aéroport où le père est accueilli avec ces mots : « Bienvenue chez vous, monsieur ». Les Algériens se révèlent si proches dans leur altérité que la narratrice écrit magnifiquement : « rien ne ressemble plus à un enfant pied-noir des années cinquante qu’un enfant algérien des années deux mille ». À l’heure où de plus en plus de Français se laissent séduire par les discours xénophobes qui désignent les étrangers comme les boucs émissaires de tous les maux de France et de Navarre, Trois jours à Oran jette des passerelles entre les deux rives de la Méditerranée.
Ce dernier livre de la romancière et traductrice Anne Plantagenet procède d’une démarche intéressante ; il permet à l’auteure d’analyser son rapport complexe à l’Algérie, de réviser sa représentation de son pays d’origine et de ses racines pieds-noirs, de mieux cerner le temps intérieur de son identité multiple grâce au télescopage des temporalités dans le livre. Servi par un ton pudique et une écriture sans affectation, Trois jours à Oran interpelle tous ceux qui ne se résignent pas à la montée de l’incompréhension entre le Nord et le Sud.
Par Ramy Zein
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