Alfred Berenguer (1915-1996). Prêtre, membre de l’Assemblée constituante en 1962 et co-fondateur du Croissant-Rouge algérien
«Il est mauvais d’accomplir un travail dans la servitude fût-ce pour la cause de la liberté et de lutter à coups d’épingle au lieu de combattre à coups de crosse. J’en ai assez de notre docilité, de nos dérobades et de nos courbettes…». Karl Marx
Dans son positionnement et ses engagements, faisant souvent preuve d’une clairvoyance prémonitoire, Berenguer, le curé révolté, a cherché à alerter les Européens d’Algérie et les Français de métropole sur les périls d’un système colonial fondamentalement injuste et sur l’urgence, après les événements de mai 1945, à s’engager dans la voie de libérer le peuple algérien opprimé sur les plans politique, social, culturel et religieux. Le curé a franchi le pas en étant du côté des opprimés. «Je vais servir la cause de l’Algérie. Cela seul compte», avait-il déclaré lorsque sous le couvert du Croissant- Rouge algérien (dont il a participé à la fondation à Tunis), il est allé en Amérique latine faire connaître la cause de l’Algérie combattante.
Enfant du peuple
Dans ses mémoires consignés dans un ouvrage, En toute liberté, Berenguer dévoile toutes les facettes ou presque de sa vie. «Mes parents sont venus d’Andalousie, mon père, qui se prénommait aussi Alfredo, était né à Carthagène le 21 août 1884. Ma mère, Antonia, était née du côté de Grenade le 13 juin 1882. Ils avaient quitté leur pays pour fuir la misère et s’étaient rencontrés à Oran, où ils se sont mariés en 1909. Quand j’ai eu dix ans, je suis entré à l’école primaire. Il existait bien en Oranie des écoles libres de qualité, comme celle des Frères des écoles chrétiennes ou celle de l’évêché, à Oran. Mais ces écoles étaient payantes et mes parents n’avaient pas les moyens de m’y envoyer. Aller à l’école laïque et républicaine a été pour moi une chance extraordinaire.
A douze ans, j’entre au Petit séminaire d’Oran. Quand je revois mon enfance et mon adolescence, je rends grâce à Dieu pour trois raisons : premièrement, parce que je suis un enfant pauvre lié au monde du travail, j’ai pu sortir, aller chez les musulmans, les amener chez nous, je n’ai pas connu les barrières que connaissent les riches ou les patrons, entre eux et les pauvres. Second bienfait : comme je suis loin de mon pays d’origine, je ne suis pas lié à une nation. Je n’avais pas une nation, mais une patrie.
Tous les grands crimes, toutes les grandes guerres sont faits au nom du nationalisme. Le patriotisme, c’est différent. C’est aimer la patrie, la terre de ses pères. Et ma patrie, ce n’est pas l’Espagne, ce n’est plus l’Espagne, car je suis né ici en Algérie et j’ai voulu vivre ici. Ici c’est ma terre, c’est ma patrie que j’aime. J’ai toujours dit que l’Algérie n’est pas la France. Troisième bienfait : j’ai pu apprendre à l’école publique la liberté de penser, la raison et la tolérance.»
Alfred, après le séminaire, a été ordonné prêtre le samedi saint de 1940. Pendant la guerre, il fait la campagne de Monté Cassino en Italie, en 1944. Il quitte l’Allemagne en 1945 pour reprendre son service de vicaire à Mascara, puis à Frenda, de 1946 à 1950. «Toute la ville avait signé une pétition en ma faveur parce que j’étais le seul prêtre qui avait vécu au village dans ma jeunesse. La terrible répression des ‘‘troubles’’ de Sétif du 8 Mai 1945 m’avait fait comprendre que la guerre pour l’indépendance était devenue inévitable.
Dès que j’ai été nommé curé de Montagnac (El Amria) en 1951, j’ai repris mes parents avec moi et puis ce fut la guerre d’Algérie et l’exil, mes parents s’en allèrent vivre chez une de mes sœurs à Frenda et moururent tous les deux, au même âge, le même mois et en l’absence de leur fils prêtre : ma mère le 1er février 1960, alors que j’étais en Amérique latine comme délégué du Croissant- Rouge algérien, mon père le 27 février 1962, alors que je me trouvais à Tunis, au secrétariat du même Croissant-Rouge, sans pouvoir revenir en Algérie, la guerre n’étant pas finie. C’est triste, cependant on se sent encore plus proche des morts quand on est séparé de cette façon.»
Son engagement pour l’Algérie n’est pas fortuit et il le dit sans ambages : «J’ai, à travers toutes mes lectures, compris que l’Algérie n’était pas française, qu’elle ne l’était ni par la géographie, ni par l’histoire, ni par la culture, ni par la religion et ni même, bien entendu, par la population, puisque les musulmans étaient plus de huit millions et les Européens seulement plus d’un million. L’Algérie française, c’est une erreur de la IIe République.»
En vérité, Berenguer persiste toujours à dire qu’il était du côté de l’Algérie et de son peuple, mais il n’a jamais voulu se lier politiquement et il est toujours resté libre de ses actes et de lui-même. «Je ne voulais pas qu’on puisse dire que j’avais agi pour la gloire ou pour l’argent. J’ai refusé la carte d’ancien moudjahid et la pension d’ancien député, je n’eus pas à faire mes preuves avant de pouvoir contacter les nationalistes, car ils me considéraient comme un des leurs.» Dans la représentation des 16 députés européens élus en 1962, il n’en restera plus qu’une dans la seconde Assemblée élue en septembre 1964 : Evelyne Lavallette (qui vient de décéder), qui était citoyenne algérienne, membre du FLN.
Le témoignage de Benchouk
Ahmed Benchouk, ancien membre du MALG, ancien préfet de Béjaïa et compagnon du défunt, le décrit comme un homme qui revendiquait inlassablement son appartenance à sa patrie, l’Algérie. «L’éclatement de la guerre ne le surprend pas, convaincu qu’il était de la justesse d’un combat à mener contre le joug colonial. En 1955, il écrira son texte devenu célèbre, Regards chrétiens sur la situation en Algérie, où il considère comme tout à fait normal que les musulmans soient nationalistes et ne dissimulera pas sa position en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il met en place des cellules de soutien aux familles dont les fils où les chefs de famille ont rejoint les rangs de l’ALN et alimente les maquis en médicaments et en habillement», témoigne M. Bouchouk.
Le père Georges Carlioz est un Savoyard qui a l’exubérance méditerranéenne. Quand il parle, ses phrases sont pleines de métaphores. «J’ai connu Berenguer en 1965, lorsqu’il était député à l’Assemblée. C’était l’année de ma venue à Oran pour aider Esposito, curé de Saint-Hubert, à préparer les examens. C’était une époque formidable, où les candidats étaient de tous âge, où le grand-père côtoyait en classe d’examen et parfois copiait sur le petit-fils. Berenguer était dans son fief à Remchi. Moi, je poussais mes études à Alger, après une licence obtenue à la Sorbonne. Il m’arrivait de ramener à Berenguer de l’eau de Mansourah, car celle d’Oran était salée. Il appréciait. Je dois dire qu’il a été marqué par ses origines catalanes.
Les Espagnols étaient majoritaires en Oranie, mais ils vivaient un statut inférieur à celui des Français de souche. Berenguer en a souffert énormément. Même à l’église, où il n’a eu droit qu’à des strapontins. comme Camus, mais à sa manière, il revendiquait dès 1955 le nécessaire changement de statut pour les Algériens tenus comme des citoyens de seconde zone». Berenguer, dont le père était simple ouvrier mécanicien, est issu d’une famille nombreuse et très modeste. En 1942 déjà, Berenguer s’était engagé comme aumônier et a fait la campagne d’Italie, dans le même sillage que Ben Bella, un idéaliste comme lui.
Berenguer vs malraux
Idéaliste, mais pas rêveur, car lorsqu’il a été expulsé par le préfet d’Oran au milieu des années cinquante, Berenguer est parti en France et il a cassé la décision. Il retourne à Oran où il est de nouveau considéré persona non grata. Il va à Rome où il s’ennuie à mourir. C’est là qu’il tombe sur un évêque de Santiago du Chili qui l’embauche dans l’enseignement. Au FLN, comme il ne se voyait pas porter les armes et aller guerroyer en tant que prêtre, il est chargé par le Front de mettre en place, avec d’autres, ce qui deviendra le Croissant-Rouge algérien . Berenguer parcourra par la suite les pays d’Amérique latine pour propager les idées combattantes du FLN.
Les services du renseignement français le traquaient et il ne pouvait se déplacer en avion, alors il prenait le train pour déjouer la vigilance des services. C’étaient des milliers de kilomètres à «avaler», mais sa mission transcendait sa fatigue. Au Chili, Berenguer a réussi à supplanter André Malraux, qui venait expliquer la politique de De Gaulle, en renversant la vapeur et en défendant les thèses du FLN, auxquelles ses auditoires adhérèrent avec conviction. A titre d’exemple, l’Algérie avait 40 voix à l’ONU, «la propagande» de Berenguer en Amérique latine lui a permis d’en avoir 50.
C’est dans ces contrées qu’il fait la connaissance de Fidel Castro et Che Guevara qui devinrent ses amis. Et ce n’est pas un hasard si lors de son déplacement outre-Atlantique, Ben Bella prit soin d’emmener Berenguer avec lui à l’ONU, au lendemain de l’indépendance.
C’est là que Ben Bella promit à Kennedy de ne pas effectuer le déplacement à Cuba. Mais Ben Bella n’en fit qu’à sa tête, d’où la brouille avec les Américains. Et dans cette décision, les observateurs n’écartent pas l’influence du prêtre. -Et c’est sans doute grâce à ce voyage que l’Algérie s’est attirée les sympathies du tiers-monde, des laissés-pour-compte et des non-alignés. Elle est devenue la Mecque des révolutionnaires, même si elle a «zigouillé» les meilleurs de ses leaders. Le père Carlioz assure que Berenguer se sentait profondément algérien. «Il était membre de l’Assemblée constituante et n’éprouvait pas la nécessité de demander la nationalité qui selon lui ‘‘coulait naturellement dans ses veines’’».
Berenguer a été particulièrement marqué par Frenda où il a vécu, où il s’est retrouvé avec le petit peuple dont il partageait les espoirs et les misères. C’est dans cette ville, vantée par Ibn Khaldoun, que Berenguer fit la connaissance de l’éminent islamologue Jaques Berque, «un enfant du pays qui m’a aidé a travailler sur l’histoire, à l’aimer passionnément jusqu’à en faire un sacerdoce.»
A l’indépendance, lorsque le «Che» fit le voyage à Alger, sa première réaction a été de demander à voir Berenguer. Il fit le déplacement de Remchi et c’est avec une perceptible émotion que le révolutionnaire internationaliste et l’homme en soutane se rencontrèrent et ébauchèrent d’autres plans révolutionnaires. En 1965, Berenguer était fermement opposé au coup d’Etat. Il démissionna de l’Assemblée et s’en alla prêcher dans... le désert.
Carlioz se souvient de cet épisode, «Berenguer était au stade d’Oran le 18 juin 1965 aux côtés de Ben Bella et Boumediene. Le prêtre avait relevé la nervosité de Boumediene livide, qui paraissait perturbé. Ben Bella voulant détendre l’atmosphère et sur le ton de la plaisanterie lança à son ministre de la Défense : ‘‘Alors est-ce que tu prépares, un complot ?’’ Prémonitoire. Le lendemain le coup d’Etat était bel et bien là. Et lorsqu’au lycée nous demandâmes aux élèves de décrire la journée du 19 juin, ils évoquèrent tous, sans exception, la prestation du roi Pelé et des Brésiliens sans un traître mot de ce qui venait bouleverser la scène politique algérienne», se souvient Carlioz. «Demain se lèvera un autre jour», avait déclaré Berenguer, contrarié par les événements.
Ferhat Abbas aussi en a fait le titre de son ultime livre publié à titre posthume. Et qu’a dit l’ancien président du GPRA ? «Je suis au soir de ma vie. Ce livre est le dernier acte de ma vie politique. C’est un adieu à l’Algérie, à mes amis du Maghreb et tous ceux que j’ai aimés et servis durant ma longue carrière. Et aussi un adieu à mes amis de France et d’Algérie et particulièrement à ceux qui ont vécu à nos côtés durant notre terrible guerre de libération souvent au péril de leur vie». Le message s’adresse aussi à Berenguer…
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