Architecte atypique
Quartier de Climat de France (Alger)
En Algérie, son empreinte architecturale est incontournable. Entre 1953 et 1984, Fernand Pouillon a réalisé pas moins de 300 projets aux quatre coins du pays entre cités d’habitation, villas, hôtels, cités universitaires et complexes touristiques. Son exigence était de construire vite, pas cher, en tenant compte des contraintes de chaque projet et surtout en ajoutant un supplément de plaisir à voir et à habiter.
Son exigence était de construire vite, pas cher, en tenant compte des contraintes de chaque projet et surtout en ajoutant un supplément de plaisir à voir et à habiter. Son cachet particulier consistait à intégrer toutes sortes de références historiques et de clins d’œil audacieux. L’architecte, et enseignante à l’EPAU (Ecole polytechnique d’architecture et d’urbanisme), Meriem Maâchi-Maïza, a eu la bonne idée de revenir sur ce personnage controversé et ses œuvres en Algérie à travers une exposition réalisée avec le soutien de l’Institut français d’Alger.
La première rencontre de Pouillon avec l’Algérie date de 1953. Il reçoit un télégramme de Jacques Chevalier, maire de la ville à l’époque, soucieux de répondre à la problématique du logement de masse dans la ville. «A midi, j’étais chargé de faire 3000 logements, à cinq heures du soir d’en faire 8000», se souvient-il dans une interview. L’architecte était déjà connu pour ses réalisations à Marseille, à l’image de la cité de la Tourette, dans le cadre des chantiers de reconstruction après la deuxième guerre mondiale. Tranchant avec toutes les chapelles de l’architecture moderne, Pouillon était un adepte de la «théorie de la pratique», pour reprendre une expression de Bourdieu. Peu importe les conceptions abstraites, l’essentiel est que cela fonctionne sur le terrain. Cet architecte qui avait commencé à bâtir avant d’obtenir son diplôme d’architecte plaçait le «métier» et la capacité d’adaptation avant toute forme de calcul ou de théorie. Il avait également une solide réputation de «corsaire de l’architecture», prêt à tout pour décrocher les chantiers les plus ambitieux.
Sa première période algérienne est marquée par la construction de trois grandes cités HLM, qui restent aujourd’hui encore des sites singuliers et emblématiques dans le paysage urbain algérois : Diar Essaada, Diar El Mahçoul et Climat de France. Ces cités se composent de plusieurs milliers de logements qui répondent aux besoins d’habitat confortable pour le plus grand nombre, avec divers équipements de proximité : école, mosquée, église, marché, voire téléphérique pour Diar El Mahçoul. En plus de cette vision quasi d’urbaniste, Pouillon tenait à ajouter un cachet artistique à l’ensemble : «L’homme a besoin d’un décor, il aspire toujours à mieux vivre, dans le luxe si possible», affirmait-il. Artistes et artisans sont mis à contribution pour embellir les cités. «L’architecture méditerranéenne est faite pour vivre aussi à l’extérieur, affirme Maâchi-Maïza. Pour réussir son pari, il revalorise les corps de métier : les artisans céramistes comme les frères Sourdive ou Mohamed Boumehdi, les tailleurs de pierre, les ferronniers, les jardiniers…».
Bref, le logement social n’était pas du logement au rabais et l’économie n’excluait nullement l’audace. Il fait ainsi réaliser à Diar Essaada un ruisseau artificiel parcourant la cité de bout en bout, traversant notamment une mosaïque de Jean Chauffey qui a la particularité d’être l’une des plus vastes du monde, 3000 mètres carrés, mais aussi l’une des moins coûteuses, 200 francs le mètre carré. A Diar El Mahçoul, on rencontre des sculptures de Jean Amado et une fontaine monumentale de Louis Arnaud représentant Neptune conduisant un char, dont subsistent les chevaux, déportés aujourd’hui en face du Bastion 23. Au Climat de France, l’architecte tentera de compenser la modestie des logements, destinés aux Algériens des couches sociales les plus pauvres, par la monumentalité de l’ensemble et ses fameuses 200 colonnes. Cet espace central gigantesque est d’ailleurs inspiré du Meidan Imem d’Ispahan en Iran où l’architecte avait séjourné auparavant pour la construction de gares ferroviaires.
Dans sa première expérience algérienne qui prend fin en 1957, Pouillon réalise le tour de force d’utiliser des matériaux nobles, de la pierre et de la brique pour du logement social, alors que le béton emportait les suffrages des architectes de son temps. «J’étais un des rares à n’avoir pas de préjugés pour les structures, rapporte-t-il dans ses Mémoires. Les chapelles d’architectes modernes me l’ont toujours reproché : être de son temps, c’est construire en béton et en acier, sinon on n’est pas dans le coup… Je prétends que l’architecture est un art au service de la société. Si le service est bien rendu, le choix du matériau importe peu.» Ses confrères, de même que les revues spécialisées, lui tiendront rigueur de cette originalité et passeront son œuvre sous silence. Après l’affaire du CNL (Comptoir national des logements, dont il était actionnaire), Fernand Pouillon sera radié de l’Ordre des architectes et se retrouvera à sa sortie de prison, en 1964, dans l’incapacité d’exercer son métier en France. Après le sommet de la gloire, c’est le creux de la vague. Il remportera quand même un certain succès, mais cette fois sur le terrain de la littérature. Son roman Les pierres sauvages, écrit en prison, remporte le prix des Deux Magots.
C’est dans l’Algérie indépendante qu’il trouvera son deuxième souffle architectural. En décembre 1965, il est nommé architecte en chef pour l’aménagement touristique de tout le territoire national. S’éloignant du classicisme des premières réalisations, il s’amusera littéralement à multiplier les références à diverses architectures de la Méditerranée dans les hôtels et complexes touristiques qu’il concevra entre 1966 et 1984. On peut citer, entre autres, le complexe touristique de Sidi Fredj, le complexe hôtelier de la Corne d’Or à Tipasa, ainsi qu’une quarantaine d’hôtels dans tout le pays, dont les Zianides (Tlemcen), Mekther (Aïn Sefra) ou El Mountazah à Séraïdi (Annaba). Pour donner libre cours à sa virtuosité, l’architecte a dû remettre en question tout ce qu’il avait appris en s’imprégnant plus profondément de l’architecture locale. «Lorsque j’ai touché à ce programme touristique algérien, dans un climat que j’aime, car je suis méditerranéen, et lorsque j’ai vu ce que l’on pouvait faire, j’ai changé de nature. D’abord, je me suis adapté à l’Islam. Puis, je me suis adapté à la manière de travailler, c’est-à-dire dans un abandon total de trame, de tout ce qui est linéaire dans la conception. Si vous voulez, j’ai travaillé davantage en sculpteur qu’en architecte.» En véritable caméléon, il adoptera les particularités architecturales algériennes et les intégrera à son langage qui en deviendra babélien.
Dès son arrivée à Alger, Pouillon avait été frappé par l’architecture de la vieille ville qui mêle les références ottomanes et andalouses. Il prendra ensuite le temps de parcourir le pays pour découvrir ses merveilles architecturales, notamment celles du M’zab et du Sud algérien. Evoquant ses projets touristiques, Meriem Maâchi-Maïza parle d’une architecture multiculturelle et pittoresque : «Pouillon n’hésite pas à mixer les références. Par exemple, au Quartier du Corsaire (Sidi Fredj) où un kbou et un patio algérois s’ouvrent sur un pont vénitien». En compositeur moderne, Pouillon ne craint pas d’intégrer la dissonance à son harmonie. Un projet comme l’hôtel Riadh à Sidi Fredj peut regrouper à lui tout seul plusieurs influences : mozabite, andalouse, italienne… «L’humour, ou plus exactement le pittoresque peut se lire dans le night-club, où se côtoient poteaux champignons en briques artisanales et portiques à arcades outrepassées… les patios ouverts sur l’extérieur (villas à Matarès) ou les kiosques à typologie de mausolées qui sont en fait des salons de thé. Puristes s’abstenir!», prévient encore Maâchi-Maïza. Pouillon est-il pour autant un architecte sans style ? Sa patte est pourtant reconnaissable aux audaces, au spectacle et aux surprises qu’offrent ses réalisations au passant comme à l’habitant.
Cet homme qui concevait ses bâtisses «en piéton et non en aviateur» donne littéralement à voir et à lire. Si son vocabulaire est hétéroclite à force de références, c’est sa syntaxe et son art de la composition qui font l’homogénéité de l’ensemble. Pouillon se plaît à sculpter l’espace en alternant les vides et les pleins ; portiques, grandes places et tours impriment une certaine théâtralité à son œuvre. Il fait aussi preuve d’une très grande capacité d’adaptation au site. Par exemple, le terrain en pente à Oued Koriche où a été construite la cité Climat de France était réputé inconstructible. Qu’à cela ne tienne, l’architecte avait conçu des bâtiments sur des hauteurs différentes épousant le relief du site. L’importance du paysage est également primordiale, tant dans les cités HLM qui dominent la ville que dans les complexes touristiques tels que celui de la Corne d’or à Tipasa qui offre un merveilleux panorama méditerranéen. Longtemps négligé par les écoles d’architecture, il bénéficie d’une reconnaissance tardive avec un prix spécial à la Biennale de Venise en 1982 et le président François Mitterrand l’élève au rang d’officier de la Légion d’honneur en 1985, soit une année avant sa mort. Interrogée sur sa postérité auprès des architectes algériens, Meriem Maâchi-Maïza déclare que ces derniers «revendiquent son influence, même si les libertés prises par l’architecte font que l’œuvre reste difficile à décrypter. Beaucoup reconnaissent la valeur de ce patrimoine qui nous reste en héritage. De nos jours, l’architecture de Fernand Pouillon fait l’objet de recherches universitaires, elle est étudiée à l’Epau et dans les départements d’architecture. Mais face aux tendances actuelles qui attirent les étudiants, fera-t-elle école ?». Il est manifeste que dans ces temps où l’Algérie multiplie les projets de logements sociaux, souvent sans penser au confort des humains qui les habiteront, et tente de revaloriser son potentiel touristique, le travail de Pouillon, tant dans son style que dans sa méthode, a encore beaucoup à nous apprendre.
Walid Bouchakour
Personnage haut par sa taille et haut en couleur par sa personnalité et sa vie quasi-romanesque, l’architecte Fernand Pouillon a toujours fasciné autant les nombreux ennemis qu’il avait réussi à se faire que les admirateurs parmi lesquels ne manquèrent pas, apparemment, courtisans et flagorneurs. La rançon de la gloire sans doute...
Qu’une architecte algérienne, Meriem Maâchi-Maïza, ait travaillé sur son œuvre et permis de la remettre en mémoire (lire ci-contre) est une excellente chose, encore que cette œuvre est présente sous nos yeux à travers les nombreuses réalisations qu’il a conçues et suivies, avant et après l’indépendance. Mais avoir une chose sous les yeux ne signifie pas qu’on la voit, encore moins qu’on la regarde. Et, justement, quand on voit ce que sont devenues, par exemple, les Cités Diar El Mahçoul, Diar Essaada et celle des Deux Cents Colonnes, quel pitié ! on peut, bien entendu, se dire qu’après tout elles ne subissent que le sort généralisé d’innombrables ensembles voués à la décrépitude. Mais si l’on considère ce qu’elles représentent dans l’aventure moderne de l’Architecture, comment ne pas s’indigner que nous ne rentabilisons pas plus un patrimoine reconnu mondialement, étudié dans maintes universités, objet de tant d’ouvrages ?
Pouillon n’a pas laissé que des chefs-d’œuvre et sa démarche peut et doit être critiquée. Mais personne ne peut nier l’originalité de ses visions et la générosité conceptuelle de ses architectures. On y trouve une quête, dans la modernité, d’une sorte de Méditerranée baroque, parfois trop anecdotique mais toujours intéressante et novatrice. Et ce trésor-là qui, presque partout où il a travaillé, est reconnu, conservé et mis en valeur, s’est transformé chez nous en capharnaüm. Peut-on raisonnablement rêver qu’un décideur décide de le reprendre, de reloger le surplus de population, de restaurer les bâtisses et d’en faire bénéficier, d’abord les habitants, mais aussi le renom d’Alger et d’autres villes concernées, d’attirer même des touristes ? Et l’on pourrait multiplier la démarche tant l’Algérie avait mobilisé d’architectes talentueux et audacieux, Le Corbusier, Claro, Simounet, Ravereau et d’autres encore. Comment mettre en valeur ce véritable patrimoine, savoir y investir pour en récolter les dividendes aussi bien culturels que matériels ? L’équation est assez simple pour qui sait voir et calculer.
En attendant de meilleurs jours en la matière et en d’autres, il reste quand même à contempler l’œuvre de Pouillon et lire ses ouvrages, comme ses Mémoires d’un architecte qui datent de 1968 où il affirmait avec son panache habituel et ses envolées donquichottesques : «J’ai opté, immédiatement et avant le soulèvement, pour l’Algérie indépendante, pour les musulmans.» En tout cas, l’Algérie et surtout le président Boumediène le lui ont bien rendu. Au final, il nous a laissé des édifices dont aucun autre pays ne dispose. Il serait simplement bête de ne pas en profiter.
Ameziane Farhani
Myriam Maachi-Maiza. Architecte et enseignante à l’université de Béchar :
Aujourd’hui, la plupart des architectes algériens revendiquent son influence
-En quoi Fernand Pouillon a été un précurseur ?
Cette architecture faite de rues, ruelles, places, portes, perspectives, traitements des sols, façades est une nouvelle vision à son époque, elle s’appellera plus tard «L’architecture urbaine». Hélas ! seule l’école italienne à travers la «Tendenza» reconnaîtra en lui un précurseur. Il était également un précurseur du développement durable à travers l’utilisation de matériaux locaux, une main-d’œuvre locale et de l’artisanat local. Comment qualifierez-vous son œuvre architecturale en Algérie ? (moderne et classique)
Ce serait réduire l’œuvre de Fernand Pouillon que de vouloir la classer. Il a produit une architecture multiculturelle et méditerranéenne. Les réalisations des années cinquante sont plutôt empreintes d’un classicisme monumental par l’ordonnancement des façades, l’emploi de la pierre de taille et par son système constructif. Mais elles présentent aussi une certaine urbanité, inexistante dans les HLM de l’époque. Celle-ci se traduit par la création d’équipements intégrés à l’habitat : une école, des commerces autour de la place Diar Es Saâda, un marché, une mosquée, un téléphérique à Diar El Mahçoul…
-Il a construit énormément de logements sociaux (cité Climat de France, Diar El Mahçoul, Diar Es Saâda). Quelle est la particularité de ces constructions ?
De l’urbanité avant tout et de l’originalité. Il a apporté également un confort visuel aux habitants des logements sociaux à travers les vues panoramiques sur la mer. La qualité des ses constructions réside dans la maîtrise du détail. Dans la cité de Diar El Mahçoul, des sculptures, des fontaines ponctuent la composition. A Diar Es Saada, l’architecte réalise un jardin, en plantant des palmiers adultes. La vie quotidienne est au centre des préoccupations avec la création d’équipements de proximité (marchés, écoles, mosquée).
-En quoi l’architecture de Pouillon a influencé le tissu urbain algérien ?
Il a changé le paysage d’Alger puisque certaines des cités occupent des lignes de crêtes telles que Diar El Mahçoul ou Diar Es Saâda. Quant à Climat de France, les importants terrassements font de cette cité, un exemple exceptionnel en matière de drainage à l’échelle urbaine, un savoir-faire indéniable qui propose de nombreuses solutions.
-A-t-il fait des émules au sein des architectes algériens ?
Après avoir été proscrit, Fernand Pouillon sort peu à peu de l’oubli. En 1982, il reçoit un prix à la Biennale de Venise avec Hassan Fathy et Louis Khan. En France, on essaie de le réhabiliter, mais le mal est fait. En Algérie, pour avoir été proche du pouvoir, Fernand Pouillon s’est marginalisé, mais aujourd’hui, la plupart des architectes algériens revendiquent son influence.
-Le temps a-t-il eu un impact sur ses constructions en Algérie ?
Certains projets ont bien tenu avec le temps, par exemple Diar El Mahçoul et Diar Es Saâda. Les cités sont construites en pierre de taille, un matériau noble et pérenne. Les espaces urbains ont été conçus et réalisés avec soin. Grâce à l’initiative des habitants, le jardin de Diar Es Saâda a été restauré. D’autres ont moins résisté tels que la cité Climat de France et de nombreux hôtels comme El Mordajne, le village de Sidi Fredj, les Sables d’or et les villages de Tipasa.
Hassiba Hadjoudja
Hôtel Riadh, Sidi Fredj. Fernand Pouillon soigne la mise en scène : vues panoramiques, travail des différents plans verticaux.
Une quinzaine de photographies des constructions de Fernand Pouillon sont exposées sur les façades de l’Institut français d’Alger jusqu’au 15 juin. L’occasion de découvrir l’oeuvre d’un précurseur.
L’exposition «L’œuvre algérienne de Fernand Pouillon», réalisée par Myriam Maachi-Maïza, offre une vue d’ensemble sur ses réalisations algériennes. «J’ai construit autant que pour une ville de cent mille habitants», disait l’architecte dont la production en Algérie est remarquable. Personnage sulfureux, Fernand Pouillon est surtout un homme de chantier. Il construit une quarantaine de projets : une dizaine de cités universitaires et de nombreux complexes touristiques. La première partie de l’exposition est dédiée aux logements construits à l’époque coloniale à Alger : la cité de Diar El Mahçoul, Diar Es Saâda et Climat de France. Exilé de la France suite à des affaires judiciaires, il revient en Algérie poursuivre son travail en 1965. Il s’attelle à la construction d’une quarantaine de complexes touristiques. L’exposition itinérante se poursuivra à Annaba du 15 septembre au 15 octobre, puis à Constantine, Oran et Tlemcen.
Hassiba Hadjoudja
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