Mohamed Belouizdad n’est pas n’importe qui. Titulaire du brevet supérieur, équivalent du baccalauréat, ancien secrétaire dans les services de la Direction des affaires indigènes au Gouvernement Général français à Alger, proche collaborateur du Directeur Augustin Berque, l’homme a acquis, après une solide instruction générale de base, une formation politique à toute épreuve.
Mohamed Belouizdad se présente à cette époque comme une figure centrale parmi les leaders de la jeunesse radicale. En quelques mois, il fera de la Section Jeunes de Belcourt, un quartier populaire de la capitale, dont il prend la tête en 1941, une machine redoutable au service du Parti en matière de sécurité et de discipline. C’est déjà l’époque des «Durs», comme Mohamed Taleb, Mustapha Abdelhamid, Ouali Bennaï, Ahmed Bouda, Mustapha Dahmoune, Ahmed Haddadou, Mohamed Bouabbache, Rabah Zahaf, Abdelkader Bouda, Mohamed Henni et Abdelkader Taghit, sans compter Ahmed Mahsas, M’hammed Yousfi, Hamouda Laarab, M’hammed-Bacha Tazir, qui ont accompagné le parcours de Mohamed Belouizdad.
En revanche, la Direction prend ombrage de leur publication secrète, El Watan. Produite sous forme tout à fait artisanale, en copiant, faute de mieux, ses articles au carbone, la publication inquiète en effet les militants adultes, échaudés par les vagues de répression successives et l’interdiction de l’organe officiel du Parti depuis 1939.
Quand le militant Abdesselam Habbachi le rencontre pour la première fois à l’occasion d’un rassemblement restreint des militants, organisé par le responsable départemental, l’apparence et l’allure de ce leader algérois le laissent sceptique. L’homme ressemble à s’y méprendre à un clochard. Habitué pourtant aux subterfuges des activistes recherchés pour passer inaperçus des forces de police, le militant constantinois est néanmoins frappé par la fragilité de la silhouette.
«A son arrivée à Constantine, peu de militants savaient qui il était, et personne ne savait avec précision quelle devait être sa mission. Le peu qui s’en racontait était que ce responsable, qui se faisait appeler ‘‘Si Messaoud’’, était un clandestin recherché par la police dans l’Algérois, venu renforcer la Direction à Constantine. De prime abord, l’homme ne payait pas de mine, il paraissait timide et réservé. Son personnage, tel qu’il apparut les premiers instants, donnait le change aux militants les plus avertis. Dans son accoutrement, il faisait vraiment ‘‘clodo’’. L’image du responsable venu nous aider à mettre de l’ordre dans notre ‘‘bivouac’’ était difficile à percevoir. Je devais me rendre compte de mon erreur aussitôt après son arrivée.
En vérité, nous étions nombreux à être restés sous le choc de la répression, et nous avions besoin d’un signal fort de notre Parti. Nous étions depuis plus d’un mois sur les routes, à tenter de protéger le maximum de militants, tout en essayant de maintenir une activité partisane, et cela n’était guère évident. Alors, quand cette réunion de présentation a été organisée, l’apparition de Mohamed Belouizdad n’était pas du genre à faire impression.
D’ailleurs, l’homme est resté silencieux, écoutant sagement les interventions des militants locaux. Nous en avions gros sur le cœur et la liberté de ton qui nous était accordée nous permettait de ‘‘vider notre sac’’. Ce n’est qu’après nous avoir patiemment écouté qu’il fit son discours. Les termes étaient pointus, les phrases courtes, les mots bien choisis. Un débit calculé, des allusions significatives, des exemples tirés de notre vécu quotidien. En quelques minutes, le tour d’horizon qu’il fit du mouvement national nous donna la preuve, non seulement de son érudition, mais d’un engagement et d’une conviction capables de soulever des montagnes. Nous vivions la douleur et le deuil des milliers de morts victimes de la répression que nous recensions tous les jours mais, à l’écouter, ces martyrs nous interpellaient, nous disaient de poursuivre la lutte.
Le seul honneur authentique qui pouvait leur être rendu était celui de donner un sens à leur sacrifice, en faisant qu’il ne soit pas vain. Nous arrêter, hésiter, douter, c’était les oublier et les trahir. Il fallait continuer, mieux, nous organiser, jusqu’à devenir capables d’opposer à l’occupant une résistance plus forte que sa répression.» Abderrahmane Guerras, Mourad Didouche, Mohamed Larbi Ben M’hidi et Mohamed Boudiaf, responsables du Parti, sortis indemnes de la vague de répression, deviennent ses seconds dans cette immense tâche de réorganisation.
«Un électrochoc sur l’assistance»
Le militant Abdesselam Habbachi témoigne que, dès l’abord, les quelques paroles prononcées par Mohamed Belouizdad «eurent l’effet d’un électrochoc sur l’assistance». «Mohamed dégageait une foi profonde et une conviction sans failles dans l’inéluctabilité de la lutte armée, ne s’est pas contenté de dresser un bilan, mais il a fixé un cap, et tout son séjour dans notre région devait nous donner la démonstration de sa foi en ce qu’il nous annonçait : une liberté qui ne pouvait être gagnée que par le sacrifice.»
«Quand il parlait du Parti du Peuple, il n’oubliait jamais de faire des allusions marquées aux autres obédiences du mouvement national. Connaissant parfaitement son évolution et ses déboires, il se montrait très critique envers les tendances réformistes, sans mésestimer leur rôle majeur dans l’éducation politique des populations. Et surtout, tout en demeurant ferme sur le principe d’une indépendance qui s’arrache par la lutte, il admettait volontiers que ce principe n’ait pu être partagé par d’autres nationalistes, tout aussi épris de justice, qui n’attendaient qu’à être convaincus.»
Belouizdad instruit ses camarades sur la situation réelle des populations, en insistant sur cette minorité européenne qui focalise, selon lui, tous les enjeux. Le niveau de vie de cette minorité, ses comportements à l’endroit des autochtones, son utilisation de lois iniques et de la force pour asseoir sa domination, tout cela représente, à ses yeux, autant de signes d’une impasse, dont le dépassement ne peut être que révolutionnaire.
«Militants, certes actifs et engagés, nous étions quelque peu ignorants des choses économiques. Avec lui, nous appre-nions que la guerre en soi n’était pas la seule cause du rationnement et de la misère, que les forces Alliées exploitaient chacune à sa manière. Il nous parlait de la baisse drastique de la production agricole, de l’exode rural, de la mortalité infantile endémique, de la pénurie en denrées essentielles comme le blé et l’orge, à la base de l’alimentation autochtone. ‘‘La famine et les rationnements que vous connaissez dans les villes ne sont rien, disait-il, comparés à la perte de leurs ressources vitales par les paysans. Dans nos campagnes, les fellahs en sont réduits à consommer une alimentation habituellement réservée à leurs bêtes. La ‘‘Talghouda’’ (terre-noix) est devenue leur élément nutritif de base le plus répandu, quand ce n’est pas de racines et de plantes sauvages qu’ils nourrissent leurs familles.’’ Pour avoir sillonné la région au secours des survivants et pour recenser les victimes, nous savions de quoi il parlait. Dans certaines localités, les gens n’avaient plus que la nature en guise de garde-manger. Des familles entières dépendaient des baies et autres fruits sauvages pour leur alimentation. D’autres, plus nombreuses, finissaient leurs réserves et sacrifiaient les rares bêtes qu’elles avaient. Plus personne n’osait se projeter dans l’avenir, rares étaient ceux qui croyaient pouvoir survivre. La France, dans cette vaste région constantinoise, venait de décréter le génocide comme forme de civilisation.»
Devant les militants, Mohamed Belouizdad met l’accent, comme exemple de la déperdition sociale, sur l’émergence et la prolifération des bidonvilles, un habitat auquel aucun être humain ne pouvait consentir sans être tombé dans une extrême pauvreté, proche de la déchéance. A ses yeux, c’est la dignité, qui faisait la particularité du berbère, de l’Algérien, qui est mise à rude épreuve. «Les indigènes que nous sommes n’éprouvons aucune honte à être pauvres. En revanche, les injustices que nous fait subir l’occupant ont mené notre peuple à la ruine, poussant des pans entiers de la société à l’exode et à la précarité. Nous avions nos structures tribales, nos règles de vie en collectivité, nos lois communes pour vivre en harmonie, nos croyances et notre solidarité pour affirmer notre communauté de destin. Tout cela nous aidait à rester indemnes des fléaux qui minent ces sociétés dites évoluées. Mais tout cela a été soumis à une destruction sustématique.»
Porteur d’un idéal
Peu à peu, Mohamed Belouizdad s’impose à Constantine comme porteur d’un idéal, éclaireur et meneur d’hommes en même temps. Les militants comprennent qu’ils ont affaire à un révolutionnaire, un combattant dont ils espéraient la venue. «Mohamed avait ce don d’expliquer et de simplifier les situations les plus complexes. Son constat était direct, sans appel, mais il prenait le temps de dire le pourquoi et le comment, il savait puiser dans notre histoire, les exemples qui pouvaient faire comprendre à quiconque les situations qu’il décrivait.» Mohamed, en fait, c’est plus qu’un militant. Sa jeunesse et sa fragilité apparente s’estompent, son envergure se confirme. Sa culture et ses larges connaissances lui permettent de dispenser une pédagogie qui séduit, qui marque son interlocuteur de manière indélébile.
«Maigre comme un clou, affaibli par les conditions terribles de la vie en clandestinité, l’énergie qui jaillissait de cet homme suscitait l’étonnement. Nous ne l’avons jamais vu faillir, ni jamais se plaindre. Il était déjà victime de cette maladie terrible qui allait l’emporter, la tuberculose, mais il n’en avait cure. L’essentiel était pour lui de redonner du souffle et du mordan t au Parti.» Cette énergie phénoménale de Mohamed Belouizdad a si bien occulté son état de santé déplorable, que le militant Abdesselam Habbachi, à qui on montre l’une des rares photographies de celui dont il fut l’un des plus fidèles disciples, reconnaît difficilement son mentor politique dans la silhouette majestueuse de Mohamed, entouré de deux autres militants, Abdelmadjid Bouraoui dit Abed et Ahmed Bouchami, sur une photographie prise en marge d’une Conférence du Parti en décembre 1946.
«Et chaque fois que l’un de nous osait parler de sa fatigue, il était de nouveau debout, à nous dicter des actions. C’était un homme cérébral, à la spiritualité exacerbée, un militant qui vivait dans une autre dimension que physique.» «C’est avec Mohamed Belouizdad que nous avons appris à faire du Parti le recours populaire et social privilégié. S’orientant résolument vers les campagnes, il s’est totalement investi dans l’arbitrage des conflits tribaux, nombreux à cette époque où le peuple était en perte de repères. La pratique existe depuis des millénaires, mais Mohamed lui a donné une texture différente. La solution de ces conflits apparaissait comme une action militante en faveur de la liberté du pays. Une action de notre Parti, le parti du peuple.»
le Moudjahid Abdesselam Habbachi : membre des 22 nationalistes
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