L’homme est périssable. Il se peut ; mais périssons en résistant, et si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice ! »
Obermann, lettre 90.
Voici venir les temps de votre défaite. Je vous écris d’une ville célèbre dans l’univers et qui prépare contre vous un lendemain de liberté. Elle sait que cela n’est pas facile et qu’il lui faut auparavant traverser une nuit encore plus obscure que celle qui commença, il y a quatre ans, avec votre venue. Je vous écris d’une ville privée de tout, sans lumière et sans feu, affamée, mais toujours pas réduite. Bientôt quelque chose y soufflera dont vous n’avez pas encore l’idée. Si nous avions de la chance, nous nous trouverions alors l’un devant l’autre. Nous pourrions alors nous combattre en connaissance de cause : j’ai une juste idée de vos raisons et vous imaginez bien les miennes.
apport des fronts, juin 1944
6 juin 1944, au large des côtes normandes, l’Opération Overlord est lancée par les troupes alliées. Pendant les trois mois de l’un des étés les plus sanglants de l’Histoire de France, le territoire sera reconquis depuis l’Ouest. Omaha, Utah, Gold, Juno et Sword sont les cinq plages désignées par l’état-major des forces américaines, canadiennes et anglaises. Face aux mitrailleuses lourdes MG-42 allemandes, protégées par les bunkers construits en haut des falaises, des milliers de soldats périront avant même d’avoir touché le sol français. La percée sur Omaha Beach, qui oppose les 34 000 hommes de la première et de la vingt-neuvième division d’infanterie aux soldats du Reich est celle qui s’inscrira dans l’imaginaire collectif comme le symbole de la victoire à venir.
Sur le front est, l’héroïque armée soviétique, qui a déjà bloqué la percée nazie sur le territoire de l’URSS dès l’hiver 1941 lance un assaut démesuré sur un front de 300 kilomètres, perçant les lignes de défense d’un Reich aux abois par les pays de la mer baltique. Comme de l’autre côté de l’Europe, la campagne est un succès. Aux ordres de la Stavka, les six millions de soviets de l’Armée Rouge reprennent sans faillir et malgré de lourdes pertes chaque position perdue lors de l’offensive allemande de 1941. Les canons de 7,62 mm des Il-2 corrigent les blindés du Reich pendant que les T-34 délogent la Wehrmacht de ses fortifications. Au sud, l’Armée française de la Libération débarque en Toscane, après avoir buté pendant de longs mois sur le relief de Monte Cassino, pris à l’Italie fasciste de Mussolini au mois de mai. Le 10 juin, à Oradour-sur-Glane, les SS acculés par les maquisards massacrent les civils français.
En juillet 1944, quand Camus écrit sa quatrième lettre, il ne reste à l’Allemagne nazie qu’une année d’existence avant la capitulation de mai 1945 et déjà souffle la douce brise de la libération de la France et de la victoire. À la fin du mois de juillet, l’Armée Rouge atteint la Vistule, étape cruciale de la libération polonaise. Dans le même temps, de l’autre côté du front, l’Opération Cobra parvient enfin à défaire les défenses allemandes installées en Basse-Normandie : la percée des Avranches marque un tournant décisif et prend au dépourvu la Wehrmacht, qui, à force de plier, finit par briser. « Je le sais, vous nous croyez étrangers à l’héroïsme. Vous vous trompez. Simplement, nous le professons et nous en méfions à la fois. Nous le professons parce que dix siècles d’histoire nous ont don- né la science de tout ce qui est noble. Nous nous en méfions parce que dix siècles d’intelligence nous ont appris l’art et les bienfaits du naturel », disait déjà la première lettre.
Ces nuits de juillet sont à la fois légères et lourdes. Légères sur la Seine et dans les arbres, lourdes au cœur de ceux qui attendent la seule aube dont ils aient désormais envie. J’attends et je pense à vous : j’ai encore une chose à vous dire qui sera la dernière. Je veux vous dire comment il est possible que nous ayons été si semblables et que nous soyons aujourd’hui ennemis, comment j’aurais pu être à vos côtés et pourquoi maintenant tout est fini entre nous.
Libération de Paris, aout 1944.
Nous avons longtemps cru ensemble que ce monde n’avait pas de raison supérieure et que nous étions frustrés. Je le crois encore d’une certaine manière. Mais j’en ai tiré d’autres conclusions que celles dont vous me parliez alors et que, depuis tant d’années, vous essayez de faire entrer dans l’Histoire. Je me dis aujourd’hui que si je vous avais réellement suivi dans ce que vous pensez, je devrais vous donner raison dans ce que vous faites. Et cela est si grave qu’il faut bien que je m’y arrête, au cœur de cette nuit d’été si chargée de promesses pour nous et de menaces pour vous.
Vous n’avez jamais cru au sens de ce monde et vous en avez tiré l’idée que tout était équivalent et que le bien et le mal se définissaient selon qu’on le voulait. Vous avez supposé qu’en l’absence de toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c’est-à-dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l’homme n’était rien et qu’on pouvait tuer son âme, que dans la plus insensée des histoires la tâche d’un individu ne pouvait être que l’aventure de la puissance, et sa morale, le réalisme des conquêtes. Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d’argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions.
Barricades, aout 1944.
Où était la différence ? C’est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n’y ai jamais consenti. C’est que vous admettiez assez l’injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu’il m’apparaissait au contraire que l’homme devait affirmer la justice pour lutter contre l’injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l’univers du malheur. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous en êtes délivré en l’érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les œuvres de l’homme et de lutter contre lui pour achever sa misère essentielle. Et moi, refusant d’admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant.
Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands. Parce que vous étiez las de lutter contre le ciel, vous vous êtes reposés dans cette épuisante aventure où votre tâche est de mutiler les âmes et de détruire la terre. Pour tout dire, vous avez choisi l’injustice, vous vous êtes mis avec les dieux. Votre logique n’était qu’apparente.
Barricades parisiennes, aout 1944.
J’ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre. Je continue à croire que ce monde n’a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c’est l’homme, parce qu’il est le seul être à exiger d’en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l’homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n’a pas d’autres raisons que l’homme et c’est celui-ci qu’il faut sauver si l’on veut sauver l’idée qu’on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu’est-ce que sauver l’homme ? Mais je vous le crie de tout moi-même, c’est ne pas le mutiler et c’est donner ses chances à la justice qu’il est le seul à concevoir.
Voilà pourquoi nous sommes en lutte. Voilà pourquoi nous avons dû vous suivre d’abord dans un chemin dont nous ne voulions pas et au bout duquel nous avons, pour finir, trouvé la défaite. Car votre désespoir faisait votre force. Dès l’instant où il est seul, pur, sûr de lui, impitoyable dans ses conséquences, le désespoir a une puissance sans merci. C’est celle qui nous a écrasés pendant que nous hésitions et que nous avions encore un regard sur des images heureuses. Nous pensions que le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle qu’on fait contre le destin qui nous est impose. Même dans la défaite, ce regret ne nous quittait pas.
Résistant, aout 1944.
Mais vous avez fait ce qu’il fallait, nous sommes entrés dans l’Histoire. Et pendant cinq ans, il n’a plus été possible de jouir du cri des oiseaux dans la fraîcheur du soir. Il a fallu désespérer de force. Nous étions séparés du monde, parce qu’à chaque moment du monde s’attachait tout un peuple d’images mortelles. Depuis cinq ans, il n’est plus sur cette terre de matin sans agonies, de soir sans prisons, de midi sans carnages. Oui, il nous a fallu vous suivre. Mais notre exploit difficile revenait à vous suivre dans la guerre, sans oublier le bonheur. Et à travers les clameurs et la violence, nous tentions de garder au cœur le souvenir d’une mer heureuse, d’une colline jamais oubliée, le sourire d’un cher visage. Aussi bien, c’était notre meilleure arme, celle que nous n’abaisserons jamais. Car le jour où nous la perdrions, nous serions aussi morts que vous. Simplement, nous savons maintenant que les armes du bonheur demandent pour être forgées beaucoup de temps et trop de sang.
Il nous a fallu entrer dans votre philosophie, accepter de vous ressembler un peu. Vous aviez choisi l’héroïsme sans direction, parce que c’est la seule valeur qui reste dans un monde qui a perdu son sens. Et l’ayant choisi pour vous, vous l’avez choisi pour tout le monde et pour nous. Nous avons été obligés de vous imiter afin de ne pas mourir. Mais nous avons aperçu alors que notre supériorité sur vous était d’avoir une direction. Maintenant que cela va finir, nous pouvons vous dire ce que nous avons appris, c’est que l’héroïsme est peu de chose, le bonheur plus difficile.
À présent, tout doit vous être clair, vous savez que nous sommes ennemis. Vous êtes l’homme de l’injustice et il n’est rien au monde que mon cœur puisse tant détester. Mais ce qui n’était qu’une passion, j’en connais maintenant les raisons. Je vous combats parce que votre logique est aussi criminelle que votre cœur. Et dans l’horreur que vous nous avez prodiguée pendant quatre ans, votre raison a autant de part que votre instinct. C’est pourquoi ma condamnation sera totale, vous êtes déjà mort à mes yeux. Mais dans le temps même où je jugerai votre atroce conduite, je me souviendrai que vous et nous sommes partis de la même solitude, que vous et nous sommes avec toute l’Europe dans la même tragédie de l’intelligence. Et malgré vous-mêmes, je vous garderai le nom d’homme. Pour être fidèles à notre foi, nous sommes forcés de respecter en vous ce que vous ne respectez pas chez les autres. Pendant longtemps, ce fut votre immense avantage puisque vous tuez plus facilement que nous. Et jusqu’à la fin des temps, ce sera le bénéfice de ceux qui vous ressemblent. Mais jusqu’à la fin des temps, nous, qui ne vous ressemblons pas, aurons à témoigner pour que l’homme, par-dessus ses pires erreurs, reçoive sa justification et ses titres d’innocence.
Barricades et résistants, aout 1944.
Voilà pourquoi à la fin de ce combat, du sein de cette ville qui a pris son visage d’enfer, par-dessus toutes les tortures infligées aux nôtres, malgré nos morts défigurés et nos villages d’orphelins, je puis vous dire qu’au moment même où nous allons vous détruire sans pitié, nous sommes cependant sans haine contre vous. Et si même demain, comme tant d’autres, il nous fallait mourir, nous serions encore sans haine. Nous ne pouvons répondre de ne pas avoir peur, nous essaierions seulement d’être raisonnables. Mais nous pouvons répondre de ne rien haïr. Et la seule chose au monde que je pourrais aujourd’hui détester, je vous dis que nous sommes en règle avec elle et que nous voulons vous détruire dans votre puissance sans vous m
Rivoli barré, aout 1944.
Cet avantage que vous aviez sur nous, vous voyez que vous continuez de l’avoir. Mais il fait aussi bien notre supériorité. Et c’est elle qui me rend maintenant cette nuit légère. Voici notre force qui est de penser comme vous sur la profondeur du monde, de ne rien refuser du drame qui est le nôtre, mais en même temps d’avoir sauvé l’idée de l’homme au bout de ce désastre de l’intelligence et d’en tirer l’infatigable courage des renaissances. Certes, l’accusation que nous portons contre le monde n’en est pas allégée.
Nous avons payé trop cher cette nouvelle science pour que notre condition ait cessé de nous paraître désespérante. Des centaines de milliers d’hommes assassinés au petit jour, les murs terribles des prisons, une Europe dont la terre est fumante de millions de cadavres qui ont été ses enfants, il a fallu tout cela pour payer l’acquisition de deux ou trois nuances qui n’auront peut-être pas d’autre utilité que d’aider quelques-uns d’entre nous à mieux mourir. Oui, cela est désespérant. Mais nous avons a faire la preuve que nous ne méritons pas tant d’injustice. C’est la tâche que nous nous sommes fixée, elle commencera demain. Dans cette nuit d’Europe où courent les souffles de l’été, des millions d’hommes armés ou désarmés se préparent au combat. L’aube va poindre où vous serez enfin vaincus. Je sais que le ciel qui fut indifférent à vos atroces victoires le sera encore à votre juste défaite. Aujourd’hui encore, je n’attends rien de lui. Mais nous aurons du moins contribué à sauver la créature de la solitude où vous vouliez la mettre. Pour avoir dédaigné cette fidélité à l’homme, c’est vous qui, par milliers, allez mourir solitaires. Maintenant, je puis vous dire adieu.
Albert Camus, Juillet 1944.
insurrection populaire de Paris, aout 1944 : témoignage
Des bruits circulent, qui disent les organismes de Résistance maîtres des bâtiments publics tels que l’Hôtel de Ville et laPréfecture de Police.
11h15 : Je me rends à pied chez un ami, rue de Tournon, pour y chercher ma bicyclette qu’il a fait réparer à la suite de mon accident il y a dix jours. Soudain voici que s’offre avenue d’Orléans le spectacle le plus extraordinaire dans sa simplicité : un cycliste, entouré de quatre autres, descend vers Alésia en tenant un immense drapeau déployé ; le drapeau que nous n’avons pas vu depuis quatre ans ; sur leur passage on applaudit à tout rompre et cependant de nombreuses voitures allemandes circulent encore dans Paris qui pourraient faire payer cher cette témérité.
Sur le fronton des bâtiments publics apparaissent nos couleurs comme un défi à l’occupant battu, ce sera le signe de l’insurrection. J’arrive au Luxembourg. L’Etat-Major de la Luftwaffe a depuis plusieurs jours quitté le Palais mais une garnison de SS l’a remplacé, garde toutes les issues, occupe les postes de tir bétonnés qui prennent toutes les rues en enfilade. A Saint-Sulpice j’entends claquer des coups de feu ; des gens affolés me conseillent de rebrousser chemin ; les Allemands et les hommes de la Résistance sont aux prises Faubourg Saint-Germain. J’hésite un instant mais j’ai besoin de mon vélo et je fonce en courant rue de Tournon malgré quelques vitrines qui volent en éclat là bas vers le carrefour de l’Odéon. Pendant une accalmie je rentre à bicyclette par le boulevard Raspail moins mouvementé que le boulevard Saint-Michel où l’on se bat.
Les rumeurs les plus diverses circulent : Paris serait déclaré ville ouverte, les boches qui restent ne sont là que pour maintenir l’ordre et seront relevés cette nuit par cinq mille gendarmes américains ; Herriot serait chargé par le Maréchal de l’administration de la ville. Ce qui est certain c’est que l’on se bat en plusieurs endroits et que la plupart des mairies sont aux mains des insurgés. Le couvre feu est fixé à 21h00.
15h00 : Il est question de soulèvement général, je n’y tiens plus, la curiosité m’emporte et je pars tout seul en bicyclette pour obtenir des renseignements ; jusqu’à Montparnasse tout va bien mais quel changement d’aspect ! Les rues sont vides, absolument vides ; quelques cyclistes seuls se sont hasardés ; je descends la rue de Rennes, une automitrailleuse allemande passe à toute allure … là bas vers Saint-Germain des Prés des coups de feu déchirent le silence oppressant. Je prends le boulevard Raspail où les gens n’osent s’aventurer car il y a fusillade près du Bon Marché ; la curiosité m’y pousse, je passe devant le Lutétia où des mitrailleuses apparaissent aux fenêtres ; je traverse le boulevard Saint-Germain où des balles claquent en s’écrasant contre les murs, elles viennent du carrefour Cluny. Rue du Bac j’apprends que les Allemands passent en voiture à toute allure et tirent sur tout ce qui est à leur portée, il y a des morts partout. Tant pis ! Je continue jusqu’aux quais et me dirige vers la Cité. L’Institut est pavoisé magnifiquement ; tout à coup une voiture boche arrive à toute allure, les rares passants se sont jetés à terre mais j’ai manqué de réflexes et déjà elle est à vingt mètres sans que je sois descendu de vélo ; un frisson d’angoisse … va-t-elle tirer ? Non ! La voici passée mais j’ai eu chaud.
J’arrive au Pont Neuf, impossible d’aller plus loin, la fusillade crépite de tous côtés là bas vers la Place Saint-Michel et la Préfecture de police ; on entend le tac-tac de la mitrailleuse, il faut se jeter à plat ventre car des balles viennent écornifler la maison qui fait l’angle de la rue Dauphine et du Quai des Grands Augustins. Nous sommes là, cinq ou six enragés curieux à observer la bagarre sans rien voir d’ailleurs …. mais en entendant.
Tout à coup, au bout d’un quart d’heure (il allait être seize heures) un canon se met à tirer là bas sur la Préfecture, nous saurons par la suite que c’est un char Tigre qui crache au 88 pour tenter de réduire la résistance (il n’y parviendra pas et sera brûlé avec des bouteilles d’essence). Bref, le coin devient par trop dangereux et je prends le chemin du retour. Quelques coups de feu claquent par-ci par-là, l’insurrection est bien déclenchée, les avertisseurs de police conseillent aux rares passants de rentrer chez eux, ce que je fais sans encombre.
Nous faisons un bridge dans la cour de l’immeuble avec les voisins tandis que partent de la Porte d’Orléans des salves de mitraillette … ce qui nous incite à chercher refuge dans mon appartement.
Témoignage du père de Françoise recueilli
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